ENTRETIENS  L-Z

 

 

 

  Romancier, dramaturge, auteur d'anthologies et d'essais littéraires, directeur de collection, Joseph VEBRET dirige Le Magazine des Livres qu'il a créé en 2006 et contribue à BibliObs, le portail littéraire du Nouvel Obs. Il vient de faire paraître aux éditions Picollec Céline, l'infréquentable ? recueil d'entretiens.

 Livr'Arbitres : 2011, c'est l'année des commémorations. Le cinquantième anniversaire de la mort de Céline, et aussi le vingtième de celle d'Antoine Blondin. Un Blondin que certains ne connaissent plus qu'à travers le prisme du film tiré de son roman éponyme " Un singe en hiver " et l'alcoolisme. Regrettez-vous cet état de fait ?

 Joseph VEBRET : Chaque année est l'objet de commémorations et autres célébrations officielles qui peuvent paraître dérisoires ou désuètes. 2011, comme vous le soulignez, met à l'honneur Clovis, Nicolas Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Henri Troyat, des politiques, des héros, des personnages de l'histoire. Un comité décide de ce qui sera ramené sous les feux momentanés de la rampe. Antoine Blondin est absent de cette liste. Pourquoi ? Mystère. Peut-être attendent-ils le cinquantenaire ou le centenaire. Louis-Ferdinand Céline s'est tout aussi mystérieusement retrouvé sur cette liste, puis retiré après le brouhaha que l'on sait, d'aucuns ne voyant, en lui que le salaud (qu'il fut vraisemblablement) au détriment du génie littéraire (qu'il était incontestablement). Mais qu'importe ; non seulement 2011 est devenu " l'année Céline " sans le vouloir, mais voici la preuve que le talent n'a besoin ni de célébration ni de colifichets... Blondin est un grand écrivain, un styliste, et son éditeur fait en sorte que l'œuvre soit disponible. Et comme c'est souvent le cas, l'histoire retient surtout l'aspect le plus anecdotique : l'alcool, les maîtresses, les frasques, les dérapages, etc.

   Mais réjouissons-nous, grâce à ce goût de l'histoire pour la petite histoire vue du petit bout de la lorgnette, derrière l'alcoolique se tient l'écrivain de talent, tout comme derrière l'antisémite que fut Céline, se discerne l'auteur de l'incroyable Voyage au bout de la nuit. Même chose pour le film Un singe en hiver, savamment mis en scène, extraordinairement interprété par Gabin et Belmondo, avec deux ou trois scènes d'anthologie, mais qui ne reflète pas la densité du livre...

 On affirme que beaucoup de personnes ont fait le voyage pour Meudon (commune de résidence de Céline après son retour d'exil). Blondin en était-il selon vous ?

 Effectivement, après son retour d'exil en 1951, après qu'il fut amnistié en avril, Céline s'installe à Meudon, au 25 ter Route des Gardes, avec Lucette (qui vit toujours dans la maison) et le chat Bébert. Il reçoit des visites, des amis, des relations, quelques journalistes. Mais au début c'est un pestiféré, un maudit, qui en plus n'a pas très bon caractère. Viendra Roger Nimier, à partir de décembre 1956. Il correspondait avec Céline alors qu'il était en exil au Danemark. Engagé comme directeur littéraire aux éditions Gallimard, il " manage " Céline et joue les intermédiaires (plus personne ne le supporte rue Sébastien-Bottin). Céline apprécie la jeunesse, sa fougue, son talent et sa personnalité. Une amitié non dite unira les deux hommes jusqu'à la mort de Céline, en 1961. En 1956, la sortie en poche de Voyage remet un peu Céline en selle. Ses deux précédents ouvrages n'ont pas rencontré le succès escompté. Nimier s'occupe du lancement de D'Un château l'autre.

  On sait qu'il a demandé à Blondin de parler de Céline à ses amis journalistes. On sait aussi, Blondin le raconte dans Le flâneur de la rive gauche, qu'ils rendaient tous les deux visite à Céline. Tous les dimanches affirme Blondin ; peut-être pas aussi souvent rectifie son biographe, Alain Cresciucci. Blondin admire Céline : " C'était merveilleux et épouvantable. Pas le droit de boire, de fumer, de manger. On y allait quand même. Céline était superbe mais pas très marrant et plutôt mal habillé ". Céline n'admire pas Blondin. Il lui aurait dit la première fois qu'il le vit : " Ah ! C'est toi le petit Blondin ? Tes livres sont si aériens, si légers, que quand ils me tombent des mains, ils ne me font pas mal aux pieds ". Blondin a 35 ans, Nimier en a 31. Céline les considère comme des gamins, des jouisseurs, des jeunes qui s'amusent à écrire des livres.

 Céline et Blondin semblent tous deux déphasés, en décalage par rapport à leur monde et par rapport à leur contemporain. Est-ce un élément central de leur œuvre, de leur écriture ?

 Ils sont effectivement en décalage, comme d'ailleurs beaucoup de grands écrivains. Si c'est pour être en accord avec son époque, en phase avec son temps, à l'aise dans ce monde, aucune raison d'être écrivain, ou alors on compose une littérature de confort. Je dis souvent que si nous étions comme tout le monde, nous ne serions pas écrivains... C'est le décalage, le regard porté sur son temps et ses contemporains qui poussent à la nécessité d'écrire. Céline et Blondin ont des points communs, peut-être plus accentués chez Céline que chez Blondin. Ils connurent tout de suite la notoriété, ils affichaient tous deux des idées allant à contre-courant, ils avaient le goût de la provocation et se situaient du côté droit de l'échiquier politique. Ils ne font que passer et refusent les dogmes et les idéologies. Ils ont du talent et le savent. Ils jonglent avec les mots, avec brio et dextérité. Ce sont des stylistes qui ne connaissent que l'excès. Il est des incipits qui en disent parfois plus long sur l'auteur que toutes les biographies qui lui sont consacrées. Voyez Céline, les incipits de trois de ses livres majeurs parlent d'eux-mêmes : " Çà a débuté comme ça. ", dit Voyage au bout de la nuit ; " Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. " poursuit Mort à crédit ; " Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j'ai commencé... " conclut D'un château l'autre. La naissance, la solitude, l'ennui, les échecs, la mort... Ce que nous sommes, tout simplement, fragiles et mortels ! Quelques lignes qui résument le tragique destin de l'Homme.

 Voyez Blondin et la première phrase de L'humeur vagabonde : " Après la Seconde Guerre mondiale, les trains recommencèrent à rouler. J'en profitais pour quitter ma femme et mes enfants. " Tout est dit, le temps, l'Histoire, le dérisoire, l'hypocrisie des bons sentiments, etc., etc. Ce sont des réprouvés, des parias, des maudits, qui subliment dans l'écriture les échecs de leur vie, échec de ne pouvoir s'adapter à leur temps, à leur siècle, à cette vie, aux autres, à leurs semblables. Ce ne sont pas les seuls. Regardez bien, observez, la plupart des écrivains, des grands écrivains, du moins ceux qui n'écrivent pas pour de mauvaises raisons, ne sont pas en adéquation avec leur temps, sont étrangers à leur époque.

 En plus de votre livre sur Céline, vous comptez développer beaucoup de sorties consacrées à cet auteur. Pouvez-vous les détailler ?

 Je consacrais déjà une place non négligeable à Céline et aux maudits de la littérature dans Le Magazine des Livres que je dirige. En accord avec Robert Laffont, propriétaire du groupe Entreprendre qui édite le magazine, j'ai créé une revue trimestrielle, Spécial Céline, qui se veut complémentaire des publications mensuelles ou annuelles déjà existantes. Il y a beaucoup de choses à dire sur Céline, peut-être encore beaucoup à découvrir. Il y a là un public qui ne se contente pas de lire les romans de l'auteur, qui veulent en savoir plus, Céline fait partie de ces écrivains dont la vie est aussi intéressante que l'œuvre, ces écrivains qui sont des personnages de roman. Il m'a semblé qu'un espace supplémentaire était nécessaire pour des études, des recherches, des témoignages, des relectures, etc.

 Comme je vous l'ai dit, je me positionne en passeur plus qu'en chercheur. J'ai demandé à David Alliot de m'aider, surtout de me conseiller. Concernant Céline, je me contenterai de ce trimestriel. Il me faut aussi dire que les journées n'ont que 24 heures, que Le Magazine des Livres, me demande beaucoup de temps, et que je tiens à en conserver pour ce qui est la base même de mon travail, la raison pour laquelle j'ai abandonné toute activité salariée voici plus de huit ans, je veux parler de l'écriture en général et de mes romans en particulier. "
  (Propos recueillis par Arnaud Menu, Livr'Arbitres n° 6, Automne 2011, dans Le Petit Célinien du 16 oct. 2011).