PIERRE MONNIER
et
LOUIS-FERDINAND CELINE
Je connais peu de choses plus
difficiles que d’écrire une vingtaine de lignes
sur Louis-Ferdinand Céline.
L’accumulation, depuis soixante ans des cris
d’horreur et de haine, des calomnies, des
mensonges, des opinions sans le moindre
fondement, des ragots, des appels au meurtre et
des sottises dont il est accablé finissent par
donner une image brouillée, totalement
indéchiffrable.
Et pourtant, il suffit d’un peu d’honnêteté
intellectuelle pour le découvrir dans son
admirable unité : celle d’un homme qui regarde
le monde et les autres hommes avec le souci de
donner à ce qu’il voit la forme la plus
rigoureuse et la plus clairvoyante.
Je dirai ici, en toute simplicité,
que Céline est l’écrivain de la vision claire et
de l’écriture parfaite et exhaustive. Il en
ressort un style aussi fort qu’original, que
l’on peut fuir ou admirer sans réserve (mon
cas).
Je vous donne ici une opinion pertinente,
celle de Maurice Bardèche : « Le génie
poétique de Céline, c’est la formidable charge
de courant poétique et émotionnel qu’il fait
passer dans l’assemblage bizarre des mots, leur
bercement et leur cadence. »
Pierre MONNIER
(D’un antre l’autre,
Louis-Ferdinand Céline, 2005)
***
HOMMAGE A PIERRE MONNIER
Pierre
Monnier est décédé le 27 mars à Nice, où il
s’était retiré depuis plusieurs années. Il
allait avoir 95 ans.
Tout célinien a dans sa bibliothèque
Ferdinand furieux, ce bouquin épatant où il
raconte dans quelles circonstances il rencontra
Céline après la guerre. L’amitié qui se noua
alors entre eux méritait assurément d’être mieux
connue. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer
à quel point l’écrivain était alors non
seulement victime d’une conspiration du silence,
mais considéré par nombre de ses pairs comme un
écrivain fini, démodé.
Pierre Monnier m’a souvent dit que les amis de
Céline demeurés fidèles se comptaient
alors sur les doigts d’une seule
main. Et de citer invariablement Marcel Aymé,
Marie Canavaggia, Arletty, Jean-Gabriel Daragnès
et André Pulicani. Dans ces années-là, Céline
lui-même disait : « Autant de cloches à
Montmartre que de potes qui m’ont renié. »
Pierre Monnier qui n’avait pas 40
ans, se lança dans cette entreprise folle qu’est
l’édition pour redonner à l’écrivain qu’il
admirait l’occasion de se faire entendre à
nouveau. Ce ne fut pas sans difficultés mais ce
serait sans nul doute faire injure à nos
lecteurs que de rappeler plus avant ces faits
bien connus d’eux.
En juin 1993, ce Bulletin lui
rendit hommage suite à un déjeuner-débat qui eut
lieu à Bruxelles et dont il avait été l’invité
d’honneur. J’écrivais ceci : « Les qualités
du conférencier sont aussi celles de l’homme.
Sincérité, lucidité, chaleur, générosité,
enthousiasme : tels sont les mots qui se
bousculent sous ma plume lorsqu’il me faut
définir Pierre Monnier. »
C’est bien ainsi qu’il m’est toujours apparu.
Et c’est sans aucun doute cet amour de la vie
qui transcendait toute sa personnalité. Pourtant
les fées ne s’étaient pas penchées sur son
berceau. Parlant de son père, officier de
carrière mort au combat en 1915, il disait : « J’ai
eu peu de temps pour l’aimer. »
Orphelin de guerre dès l’âge de quatre ans, il
dut, adolescent, gagner sa vie tout en suivant
des cours à l’Ecole des Beaux-Arts. Rude
apprentissage, comme on s’en doute, mais qui
n’entama jamais le caractère volontaire de ce
Breton féru de peinture, de littérature et de…
politique. Dans ses livres de souvenirs, il a
raconté son compagnonnage avec l’Action
française, puis cette étonnante aventure de
L’Insurgé, éphémère hebdomadaire
nationaliste et progressiste fondé en 1937 par
Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier, et dont
il fut le secrétaire de rédaction.
Dans la lignée du « Cercle
Proudhon » créé en 1911 sous l’égide de Georges
Sorel, il y tenait une chronique sociale qui
marquait la volonté de réconcilier syndicalisme
et nationalisme. De 1940 à 1942, il participa à
la création et au développement des « Centres
d’apprentissage des jeunes », initiés par Vichy
en zone occupée. Après la guerre, il vécut,
difficilement, de la peinture et des dessins de
presse (notamment dans Aux Ecoutes), puis
de l’édition sous le nom de « Frédéric
Chambriand », avant de faire une belle carrière
à L’Oréal. Sa retraite fut très active puisqu’il
écrivit pas moins de dix livres, dont deux sur
Céline. Et il se voua aussi à l’amitié, ayant
pendant de nombreuses années le bonheur d’avoir
auprès de lui, dans sa ville d’adoption, ses
amis Louis Nucéra, Alphonse Boudard, Raoul Mille
et le photographe Raoul Gatti. Une vie variée et
bien remplie.
Ceux qui l’ont connu garderont de lui un
souvenir lumineux. C’était un homme attachant,
loyal, fidèle à ses convictions et d’une humeur
joyeusement roborative.
Un être d’exception que nous n’oublierons pas.
Il n’est que juste de saluer ici sa mémoire.
(Marc Laudelout, Bulletin célinien n°275,
mai 2006)
Alphonse BOUDARD,
Marc LAUDELOUT et Pierre MONNIER
Maison des Mines (Paris) 22 mars 1991.
***
Pierre Monnier et Céline
face aux « têtes molles »
Pierre Monnier poursuit depuis la
Libération un combat pour que l’écrivain
Louis-Ferdinand Céline trouve sa vraie place
dans les lettres françaises. Ce combat, on
aurait pu penser qu’il était définitivement
gagné.
Céline est chez Gallimard. Il est
dans la Pléiade. Et c’est probablement
aujourd’hui l’auteur sur lequel il paraît chaque
année le plus d’études. Les céliniens sont
comblés.
Pourtant ces toutes dernières années, une
nouvelle offensive est menée contre Céline.
C’est que l’antisémitisme de Bagatelles pour
un massacre et de L’Ecole des cadavres, au fil des
années, semble de plus en plus insupportable et
devient à présent, à en croire quelques gloseurs
en vogue, un élément qui disqualifie Céline, qui
devait suffire à le chasser à jamais de la
communauté des écrivains.
Il y avait eu Céline grand
écrivain, dont les pamphlets étaient la partie
honteuse à cacher. Ces dernières années, nous
avions droit à Céline, grand écrivain mais
affreux bonhomme. Maintenant on nous explique
(Jean-Pierre Martin et Michel Bounan, après
Kaminski) que l’antisémitisme de Céline
disqualifie tout : l’homme, l’œuvre, la « petite
musique ». Et sans doute jusqu’au chat Bébert !
Cette nouvelle diabolisation de Céline est bien dans l’air du temps.
C’est pourquoi Pierre Monnier, un demi-siècle
après son expédition au Danemark et ses éditions
de livres de Céline – quand personne ne voulait
le rééditer – chez Frédéric Chambriand, reprend
la plume pour défendre Céline.
Cela nous donne un agréable petit texte
pro-célinien, « Céline et les têtes molles »,
publié par le Bulletin célinien, 88 pages d’un
style vigoureux, féroce, avec quelques anecdotes
céliniennes que l’on retrouve d’ailleurs,
éparses, dans ses livres de souvenirs.
Les anti-céliniens
Le plus misérable angle d’attaque des
anti-céliniens, c’est lorsqu’ils cherchent à
mettre en cause sa « petite musique »,
prétextant que, pour Céline, cette « petite
musique » de l’écriture n’aurait été – à les
lire – qu’un moyen pour faire passer ses
messages de haine etc. Air connu !
Monnier nuance tout cela, corrige,
démontre, explique. Ce qui est terrible
cependant, c’est d’être encore obligé de
batailler sur ces terrains-là. Alors qu’à l’aube
du XXIe siècle, le débat devrait d’abord et
avant tout porter sur l’écriture si particulière
de Céline. Peut-on imaginer une mise en cause de
la poésie de François Villon, en raison de ses
actes, de ses mœurs, de sa vie, du contexte
historique, que sais-je encore ?
Il est symptomatique qu’au-delà
d’une place que l’on croyait définitivement
acquise dans la littérature, Céline soit encore
attaqué, en tant qu’écrivain, non pour son
écriture, mais pour tout un ensemble d’éléments
extérieurs à cette écriture, jugés politiquement
incorrects, suffisants, à en croire ces pions de
la littérature conformiste, pour disqualifier
Ferdinand, l’expulser des manuels de
littérature.
D’où la colère de Pierre Monnier.
Sa rage devant la bêtise à front de taureau.
François BERGER
(Présent, samedi 31/10/98).
***
Visites à l’exilé
Septembre 1948. A l’occasion d’une tournée
folklorique au Danemark, Pierre Monnier, Victor
Soulencq et Jean Hugou rendent visite à Céline
et Lucette.
« La voiture chemina longtemps à travers la
lande contournant de petits bois, longeant des
haies sauvages dans un décor pour le Roi Lear
avant de stopper à quelques mètres de la
Baltique devant une misérable masure au toit de
chaume que nous avait désignée une paysanne en
accompagnant son geste de ce seul mot : Fransk,
le Français ! La porte s’entrouvrit, il apparut,
grand, large, malgré l’affaissement des épaules
sous le poids de la maladie contractée en
prison.
Il est difficile d’imaginer logis plus
désespérant que cette cahute à quelques mètres
des eaux noires de la Baltique. »
Cette première rencontre va durer trois heures : « Au moment
de monter dans le taxi, nous nous retournons.
Pour un geste d’amitié… Ils sont là tous les
deux, droits sur le pas de la porte… Et il nous
semble qu’ils ont été heureux de notre visite… »
De retour à Paris, Pierre Monnier
va s’employer à lever le silence qui pèse sur
Céline dans la presse. Le 13 octobre, Céline lui
adresse une première lettre : « Vos lettres,
vos photos sont bien émouvantes. Je n’ose vous
conseiller. Faites ce que vous croyez bien. Si
j’ai des amis, tant mieux. J’ai tant de
haines. »
Monnier
a souvent raconté comment il eut l’audace de
parler à Paul Lévy, directeur d’un hebdomadaire
qui s’appelait Aux Ecoutes et pour lequel
il travaillait en tant que dessinateur de
presse. Le but était de faire passer des échos
en faveur de l’exilé. Ce n’était pas gagné
d’avance : « Paul Lévy, grand patron de
presse, est juif. Il a souffert pendant quatre
années d’errance, comme il l’a raconté dans son
Journal d’un exilé. »
Et pourtant la réponse est sans ambages : « Comment peut-on
faire tant de mal à cet homme ! Cet immense
écrivain qui a le droit de tout dire ! Faites
tous les échos que vous voudrez dans Aux Ecoutes
et dites à Céline que je mets cent mille francs
à sa disposition. »
Celui-ci, bien sûr, n’accepta pas l’argent, mais il fut ému par
tant de courage et d’amitié, précise Monnier. « Ce
Lévy a plus d’honnêteté que les Aryens
habituels », lui écrira Céline.
(M.L. Bulletin célinien n°275, mai 2006).
Pierre Monnier,
Victor Soulencq, Céline, Lucette et la chienne
Bessy
Klarskovgaard, 25 sept 1948. Photo Hugou.
***
Trois jours avec
Alphonse Juilland
Aiguillonné par l'admiration
autant que déprimé par l'inaptitude à gloser sur
son œuvre, j'éprouve de l'angoisse et du plaisir
à parier de lui. Tant de science me rend muet,
tout comme celui qui écrivit : " Tacitus fecit
me tacitum ". Je crois que pour moi, le plus
facile est de raconter Alphonse comme je l'ai
fait pour Jouhandeau et Chaval, à partir de
rencontres et de bavardages.
Alphonse Juilland m'est apparu un jour de mille neuf cent cinquante. Le
jeune homme, qui n'avait pas encore trente ans,
sonna chez moi ce matin-là et me dit qu'il
aimerait parler à Louis-Ferdinand Céline. Ayant
appris que j'étais en relation avec le proscrit
du Danemark, il souhaitait lui poser, par mon
intermédiaire, quelques questions liées à ses
travaux de linguistique. Encore sous le coup de
l'émotion suscitée par la récente découverte de
Voyage au bout de la nuit, il me
demandait de l'aider à manifester son amitié, en
faisant parvenir à Korsor, lieu d'exil, un peu
de chocolat acheté avec difficulté au marché
noir. J'étais perplexe. Tout ce qu'il désirait
eut été facile à régler s'il ne s'était agi
d'aborder un personnage bougon, ultra-sensible
et écorché vif. Et surtout, si les conditions de
son existence en exil n'avaient pas été si
pénibles. Céline venait de quitter la prison de
Copenhague. Son caractère abrupt, sa méfiance
naturelle ( " En quart est mon nom de baptême ")
l'installaient dans une attitude de refus
voisine de l'exaspération. Sa situation
juridique était inquiétante. Sous le coup d'une
extravagante accusation de trahison en
application de l'article 75, il vivait dans
l'attente de décisions imprévisibles dont il
pouvait redouter le pire. Soumis aux aléas des
divagations judiciaires de l'époque, il avait
tout à redouter des idiosyncrasies d'une presse
qui lui était hostile sans nuance.
Le
jeune savoyard qui n'était pas encore américain
m'inspirait de la sympathie : je tentai de
présenter sa requête avec souplesse. La réponse
est venue, qu'Alphonse Juilland a trouvée
trente-cinq ans plus tard dans mon Ferdinand
furieux. Il l'a reproduite en tête de son
livre sur Les verbes de Céline... "
Pour ce jeune homme qui veut étudier mes livres,
diantre, ils sont là !... Qu'il s'y plonge !...
Lorsqu'il aura fini son étude, je la lirai et
lui donnerai mon avis... "
Hélas, de question, point... et "
pas de cadeau ". Je ne pouvais être étonné
de cette attitude, mais je n'aimais pas avoir à
en rendre compte au jeune enthousiaste dont le
propos était sérieux à l'évidence. Il me restait
à tenir le vilain rôle de celui qui refuse et
qui éconduit. Avec humour, Alphonse me décrit ce
jour-là " aussi prévenant qu'embarrassé
". Rien n'est plus exact.
Nous
sommes restés longtemps sans nous revoir. Nous
avons échangé quelques lettres dans lesquelles
il posait des questions sur le sens de certains
mots. L'un d'eux lui donnait à réfléchir... "
giraudiser "... S'agissait-il du général
Giraud ou de Jean Giraudoux ? La bonne réponse
est Giraudoux qui, pour Céline, est l'écrivain
exemplaire d'un talent précieux, qu'il goûte,
mais de loin ; un art qui relève de "
l'agrégation des dentelles ". Beaucoup plus
tard, j'ai reçu le livre d'Alphonse, Les
verbes de Céline, première partie d'une
étude d'ensemble, un formidable travail de
quarante années qui m'épate et m'intimide.
Sa dédicace est trop indulgente... " A Pierre Monnier qui se trouve à
l'origine même de ce commencement ". Si peu.
Je peux tout de même témoigner de la ténacité du
jeune linguiste que l'échec de sa rencontre
désirée avec Ferdinand n'a jamais découragé.
Cent cinquante pages et les définitions d'un
millier de verbes : sûrement passionnant pour
les spécialistes et époustouflant pour les
profanes comme moi. Je relève au hasard ce qui
aurait sans doute fait sourire Céline : "
Vauvego-guenardiser ", lire, étudier, émuler
Vauvenargues, de Vauvenarguiser, sur goguenard
et goguenardise, évoque les mots d'argot "
gogue ", " vase de nuit, gogues, lieux
d'aisance "... Un verbe sur mille. La
bibliographie à la fin du livre est savoureuse
dans sa diversité. Elle intègre un grand nombre
d'écrivains dits du " second rayon ", souvent
peu connus, voire inconnus ou marginaux... Jean
de Tinan, Penses-tu que ça réussisse ?...
Silvagni, La peau des mercenaires...
Montesquiou, Les Paons... Jean Lorrain,
Pall-Mall Chroniques... Delbousquet,
En les Landes. Il choisit et isole parfois
dans une œuvre abondante et riche un titre de
qualité moyenne. Les Bacchantes de Léon
Daudet. Pour le non-initié, ces " verbes
" sont un livre austère et difficile qui excite
une curiosité nuancée de respect admiratif.
Après
le livre, c'est une lettre qui me parvient... "
je serai à Paris à la fin du mois de juin...
Peut-on se rencontrer ? " Je lui réponds de
m'appeler dès qu'il débarquera. Quelques jours
plus tard, je me rends à Jussieu pour assister
aux deux journées du colloque organisé par Henri
Godard au nom de la Société d'études
céliniennes. Au moment de la pause, je
m'approche de Godard pour le saluer. Il est en
conversation avec un barbu d'allure distinguée
que je vois de trois-quarts et qui se retourne
au moment où je m'approche. Il a des yeux clairs
et des cheveux blancs. Il me dit dans un large
sourire : " Alphonse Juilland... je vous ai
reconnu... " - " Et bien moi, je vous
attends !... " Je le trouve éclatant de
sympathie et d'intelligence... " Vous savez
qu'en vous lisant, j'ai très bien compris ce qui
s'est passé, il y a trente-cinq ans. Dans la
situation et l'état d'esprit où se trouvait
Céline, il vous était impossible d'organiser une
rencontre... "
Je comprends que pendant trois ou
quatre jours nous allons bavarder, parler de
temps en temps de choses sérieuses, et
plaisanter, et nous moquer et bien rire. Le
départ est bon. A midi nous nous retrouvons avec
une demi-douzaine de participants au colloque
autour d'une table de restaurant. La
conversation passe de l'érudition linguistique à
la jovialité la plus dépourvue de rigueur. Il y
a Stanford Luce, autre éminent célinien
américain, une jeune femme, professeur à
Montréal, Paul Chambrillon, René Roques, Florent
Morési et sa femme. On s'arrête un moment sur
l'étrange proverbe prétendument découvert et en
fait inventé par Ferdinand : " Un peu de
vaseline, beaucoup de patience, éléphant
encugule fourmi ". C'est le " gu "
intercalé qui fait problème...
Galant et homme du monde, Juilland prie les dames de lui pardonner
l'involontaire grossièreté du propos. Il
aimerait comprendre tout de même ce que signifie
ce " gu " intempestif et superfétatoire.
La discussion est sérieuse. Tout le monde admet
finalement que le déroulement euphonique
exigeait bien le " gu ". Dans la soirée,
nous sommes invités à une réception en l'hôtel
de Saint-Simon, rue Monsieur, chez François
Gibault, auteur d'une biographie de
Louis-Ferdinand Céline. Occasion pour Alphonse
Juilland de bavarder avec d'autres familiers de
l'auteur du Voyage, Jean Guenot, Philippe
Alméras. Une question vient à l'esprit : "
Que penserait Céline de ces gloses, discussions
et exégèses, de ces sodomisations de diptères
dont il avait l'habitude de se moquer ? Il ne
pourrait qu'être flatté. Il est sûr aussi qu'il
n'en manifesterait rien ".
Nous
convenons de nous retrouver le lendemain à la
librairie " La Flûte de Pan ", rue de
Rome, où mon fils Frédéric publie des textes
inédits de Céline. " Lettres à son avocat,
Albert Naud ", " Lettres à Tixier-Vignancour
". Alphonse est tout joyeux de découvrir la
plaquette où figurent les paroles et les
partitions des chansons " A nœud coulant
" et " Règlement ", le seul texte de
Céline qui manquait à sa bibliothèque. Avec
Frédéric et ma femme Renée, nous déjeunons sur
la terrasse du petit restaurant voisin de la
librairie. Et là, révélation ! Nous apprenons
que notre illustre savant est un athlète
confirmé. Nous découvrons aussi qu'il paraît
moins fier de ses mérites linguistiques que de
ses performances sportives : " Il y a une
dizaine d'années, à cinquante ans, j'ai gagné le
championnat du monde de vitesse dans la
catégorie des vétérans. J'ai couru le cent
mètres en onze secondes quatre dixièmes... Je
suis le champion du monde des vieillards ".
Avant de nous quitter pour se rendre à l'un des
rendez-vous qui ponctuent son emploi du temps
parisien, il nous demande de lui indiquer un
restaurant agréable où il aurait plaisir à nous
inviter pour le surlendemain. Je lui promets d'y
penser : " J'aimerais aussi faire quelques
pèlerinages. "
Son premier vœu est facile à exaucer. Il m'accompagne chez moi et se
retrouve dans le bureau où, il y a trente-cinq
ans, il me parlait de ses projets... Il serait
heureux aussi de se rendre à Meudon pour voir la
maison où vécut et mourut Céline. Je téléphone à
Lucette Destouches qui est alitée, clouée par la
fatigue et les douleurs. Quand je lui apprends
ce que représente Alphonse Juilland, elle me
déclare sans une hésitation... " Je ne
pourrai pas vous recevoir, mais venez, la maison
vous sera ouverte, vous pourrez y regarder tout
ce que vous voudrez. Excusez-moi si je ne peux
pas descendre... "
Et quand, après avoir traversé le jardin, nous
entrons dans la maison, Lucette fait un effort
et descend du second étage pour accueillir
Alphonse pendant trois ou quatre minutes. Nous
circulons dans la maison ; le rez-de-chaussée,
avec ce qui fut le bureau de Céline, le sous-sol
et l'entrée où il se tenait souvent assis sous
le tableau que lui avait offert son ami Eugène
Dabit. Je montre à Alphonse l'endroit où Céline
est mort ; là où ont été prises les empreintes
de son visage et de sa main, moulages que nous
avons vus la veille chez François Gibault.
Dans la voiture, en revenant, nous parlons des amis de Céline, des
admirateurs qui ont fait sa gloire avant la
guerre de 1939, quelques intellectuels,
professeurs et écrivains, comme Lucien Descaves
et Léon Daudet, et surtout ce petit peuple de
travailleurs, habitués des dispensaires de
banlieue où le docteur Destouches se dévouait au
chevet de malades qu'il ne manquait pas
d'engueuler copieusement pour leur manque
d'hygiène et leur ivrognerie.
En 1945, le groupe des amis de Ferdinand était réduit à une dizaine.
Alphonse me demande de parler de ceux que j'ai
connus, Daragnès, Marcel Aymé, Pulicani. Quand
je prononce le nom d'Arletty, son émotion éclate
: " Ah ! Arletty, l'immense artiste,
tellement admirée quand j'avais vingt ans ".
C'est vrai. Arletty est une actrice fascinante.
C'est aussi une amie d'une irréductible
fidélité. Elle est de la poignée qui n'a jamais
abandonné Céline. Aujourd'hui, à
quatre-vingt-huit ans, aveugle, elle est
toujours aussi vive, intelligente, rapide et
d'une gentillesse qui force l'émotion. L'idée me
vient de dire à Alphonse : " Vous serait-il
agréable de la rencontrer ?... " " C'est très
simple ", répond-il. " J'ai rencontré
dans ma vie quatre présidents. Si j'avais
aujourd'hui un rendez-vous avec le vôtre, je le
décommanderais pour pouvoir saluer la grande
Arletty... "
Dans la soirée, je l'appelle à son hôtel de la rive gauche... " Nous
déjeunons après-demain avec Arletty ". Tout
va très bien. Il est inutile d'inviter Juilland
à L'Elysée pour ce jour-là. Il est pris.
En
attendant, j'ai arrangé une rencontre entre
Alphonse Juilland et mon ami Pierre Robert qui
fit, il y a deux ans, à la Société d'études
céliniennes, une communication sur la
correspondance échangée entre Céline et un
journaliste lyonnais, Charles Deshayes. Pierre
Robert est professeur de littérature comparée
dans une université du Michigan. Il est venu
passer une année en France pour établir une
nouvelle édition de Marcel Proust dans La
Pléiade, La Prisonnière et Le Temps retrouvé
: il a soutenu
l'an dernier, en
Sorbonne, une thèse sur Eugène Dabit. Pierre
Robert fait rire Alphonse en racontant que dans
les diverses maisons d'édition où il a tenté de
placer le manuscrit tiré de sa thèse, personne
ne sait qui est Eugène Dabit. Sur les cinq
membres du jury de la soutenance de thèse, un
seul avait lu un livre de Dabit ( pour la
circonstance ).
Ils dissertent maintenant sur Marcel Proust en
attendant que la conversation prenne un tour
moins austère, ce qui ne tarde pas. Pierre
Robert est sportif. C'est un costaud qui a
pratiqué l'athlétisme, la natation, et joué
comme pilier dans une équipe de rugby. Il éclate
de bonheur quand il apprend que son grand
linguiste d'interlocuteur est le champion des
vieillards. Proust et Dabit sont délaissés : on
parle de sport. Où s'achève le sprint ? Où
commence le demi-fond ? Comment régler le
souffle sur cent, deux cents ou quatre cents
mètres ? Il est évident que chacun est content
de l'autre. Ça baigne.
Pour le dîner auquel Alphonse m'invite avec
Renée, je crois avoir trouvé le restaurant
idoine : Le Moulin d'Orgemont à Argenteuil.
Cette commune banlieusarde proche de Courbevoie
appartient à l'univers du grand Ferdinand. Le
restaurant est situé sur une hauteur au pied
d'un grand moulin à vent auquel seule manque la
voilure. Eugène Dabit en a parlé dans P'tit
Louis. La gaieté, la cordialité d'Alphonse Juilland, sa gentillesse et l'esprit de tout ce
qu'il raconte s'épanouissent dans un site bien
accordé à ce qui nous réunit. On en arrive à
former des projets... L'an prochain, réunion à
Stanford University... conférences, séminaires.
je pourrai en toute liberté parler de Ferdinand,
de ses mésaventures, de son art, de sa
tendresse, de ses fureurs et de ses
imprécations.
Le restaurant n'est pas le seul attrait du
Moulin d'Orgemont. Dans le vaste sous-sol a été
installé un manège de foire avec sa caravane
sans fin de carrosses, de nacelles, de chevaux
de bois peinturlurés et de dorures. Tout cela
tourne sur la musique d'un " Limonaire " bruyant,
dispensateur des mélopées les plus rococos.
Cette attraction est faite sur mesure pour
rendre hommage à un fervent de Céline, linguiste
éclatant, professeur de l'une des plus
prestigieuses universités des États-Unis. Nous
tournons en rond pendant cinq minutes sur l'air
" belle époque " de " Sobre las olas ". Alphonse est
ravi.
À midi le lendemain, notre ami accourt à notre
rendez-vous, rue de Rome, d'où nous partirons
pour rejoindre Arletty. Il est rayonnant : "
J'ai trouvé le moyen d'augmenter mon prestige
auprès du personnel de l'hôtel... J'ai dit : Devinez
avec qui je déjeune à midi... Avec Madame
Arletty ! Si vous aviez vu leurs têtes !... "
Alphonse exulte, il s'amuse, il en rajoute...
Arletty a perdu
la vue depuis vingt ans. Elle n'est jamais
remontée sur une scène et n'a plus jamais tourné
aucun film. Son prestige est pourtant resté
exceptionnel. On s'arrête ou se retourne quand
on la croise dans la rue. Alphonse sait bien
qu'elle est un personnage impair, d'une espèce
rare. Ce que Cocteau avait appelé un " monstre
sacré ", avec, en plus, une intelligente
simplicité. Coïncidence: c'est en interprétant
Les Monstres sacrés qu'elle subit l'accident qui
la rendit aveugle. Sa dernière représentation.
Son
amitié pour Céline est d'un ordre naturel comme
l'exprime son témoignage au procès de l'écrivain
maudit. Elle déclara sans ambiguïté : " Il ne
peut pas avoir trahi. Il est de Courbevoie ".
Comme elle.
Il n'est pas moins naturel que les spécialistes
et les familiers de Ferdinand comme Alphonse
soient séduits par son caractère. Je dis à
Alphonse : " Quelqu'un a écrit un jour qu'Arletty
attirait les hommes intelligents ". Il n'en est
pas étonné, et c'est sûrement vrai puisqu'elle
l'attire.
Nous sommes au restaurant " Le Hameau d'Auteuil "
près du pont Mirabeau, sous lequel coule la
Seine. Arletty fait son entrée accompagnée de ma
femme qui est allée la chercher. Elle habite à
une centaine de mètres de ce restaurant où ses
amis l'emmènent souvent. L'amitié s'installe
d'emblée. Le repas s'ouvre, sans apéritif, avec
une bouteille de Graves, le vin préféré
d'Arletty : un rite auquel Alphonse se conforme
avec jubilation. Entre Arletty et mon ami, le
courant est vite passé. Je le savais. Comme
toujours, la conversation est gaie, sérieuse et
comique. Arletty interroge. Elle a passé sa vie
à questionner, à apprendre, à emmagasiner.
Alphonse est une proie idéale pour sa curiosité.
A travers les plaisanteries et les éclats de
rire on accumule les informations sérieuses...
: " Dans Maudits soupirs pour une autre fois, le
dernier texte de Céline qu' Henri Godard a mis
en ordre et publié, déclare Alphonse,
j'ai trouvé deux cent cinquante néologismes, pas
un de moins "... Arletty lui demande de répéter... Elle
est admirative et étonnée... " Deux cent
cinquante ? ", s'écrie-t-elle, avec cette cascade
argentée de la voix qui la fait partout
reconnaître. Tout au long du repas, la
conversation pétillera, mêlant le frivole au
sérieux et au rigolard. Arletty demande du café,
alors qu'elle n'en prend jamais. C'est la preuve
du succès.
Nous la raccompagnons. Alphonse prend son bras
et l'aide à traverser la rue de Rémusat avant de
gagner le troisième étage de son " HLM de luxe ".
La conversation se prolonge chez elle pendant
deux bonnes heures. Arletty nous offre de ces
petites bouteilles de " champ " qu'elle a toujours
en réserve pour les amis. En revenant vers
l'Hôtel Colbert, Alphonse dit sa joie d'une
conclusion aussi réussie à un voyage parisien
qui fut à la fois pleinement fructueux pour le
travail, et enrichissant pour l'amitié. Demain
il
regagnera sa Californie. Il me téléphone
quelques jours plus tard pour me redire sa
satisfaction et son espoir de nous revoir
bientôt. Moi aussi, je lui confirme combien j'ai
été heureux et honoré de sa présence. Et puis,
je lui parle du coup de téléphone d'Arletty,
hier, qui m'a dit son plaisir et le sentiment
d'estime qu'elle a éprouvé pour " l'Américain de
Pierre Monnier ".
Deux jours plus tard Alphonse m'écrit et me
demande de faire parvenir à Arletty quelques
bouteilles de vin de Graves en souvenir dune
belle journée... " Dites-lui que j'ai
été amoureux d'elle deux fois... Dans les années
quarante quand j'ai vu Les Enfants du
paradis et l'autre jour, quand j'ai déjeuné
avec elle... "
Il a bien raison, Alphonse. À bientôt. On
reparlera de Ferdinand, de ses mots, de ses
colères, de son génie... de nos amis, d'Arletty
et de notre gaieté, du fou rire, du plaisir, du
bonheur, de l'amitié.
À bientôt.
Pierre MONNIER
Marc
Laudelout, Alphonse Juilland, Guy Vignoht,
Pierre Monnier et Eric Mazet.
***
FERDINAND FURIEUX
Entre
1944 et 1956, l'écrivain Céline est
tombé dans l'oubli. Pas par hasard, ni par
la nature des choses, ni par le jeu de cette loi
bien connue qui veut qu'un
écrivain célèbre
entre au purgatoire dès qu'il est mort, ni parce
que son style et son écriture sont tombés en
désuétude, bien au contraire... (voire épigones
et imitateurs) mais par la volonté délibérée des
chiens de garde de l'intelligentsia terroriste
au pouvoir. Cela s'appelle la " conspiration du
silence ".
Quelqu'un qui aurait écrit, comme on peut le lire aujourd'hui un peu
partout... " les grands écrivains du siècle :
Proust, Joyce, Céline... " aurait été jugé
indécent, voire imbécile ou fou. Céline n'était
plus rien, parce qu'il " devait " n'être plus
rien.
C'est de cette période que je vais vous parler.
Sur
l'état d'esprit de Louis-Ferdinand Céline, sur
ses réactions, sa colère et son chagrin, je
produirai un témoignage dépourvu d'ambiguïté :
plus de 300 lettres écrites entre novembre 1948
et juin 1951, date de son retour d'exil.
Trente-deux mois pendant lesquels nous avons
correspondu à la cadence de deux ou trois
lettres par semaine.
(...) Il reste qu'en ce temps-là nous avons été
un tout petit groupe à refuser l'injuste mort
littéraire de l'écrivain pour nous le plus
révolutionnaire et le plus émouvant de son
époque. En ce qui me concerne, je me suis battu
pour que son nom réapparaisse aux vitrines des
librairies. Je l'ai fait avec une inexpérience
et une maladresse qui n'avaient d'égales que ma
volonté de ne jamais plier. Si Ferdinand m'a
donné son amitié, c'est sans doute à ces traits
de caractère que je le dois.
Je
suis de ceux qui ont lu " Voyage au bout de
la nuit " à l'appel de Léon Daudet dans "
l'Action française " du 22 décembre 1932...
" Voici un livre étonnant, appartenant plus
par sa facture, sa liberté, sa hardiesse
truculente au XVIe siècle qu'au XXe, que
d'aucuns trouveront révoltant, insoutenable,
atroce, qui en
enthousiasmera d'autres, et qui, sous le
débraillé apparent, cache une connaissance
approfondie de la langue française, dans sa
branche mâle et débridée... " Et plus
loin... " Proust est le Balzac du papotage...
de là une certaine fatigue dont Monsieur Céline
(pseudonyme du docteur Destouches) va libérer sa
génération. "
1944... Céline quitte la France. Il n'attend pas
de connaître le régime auquel on compte le
soumettre... Gibet, fusillade, échafaud,
tenailles, brodequins, pincettes, huile
bouillante... Il pense qu'il sera torturé et mis
à mort comme on le lui a promis... La radio de
Londres l'a proclamé. Dans son immeuble de la
rue
Girardon, à deux étages au-dessous du sien, on
ne se contente pas de résister à l'occupant, on
dresse les listes de la vengeance... Un écrivain
(un confrère), Roger
Vaillant, s'est juré d'exécuter Céline de ses
propres mains, au nom du beau combat contre les
traîtres (surtout quand ils sont poètes). Ainsi
Saint-Just, l'archange, " avec un sonnet dans
sa poche ", disait Cocteau.
La fuite en Allemagne et au Danemark va sauver
la vie du docteur Destouches et permettre la
mise à mort de l'écrivain anéanti sous la plus
implacable des conspirations du silence. Celui
qui va " libérer sa génération "
s'enfonce dans l'oubli... Son nom ne sera
imprimé que pour être accompagné d'insultes. La
calomnie se débride. N'importe qui pourra écrire
n'importe quoi sur Céline. Jean-Paul Sartre
déclare avec la tranquillité du juste qui a payé
sa patente : " ... Si Céline a pu soutenir
les thèses sociales des nazis, c'est qu'il était
payé... " Cela est écrit à propos d'un homme
emprisonné au Danemark dans l'attente d'un
jugement... un homme auquel Sartre a emprunté
une phrase qu'il a mise en exergue de son
œuvre
la plus célèbre, " La nausée "... "
C'est un garçon sans importance collective,
c'est tout juste un individu. "
Voilà l'époque. Entre 1944 et 1955, date de la
parution de " D'un château l'autre " et
de l'interview recueillie par Madeleine Chapsal
pour " L'Express ", seules quelques
insultes médiocres tombées avec un bruit mou ont
rompu le silence général. De temps en temps on
entendait... " Qu'est-ce qu'il est devenu ce
salaud ? Il a dû se faire descendre... " ou
bien " Il mène la belle vie au soleil...
" " Chez Franco ou chez Peron... Mais
l'essentiel est qu'on ne parle plus de lui,
c'est bien fait... ! " La conspiration a
duré onze années pendant lesquelles nous avons
formé une équipe minuscule de fidèles connus ou
inconnus, attachés, avec bien du mal, à le
sauver de l'oubli... Albert Paraz, Daragnès,
Arletty, Marcel Aymé, André Pulicani, Perrot, le
Docteur Camus, et d'autres
que j'oublie sans doute ou que je n'ai pas eu
l'occasion d'approcher (qu'ils m'excusent de ne
pas les nommer), mais, jamais nous n'avons été
très nombreux...
Le
gouvernement français ne s'intéressait pas à la
littérature. C'était le bonhomme qu'il voulait.
Que Céline n'ait pas été découpé en rondelles
sur la place du Tertre, chagrinait fort les
nouveaux maîtres, sensibilisés à l'extrême sur
le chapitre des responsabilités de l'écrivain.
Et comme le gouvernement était mieux informé que
le public des allées et venues de Ferdinand, il
lui était facile de repérer le fugitif et de lui
faire payer au prix fort ses élucubrations
pacifistes des années 36 à 39, étant entendu que
le talent ne faisait rien à l'affaire,
sinon pour constituer une circonstance
aggravante. Et c'était d'ailleurs une vérité
d'évidence que Céline n'avait jamais eu qu'un
petit talent vulgaire fait de grossières
obscénités.
On dépêcha donc à notre ambassadeur au Danemark des instructions
précises, afin qu'il obtienne, et vite,
l'extradition du traître. Monsieur Rasmussen,
ministre des affaires étrangères du gouvernement
danois, reçut le poulet suivant de notre
ambassadeur, Monsieur Georges de Girard de
Charbonnière.
" Monsieur le ministre,
J'ai
appris que Monsieur Destouches Ferdinand, dit
Céline, ressortissant français inculpé de
trahison et ayant fait l'objet d'un mandat
d'arrêt décerné le 19 avril 1945 par le juge
d'instruction de la cour de justice de la Seine,
a pris refuge au Danemark et résidait aux
dernières nouvelles à Copenhague, Ved Stranden
20, dernier étage, chez Madame Karen Marie
Jensen.
D'ordre de mon gouvernement, j'ai l'honneur de vous demander de bien
vouloir, à titre de réciprocité, provoquer
d'urgence l'arrestation et l'extradition de
l'intéressé.
Votre excellence voudra bien trouver ci-joint la copie du mandat d'arrêt
ainsi que les textes (articles 75 et 76 du code
pénal) sur lesquels se fonde l'inculpation de
Monsieur Céline.
veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma très haute
considération.
Signé : G. de Girard de Charbonnière. "
En ces matières, les Danois sont peu
sentimentaux. Puisqu'il s'agit d'un traître, ils
l'emprisonnent. Mais ils ne trouvent pas
indispensable de le livrer à une justice dont la
sérénité ne leur paraît pas être le trait
dominant.
Ferdinand sort de prison dix-huit mois plus tard et se réfugie avec
Lucette au bord de la Baltique dans une
chaumière prêtée par son avocat Thorwald
Mikkelsen. En France, nous ignorons ces
péripéties.
A
la fin de l'été 1948, mon ami Victor Soulencq me
dit : " J'ai organisé une tournée au Danemark
pour mon groupe folkorique auvergnat " La
Bourrée ". Je sais bien que tu es breton,
mais tu fredonnes et tu vends des dessins aux
journaux. Veux-tu être mon attaché de presse
?... Ça
durera trois semaines. "
Et
il ajoute mystérieux... " Je crois que nous
aurons une petite combine pour nous rendre
auprès de Céline... "
Copenhague, quinze jours plus tard. Nous sommes reçus à l'ambassade,
Victor Soulencq, notre ami Jean Hugou et moi.
Dans le bureau de l'ambassadeur, on parle de la
tournée, des chants et des danses : " Lou
Baïlero ", " Jou'l pount d'o mirabel
" et " Rossignolet du bois ", tous ces
airs d'Auvergne harmonisés par Joseph
Canteloube, on parle des costumes régionaux, des
applaudissements, de l'attitude des Danois dont
quelques-uns nous prennent pour des vagabonds,
comme cette commerçante à qui nous voulions
acheter des friandises et qui, nous voyant
approcher, a baissé son rideau en vitesse...
Nous recevons des encouragements et, au moment
de nous séparer, je vois l'attaché culturel
glisser discrètement un papier dans la main de
Victor... J'ai l'impression que l'ambassadeur
n'est pas dans le coup...
En
sortant, Victor nous révèle que l'attaché
culturel lui a dit à voix basse... " Vous
avez une chance exceptionnelle... Céline ne veut
voir personne... Je n'ai bien sûr aucun contact
avec lui... Mais j'ai un intermédiaire. Il m'a
fait savoir que l'on vous attendait... Je ne
sais pas pourquoi, il a fait une exception pour
vous...
Peut-être le folklore auvergnat ?... "
Deux jours plus tard, un taxi nous dépose devant la chaumière de
Klarskovgaard où nous sommes accueillis comme de
vieux amis. On nous invite à entrer, on nous
présente Bébert, le chat de Le Vigan qui
s'installera dans l'histoire de la littérature
après avoir vécu l'odyssée de Lucette et de
Ferdinand, et qui mourra auprès d'eux à Meudon.
(...) Notre visite a duré trois heures. Ferdinand nous a d'abord
interrogés sur l'opinion publique, en France,
puis très vite comme s'il s'était agi d'en finir
avec une formalité, il a parlé d'autre chose. En
riant, il s'est mis à raconter des histoires,
nous donnant à penser que l'œuvre
et l'homme procèdent d'un même style, avec
l'accent et la drôlerie qui accompagnent dans
ses livres les récits les plus désespéré. "
Quand on vient me voir, je fais toujours un peu
le clown... je fais du Céline... C'est pure
courtoisie de ma part... "
Au mur, il y a une photo du moulin de la
Galette... Le moulin que de la fenêtre de son
appartement, rue Girardon, il pouvait presque
atteindre de la main... " Que sont devenus
papiers et manuscrits après mon départ ?...
" Il rêve... " Et puis après tout, je veux
bien qu'on me trouve imbécile... On peut dire
que Ferdinand est fou... Mais je n'accepte
pas... je n'accepterai jamais l'accusation de
trahison... Je ne renie personne, je veux bien
monter dans la charrette avec les autres... Mais
c'est parce que je le veux bien... Je suis une
femme du monde, moi, je baise quand je veux !...
"
(...) Au fond de la pièce, sur une table, des
rames de papier sont empilées. Derrière la
table, quelques feuilles sont suspendues à une
corde par des épingles à linge, les dernières
pages écrites. C'est une habitude qu'il ne
perdra jamais. " Féerie pour une autre fois
"... Titre de sa dernière
œuvre
dont les premières pages ont été écrites en
prison... " Je décris le bombardement de
Paris... Ce sera l'histoire d'une petite fille
qu'on tue parce qu'elle a corrigé son chien...
" Là, il s'arrête un instant. Il
réfléchit... Derrière lui, sur une étagère, il y
a une grande encyclopédie... " Elle
appartient à Mikkelsen... Je m'y plonge
souvent... "
Il y a aussi des revues médicales qu'on lui fait parvenir régulièrement
et qu'il lit avec " la plus grande attention
". Dans ses propos revient toujours
l'affirmation que ce qui l'intéresse plus que
tout... c'est la médecine...
Physiquement, Céline est beau. Malgré la fatigue
et la maladie qui l'ont voûté... Il est grand,
sa tête est forte... C'est bien cette tétère
dont il parle dans Mort à crédit... pour
laquelle on ne trouvait pas de chapeau... Le
front est haut... Les yeux, bleu-gris clairs...
Et le regard breton qui va loin au-delà de
l'interlocuteur, ce regard et ces yeux qui ont
la couleur de la mer tant ils l'ont regardée.
Céline a toujours été obsédé par la mer et les
bateaux. Sa voix est grave... Avec parfois un
éclat métallique... Il lui arrive de saliver
abondamment... Il parle et rit en même temps...
Et ce rire est si communicatif que tout le monde
se laisse aller... On est content... On
oublie... Il continue de parler... Il rit
tellement que l'on ne comprend plus ce qu'il
dit... Fou-rire...
Il y a maintenant trois heures que nous sommes
arrivés, il est temps de nous séparer. Jean
Hugou prend des photos. En partant, nous lui
disons notre désir de faire tout ce que nous
pourrons pour rompre le silence qui l'entoure
!... " Oh ! n'ayez pas d'illusions... Je suis
accusé de trahison, selon l'article 75... je ne
sais pas quand je serai jugé... "
Au moment de monter dans le taxi, nous nous retournons. Pour un geste
d'amitié... Ils sont là tous les deux, droits
sur le pas de la porte... Et il nous semble que
c'est vrai... qu'ils ont été heureux de notre
visite... Et nous aussi...
De retour à Paris, je lui écris et lui fais part de ma décision de lui
apporter autre chose que des paroles
d'encouragement... Je ne sais pas très bien ce
que je vais faire, mais mon désir de l'aider est
net, précis. Il faudra bien qu'il se
matérialise.
Huit jours plus tard, arrive la première des 300 lettres que je recevrai
jusqu'à son retour d'exil...
(Pierre Monnier, Ferdinand furieux, Lettera, L'Age d'Homme, 1979).
***
A PIERRE MONNIER
Le lundi [4 septembre 1950.]
Mon cher Ami -
En
vous j'ai toute confiance. De ma part c'est pas
peu dire ! Et j'aime votre technique - votre
adresse au trait. Ce que je n'ai pas foutre !
J'admire. Mon père était comme vous hors des
assurances il dessinait au Charivari
1.
On a bouffé grâce à ses vignettes ! Il était
artiste. Ce que je ne suis pas - ! moi, pénible
!
____
Oui vous comprenez l'avantage de donner en publicité en " prime Nicolas
2
" Scandale aux amis de choix. C'est une
publicité intime, distinguée, la seule que nous
pouvons nous payer ! Faites votre liste - Je
vous passerai une liste des chouchous. Des
bavards, des snobs sélectionnés, des cavaleurs
de blablas.
____
Oh si
je renaude sur la passe c'est sans aucune
illusion - Vous pensez que Denoël me fabriquait
aux " tirages " comme il voulait ! Il pouvait me
signer 50 p. 100 ! il m'en rafurait 75 p. 100 !
Cette blague !
Si vous voulez vous marrer un jour allez voir à la Bibliothèque Nationale
ce qu'on intitule : le Dépôt légal. Il y
a un christ (youtre) qui dirige - C'est à se
fendre ! Ah garantie des auteurs ! Allons c'est
pour rire tout ça !
____
Oui il
se peut finalement que vous réussissiez en
Edition. Alors vous serez racheté par Hachette !
Et ce sera parfait ! Je suis d'accord ! La belle
villa ! La bonne pour ouvrir la porte ! le vélo
Zéphyr !
Vous avez un beau caractère, fier et courageux. Je suis un vieillard
atrabilaire recru d'épreuves ! Excusez-moi !
Ça va !
Bien votre ami -
LFC
Oui
Frémanger il en fallait mais il a trop volé
quand même -
1 Le
Charivari, journal satirique ayant paru de
1832 à 1937. Nous ignorons sous quel nom les
dessins de Fernand Destouches ont pu y être
publiés.
2 Les vins Nicolas ont publié des catalogues
annuels richement illustrés, destinés à leurs
clients.
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