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LES BATEAUX

 

 

 

 

 

                LE  MEKNES

                                                                                                  

  En 1936, Céline décide de faire un voyage en Russie soviétique, pour dit-il, y dépenser ses droits d'auteur. Il y découvrira les beautés de Leningrad, son musée de l'Ermitage, le théâtre Marinski. De ce voyage naîtra Mea culpa, son premier texte politique, qu'il publiera la même année chez Denoël et Steele. C'est durant le trajet de retour en France à destination du Havre que cette photo a été prise, à bord du Meknès, paquebot de la Compagnie générale transatlantique.
 (Le Petit Célinien, jeudi 3 mai 2012).

                                                                                                                     Louis-Ferdinand Céline à bord du Meknès (1936)

 


 

 

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     Louis-Ferdinand CÉLINE : « avec vergues, voiles, nuages, tempêtes ! »

  Alors faut l'avouer quelque chose ! les navires à travers les âges... vraiment du grisant comme choix... de tous les siècles et pavillons... des draggars jusqu'aux longs-courriers, clippers, paquebots mixtes et frégates, galions et corvettes... tous les bourreurs de l'océan par tous les temps et parages... plats bleu d'azur, mers de plomb, ouragans d'écumes !... C'était tentant comme emplette, autre chose que les courses étoupe... le réassortiment des fontes... Ah ! j'en aurais pris des navires, une collection, un vrai choix, j'en aurais mis plein les murs, plein l'escalier du colonel, plein notre chambre avec Sosthène, un caprice une rage tout d'un coup, deux trois beaux trois-mâts par exemple, et puis cinq six mixtes à vapeur ?...

« Chiche ! qu'elle me défie la gosse.

- Chiche alors ! go ! la douzaine ! »

  Et les plus beaux en couleurs, et puis encore douze ! avec vergues, voiles, nuages, tempêtes ! perroquets tendus ! les vents d'ouragan plein les drisses ! je lésine en rien. Je m'en colle pour quarante-sept livres ! Lorgnon il en louche quand même quand je lui allonge quarante-sept fafs... Il m'avait jamais rien vendu... Ça me faisait un très fort rouleau en plus de ma quincaille mes fontes... Et que c'était moi le colletineur !... enfin je m'étais passé l'envie... Il était plus temps de se dédire... Bien sûr c'était peu raisonnable... encore sur le pèze au colon ! Y avait plus de limites !... j'y ai fait bien remarquer à la petite... qu'elle était fautive comme moi... qu'elle m'avait dit chiche... ça y était égal inconsciente... c'est des histoires qu'elle voulait... que je commente encore les batailles, les autres tableaux du magasin. J'ai dit où c'était : Wardour Street... deux pas après le Palladium... Il en avait bien d'autres Binocle, des cartes anciennes de toute beauté... les batailles célèbres, Lépante, les galères tonnantes... en plus des monstres marins !... baleines poustouflantes des naseaux... furieuses à la lame... en pleine charge contre les frégates ! les caravelles d'Armada en pleine bourrasque atlantique debout à crever l'océan, éclatantes de mousse et poudre... des sujets formidables !... et puis tout un rayon d'atlas, tous les grands tracés du long cours... les distances d'émeraude : Pernambouc 3 000 milles... Yokohama 10 100... Tahiti 14... et puis d'autres semis au vent... tout au bout du monde... aux antipodes, plus loin encore... l'embarras du choix...
(Guignol's band II, Pléiade, p.453. In Le Petit Célinien, jeudi 18 septembre 2014).

 

 


 

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                     LE CHELLA


" Après la déclaration de guerre de 1939, Louis-Ferdinand Céline « va vivre un épisode bouffon, très célinien. En septembre, il devient médecin maritime pour la compagnie Paquet. Il embarque donc sur le Chella, qui assure la ligne vers le Maroc. Mais dans la nuit du 5 au 6 janvier 1940 devant Gibraltar, le navire éperonne par
mégarde un aviso britannique. Il y a vingt-sept morts du côté anglais et le docteur Destouches (vrai nom de Céline) soigne les victimes. Le Chella rallie tant bien que mal Marseille.» (François Gibault, dans Lire hors-série n°7).

 Céline est en fait volontaire mais trop vieux pour aller au front et invalide à 75% depuis la Première Guerre mondiale après des faits d’arme qui lui valurent des médailles et la quatrième de couverture en couleur de L’Illustré national. Il devient donc médecin de bord sur le Chella, réquisitionné pour des transports d’armes : « Militaire comme tu me connais, tu ne seras pas surpris de me voir devenu médecin de la marine de guerre et embarqué à bord d’un paquebot armé » écrit-il à un de ses amis, le docteur Camus.

 Il écrit aussi à René Arnold : « Gibraltar 11 janvier [1940] À peine venais-je de vous écrire que nous faisions naufrage devant ce port. Heureusement (si l’on peut dire) sauf, mais ayant expédié au fond 24 vaillants anglais. Collision de détroit ! avec explosion - et blessés partout. Quelle nuit ! Quelle longue nuit ! Nous rejoindrons Marseille plus tard et puis je rechercherai un embarquement. Comme la vie est aléatoire ! ». Enfin il précise, toujours professionnel : « Les médicaments font merveille ! après cette nuit dans l’eau que de bronchites guéries, prévenues ! ».

(Extrait de
Chella, Lyautey et Céline, article du site Maîtres du vent, Le Petit Célinien, 28 juillet 2011).

Photo: Le paquebot Chella de la compagnie de navigation Paquet dans un bassin du port de la Joliette. (Collection des Archives du musée d’histoire de Marseille). Paquebot en acier de 130 mètres de long, construit aux Forges et chantiers de la Méditerranée à La Seyne en 1933.

 

 

 

 

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               LE RMS TARQUAH

  Le 1er mai 1917, le RMS Tarquah de l'Affican Steamship Company entre dans le port de Liverpool, en provenance d'Afrique, avec à son bord Louis Destouches dans un très piètre état. Il a vingt-deux ans et vient de passer un an au Cameroun, protectorat allemand occupé par les Anglais et les Français, au service de la Compagnie forestière Shanga-Oubangui. Après quelques mois au consulat de Londres où il avait découvert les bas-fonds et s'était même marié, le jeune réformé avait quitté l'Europe pour un poste en Afrique de " surveillant de plantations ".
 Avant même de débarquer à Douala, Louis avait écrit à ses amis pour leur faire part de sa désillusion. Ainsi, le 1er juin 1916, de Lagos, à Simone Saintu : " Votre vieil ami a bien changé, il est devenu encore plus vilain qu'avant, couleur rieur citron, secoué par une fièvre qui paraît m'affectionner, légèrement rendu myope par les doses exorbitantes de quinine absorbées, transpirant ou grelottant, suivant les heures. " Et, le lendemain, à Albert Milon : " Rien n'est plus triste que les visages des colons d'ici jaunes, languissants, l'air miné par toutes les fièvres possibles. Tristes épaves dont la vie semble s'échapper peu à peu, comme absorbée par un soleil qui noie tout et tue infailliblement ce qui lui résiste. "

 Dès son arrivée à Douala, il est envoyé à Bikobimbo, village de la tribu des Pahouins, plus ou moins anthropophage, à vingt-sept jours de marche de Douala, à onze jours du premier Européen. En ce lieu perdu d'une terre étrangère, Louis Destouches souffre de solitude. Une des constantes de sa vie. Il s'organise du mieux qu'il peut, avec les moyens du bord : " du matin au soir je me promène entouré d'épais voiles contre les moustiques. Je fais ma cuisine moi-même de peur d'être empoisonné. Je m'intoxique à la quinine et à pas mal d'autres drogues pour me protéger des fièvres " (28 juin 1916, à Simone Saintu).
  Il est armé en permanence et craint d'être mangé par ses clients ou par ses employés. Et en plus, il n'aime pas les Noires : " Jamais je n'ai été aussi sage, j'ai horreur des Noires j'ai trop aimé les Blanches. " (14 septembre 1916, à ses parents).
 (François Gibault, Figaro Hors-Série 2011, 1er mai 1917, Retour d'Afrique, in Le Petit Célinien, 21 avril 2012).

 

 

 

 

 

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 Le ciel en bateau.

 " L'amour de Céline pour les bateaux est bien connu. Le train, le ballon, le métro feraient même figure de second violon à côté des transports maritimes. : " Je connaissais un peu la marine, plus que la technique ferroviaire... J'ai même fait naufrage à Gibraltar... vous dire ! " (Rigodon p. 201). La marine à voile est au plus haut niveau dans la hiérarchie des transports. Les beautés féminines sont, pour Céline, des " trois-mâts " :
 
  Elle possédait Sophie cette démarche ailée, souple et précise qu'on trouve, si fréquente, presque habituelle chez les femmes d'Amérique, la démarche des grands êtres d'avenir que la vie porte ambitieuse et légère encore vers de nouvelles façons d'aventures... Trois-mâts d'allégresse tendre, en route pour l'Infini... (Voyage p. 473).

 Cette passion ne s'exprime nulle part avec autant d'intensité que dans Guignol's band 2. Devant un bateau, le narrateur bascule dans le rêve : " Il [le trois-mâts] me secouait. Je voyais plus très bien, sous le charme, le lieu, la situation... l'embarquement pour la berlue ! " (GB 2, p. 673). Le bateau est un transport magique, féerique. Son élément n'est pas tant la mer que le ciel :

 Le plus tragique c'est les filins qui retiennent le navire par les bouts, gros comme il est, énorme en panse, il est léger, il s'envolerait, c'es un oiseau, malgré les myrions de camelotes dans son ventre en bois, comble à en crever, le vent qui lui chante dans les hunes l'emporterait par la ramure, même ainsi tout sec, sans toile, il partirait, si les hommes s'acharnaient pas, le retenaient pas par cent mille cordes, souquées à rougir, il sortirait tout nu des docks, par les hauteurs, il irait se promener dans les nuages, il s'élèverait au plus haut du ciel, vive harpe aux océans d'azur, ça serait comme ça le coup d'essor, ça serait l'esprit du voyage, tout indécent, y aurait qu'à fermer les yeux, on serait emporté pour longtemps, on serait parti dans les espaces de la magie du sans-souci, passager des rêves du monde ! (GB 2, p. 672).

 C'est en bateau, que Céline voudrait s'envoler. Le Haut, le Nord, la Beauté, l'Idéal : nous sommes tout près de la légende : " On a été lire les noms, en or jaune et rouge aux écus... Le Draggar, le Norodosky... Ah ! le Kong Hamsün !... " (GB 2, p. 671). La rêverie de ces noms est clairement " orientée " : le Draggar, autant dire le Drakar, le transport des hommes du Nord ; dans le Norodosky, on reconnaîtra le Nord, l'or et le ciel ; enfin avec le Kong Hamsün, nom jumeau d'un jumeau, le prix Nobel collaborateur Knut Hamsün, Céline indique clairement de quel rêve il s'agit.

  La féerie, la légende, versant " positif " des pamphlets (tout aussi compromis idéologiquement) n'arrive cependant pas à terme dans les romans. Pour embarquer sur le Kong Hamsün, Ferdinand doit abandonner Sosthène et Virginie. L'embarquement rate comme tous les embarquements de l'œuvre.
 Le bateau n'a pas sa place dans les romans : pensons à la traversée périlleuse de Bardamu sur l'Amiral-Bragueton, au retour en galère, aux minables mensonges de la péniche toulousaine, au grand voyage de renvoyage en Angleterre...
 (David Décarie, Métro-tout-nerfs-rails-magiques, Editions 8, mars 2018).

 

 

 

 

 

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      Le Kong Hamsuns.

 Ah ! je veux ! Ah ! les superbes ! Quelles étraves ! Quels flancs ! Quel prestige ! Ah ! les admirables navires ! Ils sont à quai là deux, trois, quatre, bien sages, géants bord à bord !
 Ils tiennent presque toute la nappe, tout Canion Dock de foc en proue, d'amples carrures, à vergues planantes ! de ciel en poupe, d'un bord à l'autre, à profiler, tremblantes au miroir du bassin, d'immenses ramures, beauprés lancés, flèches d'aventure, à raser les toits, loin par-dessus les hangars.
 Nous passons au long faufilons d'une amarre à l'autre... A l'ombre de proue tout incline, fouit en laideur, ratatiné rien ne supporte, racorni, rat d'eau, rat d'homme, rien ne rivale piteux étonne, faible, disparaît raton.

 L'admirable envol des étraves... Pitié pour nous ! Nous rôdons encore un peu à toucher les filins, les ancres, pendeloques, breloques de géants, tampons colosses, dentelles d'algues, vertes, bleues, rouges, à bout de chaîne, parure d'abysses, dieux de terreur, perruques.
  On a été lire les noms en or jaune et rouge aux écus... Le Draggar, le Horodosky... Ah ! le Kong Hamsuns !... Ah ! je l'admire d'emblée. J'extase ! Quel meuble ! Je le touche ! L'ampleur, la force de ce gros flanc ! Rapeux ! Brun crasse, bois et sel !... Mousses d'embrun !... le flanc s'élève... s'élève encore... exaltant ! Courons en proue ! Quel défi ! la proue ! Quelle majesté ! Creusée au motif ! L'énorme barbu couronné domine l'étrave ! Cuirassé ! Tout ! Glaive au poing ! Il ordonne, commande ! aux flots !

  C'est lui ! le Kong Hamsuns ! frisé ! bouclé ! barbu ! les yeux verts ! repeint tout frais ! Navire superbe prêt à l'élan ! Larguez ! Larguez ! Pas encore ? Quelle multitude ! Quel labeur ! Plein les passerelles ! et tous les échelons ! grimpent, déboulinent cent... mille... suants... Ça se précipite... grouille de partout... l'afflux docker... à surcharger postes et cuisines... à colporter barils et fûts ! cotons, énormes bobines, par trois, par six !... bonder les soutes... whisky... brandy pour les tropiques... fil de fer pour les antipodes !... J'accroche un quinteux sur une borne... Il me regarde vague... Je le secoue...
 - Jovil ? Jovil le Skip !... ?

 [...] Le plus tragique c'est les filins qui retiennent le navire par les bouts, gros comme il est, énorme en panse, il est léger, il s'envolerait, c'est un oiseau. Malgré les myrions de camelotes dans son ventre en bois, comble à en crever, le vent qui lui chante dans les hunes l'emporterait par la ramure, même ainsi tout sec... sans toile, il partirait, si les hommes s'acharnaient pas, le retenaient pas par cent mille cordes souquées à rougir, il sortirait tout nu des docks par les hauteurs, il irait se promener dans les nuages, il s'élèverait au plus haut du ciel, vive harpe aux océans d'azur, ça serait comme ça le coup d'essor, ça serait l'esprit du voyage, tout indécent, y aurait plus qu'à fermer les yeux, on serait emporté pour longtemps, on serait parti dans les espaces de la magie, du sans-souci, passager des rêves du monde !
 C'est les filins, c'est les câbles qui le ligotent, le retiennent de partout, qui gênent à quai tout le trafic, qui font que tout le monde se casse la gueule et que Jovil le Skip hurle si fort. On largue qu'au dernier instant, il prend le vent s'en va tous deux !...
  C'est pas autre chose les miracles ! Ah ! je suis heureux que près des bateaux, c'est ma nature, j'en veux pas d'autre !
 (Le pont de Londres, Folio, 1978, P.392).

 


 

 

 

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                 Goélettes et Virginia.

  C’est dans Guignol’s Band encore que Céline a le mieux exprimé cette nostalgie des ports, le charme de ces paysages entre ciel et eau, avec leurs docks et leurs bateaux qui entraînent, et les brouillards qui pèsent sur les gens et les lieux, qui les confondent, les oublient et les enchantent.
  Tout dépend du genre que l’on aime !... Je vous le dis sans prétention !... Le ciel… l’eau grise… les rives mauves… et l’un dans l’autre, ne se commande… doucement entraînés à ronde, à lentes voltes et tourbillons, vous vous charmez toujours plus loin vers d’autres songes… tout à périr à beaux secrets, vers d’autres mondes qui s’apprêtent en voiles et brumes à grands dessins pâles et flous, parmi les mousses et la chuchote… Me suivez-vous ?
 
   Céline trouve là des accents lyriques assez bouleversants. Son écriture ne pèse plus. Elle se répète musicalement, en infimes variations nostalgiques. Le passé et la mort viennent battre comme un ressac. Et il ne reste plus sur sa page que l’écume de ses visions et de ses regrets.
  O bien trop poignants souvenirs ! grandeurs, misères, charges du large ! Dundee Goélette Côtres à l’embrun ! Mort les Aliges ! Mort le Charme ! Evaporée cavalerie mousse ! Hauts flots grondants à recouvert ! Adieu Cardiff gras et de poisse, pelles à charbon bourrant d’écume ! Adieu focs fous et brigantines ! Adieu ! vagues libres et de vent…

 Les bateaux, les bateaux à voiles lui paraissent affranchis de la pesanteur. Comme les danseuses. Mieux que les danseuses. Comme les animaux, comme les chats. Mieux que les chats… Dans leur perfection, ils atteignent à l’inhumain, si tant est que le propre de l’humain, c’est la lourdeur, la terrible pesanteur…
  « L’homme est lourd », ne cessera de répéter Céline. Il se pourrait que tout son art poétique ne consistât en dernière analyse qu’à échapper à cette pesanteur, qu’à faire voltiger les phrases – en musique, en ondes…
 
   Et de même que l’homme n’a de cesse de tout rabattre à sa commune mesure, au poids accablant de ses digestions, de ses intérêts et de ses rancœurs, de même les bateaux se voient-ils ligotés à leur tour, maintenus à quai comme par l’effet d’une jalousie ou d’une vengeance médiocre.
   Le plus tragique c’est les filins qui retiennent le navire par les bouts, gros comme il est, énorme en panse, il est léger, il s’envolerait, c’est un oiseau. Malgré les myrions de camelotes dans son ventre en bois, comble à en crever, le vent qui lui chante dans les humes l’emporterait par la ramure, même ainsi tout sec… sans toile, il partirait, si les hommes s’acharnaient pas, le retenaient pas par cent mille cordes souqués à rougir, il sortirait tout nu des docks par les hauteurs, il irait se promener dans les nuages, il s’élèverait au plus haut du ciel, vive harpe aux océans d’azur, ça serait comme ça le coup d’essor, ça serait l’esprit du voyage, tout indécent, y aurait plus qu’à fermer les yeux, on serait emporté pour longtemps, on serait parti dans les espaces de la magie, du sans-souci, passager des rêves du monde ! (…) C’est pas autre chose les miracles ! Ah ! je suis heureux que près des bateaux, c’est ma nature, j’en veux pas d’autres !

  Lorsque Céline comparait autrefois les femmes à des navires, ses images n’étaient pas seulement piquantes. On mesure désormais leur nécessité. Tout vient ici les recouper, les approfondir. Il parle de Virginia exactement comme il parlait des goélettes…
   C’est Virginia la plus gracieuse, sans aucun doute… une enchanteresse… Elle pèse rien dans la musique… Tout le monde l’admire… elle est exquise … c’est l’esprit du tourbillon… l’essor l’emporte c’est un rêve… aux flonflons… vire, glisse, câline… s’envole un deux trois la valse… poupée… 
  (Frédéric Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1987).

 

 


 

 

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         L'Amiral Bragueton.

 " En Afrique  ! que j'ai dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça vaudra ! " C'était un bateau comme les autres de la Compagnie des Corsaires Réunis qui m'a embarqué. Il s'en allait vers les tropiques, avec son fret de cotonnades, d'officiers et de fonctionnaires.
  Il était si vieux ce bateau qu'on lui avait enlevé jusqu'à sa plaque de cuivre, sur le pont supérieur, où se trouvait autrefois inscrite l'année de sa naissance ; elle remontait si loin sa naissance qu'elle aurait incité les passagers à la crainte et aussi à la rigolade.
  On m'avait donc embarqué là-dessus, pour que j'essaie de me refaire aux colonies. (...) Tant que nous restâmes dans les eaux d'Europe, ça ne s'annonçait pas mal. Les passagers croupissaient, répartis dans l'ombre des entreponts, dans les W.C., au fumoir, par petits groupes soupçonneux et nasillards. Tout ça bien imbibés de picons et cancans, du matin au soir et semblait-il sans jamais regretter rien de l'Europe.

 Notre navire avait nom : l'Amiral Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux tièdes que grâce à sa peinture. Tant de couches accumulées par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque à l'Amiral Bragueton à la manière d'un oignon. Nous voguions vers l'Afrique, la vraie, la grande ; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés aux croisements de fleuves qui n'en finissent plus. Pour un paquet de lames " Pilett " j'allais trafiqer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. C'était promis. La vie quoi ! Rien de commun avec cette Afrique décortiquée des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah ! non. Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique ! Nous les passagers buissonnants de l'Amiral Bragueton.
 

  (...) Ça n'a pas traîné. Dans cette stabilité désespérante de chaleur, tout le contenu humain du navire s'est coagulé dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond d'une baignoire d'eau fadasse. C'est depuis ce moment que nous vîmes à fleur de peau venir s'étaler l'angoissante nature des blancs, provoquée, libérée, bien débraillée enfin, leur vraie nature, tout comme à la guerre. Etuve tropicale pour instincts tels crapauds et vipères qui viennent enfin s'épanouir au mois d'août, sur les flancs fissurés des prisons. 
  (...) Ainsi, le Portugal passé, tout le monde se mit, sur le navire, à se libérer les instincts avec rage, l'alcool aidant, et aussi ce sentiment d'agrément intime que procure une gratuité absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activité. Se sentir nourri, couché, abreuvé pour rien pendant quatre semaines consécutives, qu'on y songe, c'est assez, n'est-ce pas, en soi, pour délirer d'économie ? Moi, seul payant du voyage, je fus trouvé par conséquent, dès que cette particularité fut connue, singulièrement effronté, nettement insupportable.

  (...) Et voici comment les choses se passèrent. Quelques temps après les îles Canaries, j'appris d'un garçon de cabine qu'on s'accordait à me trouver poseur, voire insolent ?... Qu'on me soupçonnait de maquereautage en même temps que de pédérastie... D'être même un peu cocaïnomane... Mais cela à titre accessoire... Puis l'Idée fit son chemin que je devais fuir la France devant les conséquences de certains forfaits parmi les plus graves. Je n'étais cependant qu'aux débuts de mes épreuves. C'est alors que j'appris l'usage imposé sur cette ligne, de n'accepter qu'avec une extrême circonspection, d'ailleurs accompagnée de brimades, les passagers payants ; c'est-à-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuité militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies françaises appartenant en propre, on le sait, à la noblesse des " Annuaires ".
  Je tenais, sans le vouloir, le rôle de l'indispensable " infâme et répugnant saligaud " honte du genre humain qu'on signale partout au long des siècles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand à terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour l'isoler enfin " le saligaud ", l'identifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles qu'on ne rencontrait que sur ce bord étroit.
  Une véritable réjouissance générale et morale s'annonçait à bord de l'Amiral Bragueton. " L'immonde " n'échapperait pas à son sort. C'était moi.
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.114).  

 

 

 

 

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      Le Papaoutah.

  Enfin, le petit cargo sur lequel je devais longer la côte, jusqu'à proximité de mon poste, mouilla en vue de Fort-Gono. Le Papaoutah qu'il s'intitulait. Une petite coque bien plate, bâtie pour les estuaires. On le chauffait au bois le Papaoutah. Seul blanc à bord, un coin me fut concédé entre la cuisine et les cabinets. Nous allions si lentement sur les mers que je crus tout d'abord qu'il s'agissait d'une précaution pour sortir de la rade. Mais nous n'allâmes jamais plus vite. Ce Papatouah manquait incroyablement de force.
 Nous cheminâmes ainsi en vue de la côte, infinie bande grise et touffue de menus arbres dans la chaleur aux buées dansantes. Quelle promenade ! Papatouah fendait l'eau comme s'il l'avait suée toute lui-même, douloureusement. Il défaisait une vaguelette après l'autre avec des précautions de pansements. Le pilote, me semblait-il de loin, devait être un mulâtre ; je dis " semblait ", car je ne trouvai jamais l'entrain qu'il aurait fallu pour monter là-haut sur la passerelle me rendre compte par moi-même. Je restai confiné avec les nègres, seuls passagers, dans l'ombre de la coursive, tant que le soleil tenait le pont, jusque sur les cinq heures.

 [...] Enfin, nous approchâmes du port de ma destination. On m'en rappela le nom : " Topo. " A force de tousser, de crachoter, trembloter, pendant trois fois le temps de quatre repas de conserves, sur ces eaux de vaisselle huileuses, le Papaoutah finit donc par aller accoster.
 Sur la berge pileuse, trois énormes cases coiffées de chaume se détachaient. De loin, cela vous prenait au premier coup d'œil un petit air assez engageant. L'embouchure d'un grand fleuve sablonneux, le mien, m'expliqua-t-on, par où je devrais remonter pour atteindre, en barque, le beau milieu de ma forêt. A Topo, ce poste au bord de la mer, je ne devais rester que quelques jours, c'était convenu, le temps de prendre mes suprêmes résolutions coloniales.

  Nous fîmes cap sur un léger embarcadère et le Papaoutah, de son gros ventre, avant de l'atteindre, rafla la barre. En bambou qu'il était l'embarcadère, je m'en souviens bien. Il avait son histoire, on le refaisait chaque mois, je l'appris, à cause des mollusques agiles et prestes qui venaient par milliers le bouffer au fur et à mesure. C'était même, cette infinie construction, une des occupations désespérantes dont souffrait le lieutenant Grappa commandant du poste de Topo et des régions avoisinantes.
  Le Papaoutah ne trafiquait qu'une fois par mois mais les mollusques ne mettaient pas plus d'un mois à bouffer son débarcadère.
 [...] Le lieutenant Grappa préparait sa justice. Nous y reviendrons. Il surveillait aussi de loin toujours et de l'ombre de sa case, la construction fuyante de son embarcadère maudit. A chaque arrivée du Papaoutah il allait attendre optimiste et sceptique des équipements complets pour ses effectifs.
 (Voyage au bout de la nuit, Poche, 1956, p.151).

 

 

 

 

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        L'Infanta Combitta.

  Il est bien rare que la vie revienne à votre chevet, où que vous soyez, autrement que sous la forme d'un sacré tour de cochon. Celui que m'avaient joué ces gens de San Tapeta pouvait compter. N'avaient-ils pas profité de mon état pour me vendre gâteux, tel quel, à l'armement d'une galère ? Une belle galère, ma foi, je l'avoue, haute de bords, bien ramée, couronnée de jolies voiles pourpres, un gaillard tout doré, un bateau tout ce qu'il y avait de capitonné aux endroits pour les officiers, avec en proue, un superbe tableau à l'huile de foie de morue représentant l'Infanta Combitta en costume de polo. Elle patronnait, m'expliqua-t-on par la suite, cette Royauté, de son nom, de ses nichons, et de son honneur royal le navire qui nous emportait. C'était flatteur.

 (...) Ce capitaine de l'Infanta Combitta avait eu quelque audace en m'achetant, même à vil prix, à mon curé au moment de lever l'ancre. Il risquait tout son argent dans cette transaction le capitaine. Il aurait pu tout perdre. Il avait spéculé sur l'action bénéfique de l'air de la mer pour me ravigoter. Il méritait sa récompense. Il allait gagner puisque j'allais mieux déjà et je l'en trouvais bien content. (...) Il s'amusait bien à me voir essayer de me soulever sur ma paillasse malgré la fièvre qui me tenait. Je vomissais. " Bientôt, allons, merdailleux, vous pourrez ramer avec les autres ! " me prédit-il.

  (...) On se fatiguait assez peu pendant cette traversée parce qu'on voguait la plupart du temps sous voiles. Notre condition dans l'entrepont n'était guère plus nauséeuse que celle des ordinaires voyageurs des basses classes dans un wagon du dimanche et moins périlleuse que celle que j'avais endurée à bord de l'Amiral Bragueton pour venir. Nous fûmes toujours largement éventés pendant ce passage de l'est à l'ouest de l'Atlantique. La température baissa. On ne s'en plaignait guère dans les entreponts. On trouvait seulement que c'était un peu long. Pour moi, j'en avais assez pris des spectacles de la mer et de la forêt pour une éternité.

 (...) L'Infanta Combitta roula encore pendant des semaines et des semaines à travers les houles atlantiques de mal de mer en accès et puis un beau soir tout s'est calmé autour de nous. Je n'avais plus de délire. Nous mijotions autour de l'ancre. Le lendemain au réveil, nous comprîmes en ouvrant les hublots que nous venions d'arriver à destination. C'était un sacré spectacle !
 (Voyage au bout de la nuit, Poche, 1956, p.183).

 

 

 

 

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       Le remorqueur.

 De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus.
 (Dernières phrases du Voyage).

 

 

 

 

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     Le trois-mâts russe et le charbonnier.

  Il a proposé lui-même qu'on aille faire un tour vers le port... Il s'y connaissait en navires. Il se souvenait de toute sa jeunesse. Il était expert en manœuvres. On a laissé maman avec ses bardas, on a piqué vers les bassins. Je me souviens bien du trois-mâts russe, le tout blanc. Il a fait cap sur le goulet à la marée de tantôt. Depuis trois jours il bourlinguait au large de Villiers, il labourait dur la houle... il avait de la mousse plein ses focs... Il tenait un cargo terrible en madriers vadrouilleurs, des monticules en pleine pagaye sur tous ses ponts, dans les soutes rien que de la glace, des énormes cubes éblouissants, le dessus d'une rivière qu'il apportait d'Arkangel exprès pour revendre dans les cafés...
 
Il avait pris dans le mauvais temps une bande énorme et de la misère sur son bord... On est allés le cueillir nous autres avec papa, du petit phare jusqu'à son bassin. L'embrun l'avait tellement drossé que sa grande vergue taillait dans l'eau... Le capitaine, je le vois encore, un énorme poussah, hurler dans son entonnoir, dix fois fort encore comme mon père ! Ses lapins, ils escaladaient les haubans, ils ont grimpé rouler là-haut tous les trémats, la toile, toutes les cornes, les drisses jusque dessous le grand pavillon de Saint-André... On avait cru pendant la nuit qu'il irait s'ouvrir sur les roches. Les sauveteurs voulaient plus sortir, y avait plus de Bon Dieu possible... Six bateaux de pêche étaient perdus. Le " corps marin " même, sur le récif du Trotot il avait rué un coup trop dur, il était barré dans ses chaînes... Ça donnait une idée du temps.

 Devant le café " La Mutine " y a eu la manœuvre aux écoutes... sur bouée d'amarres avec une dérive pas dangereuse... Mais la clique était si saoule, celle du hale, qu'elle savait plus rien... Ils ont souqué par le travers... L'étrave est venue buter en face dans le môle des douaniers... La " dame " de la proue, la sculpture superbe s'est embouti les deux nichons... Ce fut une capilotade... Ça en faisait des étincelles... Le beaupré a crevé la vitre... Il s'est engagé dans le bistrot... Le foc a raclé la boutique. Ça piaillait autour en émeute... Ça radinait de tous les côtés. Il a déferlé des jurons... Enfin tout doux... Le beau navire s'est accosté... Il a bordé contre la cale, criblé de filins... Au bout de tous les efforts, la dernière voilure lui est retombée de la misaine... étalée comme un goéland.
  L'amarre en poupe a encore un grand coup gémi... La terre embrasse le navire. Le cuistot sort de sa cambuse, il lance à bouffer aux oiseaux râleurs une énorme écuelle. Les géants du bord gesticulent le long de la rambarde, les ivrognes du débarquement sont pas d'accord pour escalader la passerelle... les écoutilles pendent... Le commis des écritures monte le premier en redingote... La poulie voyage au-dessus avec un bout de madrier... On recommence à se provoquer... C'est le bastringue qui continue... Les débardeurs grouillent sur les drisses... Les panneaux sautent... Voici l'iceberg au détail !... Après la forêt !... Fouette cocher !... Le charroi s'amène... Nous n'avons plus rien à gagner, les émotions sont ailleurs.

  Nous retournons au sémaphore, c'est un charbonnier qu'on signale. Par le travers du " Roche Guignol " il arrive en berne. Le pilote autour danse et gicle avec son canot d'une vague sur l'autre. Il se démène... Il est rejeté... enfin il croche dans l'échelle... il escalade... il grimpe au flanc. Depuis Cardiff le rafiot peine, bourre la houle... Il est tabassé bord sur bord dans un mont d'écume et d'embrun... Il rage au courant... Il est déporté vers la digue... Enfin la marée glisse un peu, le requinque, le refoule dans l'estuaire... Il tremble en rentrant, furieux, de toute sa carcasse, les paquets le pourchassent encore. Il grogne, il en râle de toute sa vapeur. Ses agrès piaulent dans la rafale. Sa fumée rabat dans les crêtes, le jusant force contre les jetées.
  Les " casquets " au ras d'Emblemeuse on les discerne, c'est le moment... Les petites roches découvrent déjà sur la marée basse... Deux cotres en perte tâtent un passage... La tragédie est imminente ; il faut pas en perdre une bouchée... Tous les passionnés s'agglomèrent à la pointe de la digue, contre la cloche de détresse... On scrute les choses à la jumelle... Un des voisins nous prête les siennes. Les bourrasques deviennent si denses qu'elle bâillonnent. On étouffe dessous... Le vent grossit la mer encore... elle gicle en gerbes haut sur le phare... elle s'emporte au ciel.
 
 Mon père enfonce sa casquette... Nous ne rentrerons qu'à la nuit... Trois pêcheurs rallient démâtés... Au fond du chenal leurs voix résonnent... Ils s'interpellent... Ils s'empêtrent dans les avirons...
 Maman, là-bas est inquiète, elle nous attend à la " Petite Souris ", le caboulot des mareyeurs... Elle a pas vendu grand-chose... On ne s'intéresse plus nous autres que dans les voyages au long cours.
  (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.135).

 

 

 

 

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        Le cargo des Indes.

 Un terrible râle de chaudière m'a réveillé en sursaut !... Un bateau longeait la rive... Il forçait contre courant... Les " Salvations " de tout à l'heure ils étaient barrés... Les nègres sautaient sur l'estrade... Ils cabriolaient en jaquette... Ils rebondissaient sur la chaussée... Les pans mauves frétillaient derrière, dans la boue et l'acétylène. Les " Ministrels " c'était inscrit sur leur tambour... Ils arrêtaient pas... Roulements... Dégagements... Pirouettes !... Une grande énorme sirène a déchiré tous les échos... Alors la foule s'est figée... On s'est rapprochés du bord, pour voir la manœuvre d'abordage... Je me suis calé dans l'escalier, juste tout près des vagues...

  La marmaille des petits canots s'émoustillait dans les remous à la recherche du filin... La chaloupe, la grosse avec au milieu sa bouillotte, l'énorme tout en cuivre, elle roulait comme une toupie... Elle apportait les papiers. Il résistait dur au courant le " cargo " des Indes... Il tenait toujours la rivière dans le milieu du noir... Il voulait pas rapprocher... Avec son œil vert et son rouge... Enfin, il s'est buté quand même, le gros sournois, contre un énorme fagot qui retombait du quai... Et ça craquait comme un tas d'os... Il avait le nez dans le courant, il mugissait dans l'eau dure... Il ravinait dans sa bouée... C'était un monstre à l'attache... Il a hurlé un petit coup... Il était battu, il est resté là tout seul dans les lourds remous luisants... On est retournés vers le manège, celui des orgues et des montagnes...
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.245).

 

 

 

 

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         Tous les modèles.

 Un soir je l'ai aperçu mon père... Il longeait les grilles. Il s'en allait aux commissions... Alors pour pas courir le risque, je restais plutôt dans le Carrousel... Je me planquait entre les statues... Je suis entré une fois au Musée... C'était gratuit à l'époque. Les tableaux, moi je comprenais pas, mais en montant au troisième, j'ai trouvé celui de la Marine. Alors je l'ai plus quitté. J'y allais très régulièrement. J'ai passé là, des semaines entières...  Je les connaissais tous les modèles... Je restais seul devant les vitrines... J'oubliais tous les malheurs, les places, les patrons, la tambouille... Je pensais plus qu'aux bateaux... Moi, les voiliers, même en modèles, ça me faisait franchement déconner...

   J'aurais bien voulu être marin... Papa aussi autrefois... C'était mal tourné pour nous deux !... Je me rendais à peu près compte...
  En rentrant à l'heure de la soupe, il me demandait ce que j'avais fait ?... Pourquoi j'arrivais en retard... - J'ai cherché ! que je répondais... Maman avait pris son parti. Papa, il grognait dans l'assiette... Il insistait pas davantage.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.351).

 

 

 

 

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