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												DÉLIRES 												
												  
												
												  												
												
												  
												
												 - " 
												Il faut que j'entre dans le 
												délire, que je touche au plan 
												Shakespeare car je suis 
												incapable de construire une 
												histoire avec l'esprit logique 
												des Français. " 
       (Robert de St Jean, Cahiers Céline 
												1, p. 51). 
												 
 - " C'est l'âge aussi qui vient peut-être, le 
												traître, et nous menace du pire. 
												On n'a plus beaucoup de musique 
												en soi pour faire danser la vie, 
												voilà. Toute la jeunesse est 
												allée mourir déjà au bout du 
												monde dans le silence de vérité. 
												Et où aller dehors, je vous le 
												demande, dès qu'on n'a plus en 
												soi la somme suffisante de 
												délire ? 
 La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde 
												c'est la mort. Il faut choisir, 
												mourir ou mentir. Je n'ai jamais 
												pu me tuer moi. " 
    (Voyage au bout de la nuit, Poche, 
												1968, p.202). 
												  
												  
												  
												
												          
												Vie supportable que 
												transformée en délires... 
												
												 Romans, 
												guignol, cirque, films, théâtre, 
												opérettes, Céline en avait plein 
												la tête. Seule la médecine le 
												ramenait à la réalité. Sorti du 
												dispensaire, Destouches 
												redevenait Céline. La vie 
												n'était supportable que 
												transformée en mythes, légendes, 
												musiques, délires. Combien de 
												fois le mot " délire " ou ses 
												synonymes apparaissent sous sa 
												plume ! Dès le 25 mai 1916, en 
												route pour le Cameroun, il écrit 
												à Simone Saintu en se lançant 
												dans un délire dont les 
												sonorités, et la cadence 
												montrent le plaisir d'écrire : " 
												Je vois par-ci par-là errer des 
												requins, quelques baleines, une 
												foule de poissons volants, des 
												nègres, le tout sur fond vert - 
												sautant, vaguant, roulant, 
												valsant au son d'un  
												piston de machinerie que 
												j'entendrai encore au Jugement 
												Dernier et par raffinement 
												futuriste quelques renards 
												par-ci par-là. " (Lettres, 
												16-9) 
 Le 20 décembre 1929 à Joseph Garcin : " Vous avez l'enthousiasme et toutes 
												ces aventures qui alimentent mon 
												délire. Vous connaissez mon 
												projet. " 
 Le 21 mars 1930, au même Garcin : " Vous le savez j'écris un roman, 
												quelques expériences 
												personnelles qui doivent tenir 
												sur le papier, la part de folie, 
												la difficulté aussi, labeur 
												énorme... " 
 Le 4 août 1930, à Garcin encore : " Connaissez-vous les travaux de Freud ? 
												[...] Tout ceci alimente mon 
												délire, et le jeu est à la mode 
												- Il faut jouer, ou se taire une 
												fois  pour toutes. " 
 En avril 1931, toujours à Joseph Garcin : " Oui Mahé est un grand 
												connaisseur de collégiennes en 
												cavale. [...] Ensemble nous 
												encourageons les danseuses, 
												entrée des artistes. Quelles 
												grâces, et envols et fines 
												ondes. Nous travaillons pour le 
												délire - consommation sans doute 
												mais vous le savez, j'aime les 
												filles saines et délivrées et un 
												peu lesbiennes, alors je me 
												régale. Au théâtre, je me cache 
												derrière le rideau, il faut pour 
												l'orchestre toutes ses artères, 
												et l'âge est là inexorable. " 
												(Lettres, 31-4) 
												
												 Dans
												Voyage au bout de la nuit 
												: " A 37 ° tout devient banal. " 
												Comme l'a si bien dit Pol 
												Vandromme, " Céline est un 
												écrivain enfiévré ". 
 Le 30 septembre 1932, il écrit à Cillie Ambor : " Je suis en train de me 
												mettre en route pour un nouveau 
												livre et il va falloir pendant 
												quelques années à nouveau sortir 
												de la vie pour tenir cet espèce 
												de délire en élan. " 
												(Lettres, 32-19) 
 En décembre 1932, il déclare à Mery Bromberger : " Céline est un loufoque, 
												voilà tout ! Qu'on n'y voie pas 
												des tranches de vie, mais un 
												délire. Et surtout pas de 
												logique. Bardamu n'est pas plus 
												vrai que Pantagruel et Robinson 
												que Picrochole. Ils ne sont pas 
												à la mesure de la réalité. Un 
												délire ! " 
 Le 20 février 1933, Robert de Saint-Jean note que lors d'un dîner chez 
												Ramon Fernandez, Bernanos et 
												Vallery-Radot essaient de 
												prouver à Céline que " le délire 
												de ses personnages trahit chez 
												lui une soif de surnaturel. " 
 (Eric Mazet, Céline et les femmes, Spécial Céline n° 19, hiver 2016, p. 
												72). 
												  
												  
												  
												
												 ********* 
												  
												  
												
												              
												LE STAND DES 
												NATIONS. 
												
												 Au 
												fronton de la baraque on lisait 
												son vieux nom en vert et rouge ; 
												c'était la baraque d'un tir : Le 
												Stand des Nations qu'il 
												s'appelait. Plus personne pour 
												le garder non plus. Il tirait 
												peut-être avec les autres 
												propriétaires à présent, avec 
												les clients. 
 Comme les petites cibles dans la boutique en avaient reçu des balles ! 
												Toutes criblées de petits points 
												blancs ! Une noce pour la 
												rigolade que ça représentait : 
												au premier rang, en zinc, la 
												mariée avec les fleurs, le 
												cousin, le militaire, le promis, 
												avec une grosse gueule rouge, et 
												puis au deuxième rang des 
												invités encore, qu'on avait dû 
												tuer bien des fois quand elle 
												marchait encore la fête. 
 - Je suis sûre que vous devez bien tirer, vous Ferdinand ? Si c'était la 
												fête encore, je ferais un match 
												avec vous !... N'est-ce pas que 
												vous tirez bien Ferdinand ? 
 - Non, je ne tire pas très bien... 
												
												 Au 
												dernier rang derrière la noce, 
												un autre rang peinturluré, la 
												Mairie avec son drapeau. On 
												devait tirer dans la Mairie 
												aussi quand ça fonctionnait, 
												dans les fenêtres qui 
												s'ouvraient alors d'un coup sec 
												de sonnette, sur le petit 
												drapeau en zinc même on tirait. 
												Et puis sur le régiment qui 
												défilait, en pente, à côté, 
												comme le mien, place
												 Clichy, 
												celui-ci entre les pipes et les 
												petits ballons, sur tout ça on 
												avait tiré tant qu'on avait pu, 
												à présent sur moi on tirait, 
												hier, demain. 
 - Sur moi aussi qu'on tire Lola ! que je ne pus m'empêcher de lui crier. 
 - Venez ! fit-elle alors... Vous dites des bêtises, Ferdinand, et nous 
												allons attraper froid. 
												
												  
												Nous descendîmes vers 
												Saint-Cloud par la grande allée, 
												la Royale, en évitant la boue, 
												elle me tenait par la main, la 
												sienne était toute petite, mais 
												je ne pouvais plus penser à 
												autre chose qu'à la noce en zinc 
												du Stand de là-haut qu'on avait 
												laissée dans l'ombre de l'allée. 
												J'oubliais même de l'embrasser 
												Lola, c'était plus fort que moi. 
												Je me sentais tout bizarre. 
												C'est même à partir de ce 
												moment-là, je crois, que ma tête 
												est devenue si difficile à 
												tranquilliser avec ses idées 
												dedans. 
 Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud il faisait tout à fait sombre. 
 - Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous... 
												Cela vous changerait les 
												idées... On y rencontre toujours 
												beaucoup de monde... A moins que 
												vous ne préfériez dîner dans ma 
												chambre ? - Elle était bien 
												prévenante, en somme, ce 
												soir-là. 
 Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine étions-nous à 
												table que l'endroit me parut 
												insensé. Tous ces gens assis en 
												rang autour de nous me donnaient 
												l'impression d'attendre eux 
												aussi que des balles les 
												assaillent de partout pendant 
												qu'ils bouffaient. 
												
												 - 
												Allez-vous en tous ! que je les 
												ai prévenus. Foutez le camp ! On 
												va tirer ! Vous tuer ! Nous tuer 
												tous ! 
 On m'a ramené à l'hôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même 
												chose. Tous les gens qui 
												défilaient dans les couloirs du 
												Paritz semblaient aller se faire 
												tirer et les employés derrière 
												la grande caisse, eux aussi, 
												tout juste faits pour ça , et le 
												type d'en bas même, du Paritz, 
												avec son uniforme bleu comme le 
												ciel et doré comme le soleil, le 
												concierge qu'on l'appelait, et 
												puis des militaires, des 
												officiers déambulants, des 
												généraux, moins beaux que lui 
												bien sûr, mais en uniforme quand 
												même, partout un tir immense, 
												dont on ne sortirait pas ni les 
												uns ni les autres. Ce n'était 
												plus une rigolade. 
												
												 - 
												On va tirer ! que je leur criais 
												moi, du plus fort que je 
												pouvais, au milieu du grand 
												salon. On va tirer ! Foutez donc 
												le camp tous !... Et puis par la 
												fenêtre que j'ai crié ça aussi. 
												Ça me tenait. Un vrai scandale. 
												" Pauvre soldat ! " qu'on 
												disait. Le concierge m'a emmené 
												au bar bien doucement, par 
												l'amabilité. Il m'a fait boire 
												et j'ai bien bu, et puis enfin 
												les gendarmes sont venus me 
												chercher, plus brutalement eux.
												 
 Dans le Stand des Nations il y avait aussi des gendarmes. Je les avais 
												vus. Lola m'embrassa et les aida 
												à m'emmener avec leurs menottes. 
												Alors je suis tombé malade, 
												fiévreux, rendu fou, qu'ils ont 
												expliqué à l'hôpital, par la 
												peur.  
 C'était possible. La meilleure des choses à faire, n'est-ce-pas, quand on 
												est dans un monde, c'est d'en 
												sortir ? Fou ou pas, peur ou 
												pas. 
 (Voyage au bout de la nuit, Poche, 1968, p.63). 
												
												 
  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												                                                                                                                              
												********* 
												
												  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												              
												 Le 
												VOYAGE... Un DELIRE... 
												
												 Une 
												autobiographie mon livre ? C'est 
												un récit à la troisième 
												puissance. Céline fait délirer 
												Bardamu qui dit ce qu'il sait de 
												Robinson. Qu'on n'y voie pas des 
												tranches de vie, mais un délire. 
												Et surtout pas de logique. 
												Bardamu n'est pas plus vrai que 
												Pantagruel et Robinson que 
												Picrochole. Ils ne sont pas à la 
												mesure de la réalité. Un délire 
												!  
 Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon éditeur, ni les 
												critiques, ni personne. Vous non 
												plus ! Le voilà ! C'est l'amour 
												dont nous osons parler encore 
												dans cet enfer, comme si l'on 
												pouvait composer des quatrains 
												dans un abattoir. 
  
 L'amour impossible aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec 
												l'argent, cet autre bien 
												indispensable. Il finit enfin 
												par trouver un coin tranquille, 
												des rentes, une petite femme qui 
												l'aime. Pourtant, il ne peut pas 
												en rester là. Il lui faut partir 
												quand il a le bonheur bourgeois 
												sous la main, une petite maison, 
												une épouse câline, des poissons 
												rouges. 
												
												 Il se dit 
												qu'il est fou pour être comme 
												cela. Il s'en va. Madelon le 
												poursuit. Elle ne croit pas 
												qu'il soit fou et lui le 
												comprend aussi. Il n'est 
												seulement pas assez égoïste pour 
												être heureux. La petite 
												l'assaille. Elle ne comprend 
												rien. Lui, pour en sortir et 
												sortir de lui-même, voudrait 
												être héroïque dans son genre. 
												Mais il ne sait pas comment. A 
												la fin, dans le taxi, il trouve. 
												Il dit à Madelon que ce n'est 
												pas elle mais l'univers entier 
												qui le dégoûte. Il le dit comme 
												il peut et il en meurt. 
  
  Personne n'a compris. Il est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si 
												! Je le sais bien. Je l'ai 
												compris quand j'ai dû le relire. 
												Si j'avais la force de 
												Dostoïevsky, je le 
												recommencerais. J'entrerais de 
												nouveau dans la vie, frappant un 
												coup à droite, un coup à gauche. 
												Mais je n'ai plus la force. J'ai 
												40 ans, je suis malade. Un homme 
												fini. Si seulement il y a dans 
												ce bouquin trois pages sur six 
												cents qui vaillent quelque 
												chose, cela me suffit. 
 (Interview avec Merry Bromberger, Cahiers Céline 1, Céline et 
												l'actualité littéraire, 
												Gallimard, NRF, mai 1985, p.30). 
												
												  
  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												                                                                                                                             
												********* 
												
												  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												                 
												 Délire 
												au Consulat. 
												
												 - 
												Allons ! Allons ! mon ami !... 
												Vous êtes nerveux voilà tout 
												!... Vous avez fait votre devoir 
												!... Tout votre devoir !... 
												Voulez-vous retourner en France 
												?... Vous voulez voir le Consul 
												?... Vos ressources sont-elles 
												épuisées ?... On va vous 
												rapatrier !... Quelle est votre 
												profession ?... 
 Il m'excède ce radoteux ! 
 - Assez !... je lui fais... Ça suffit... Assez 
												de vos mimiques !... Je veux 
												remonter en ligne !... Entendu 
												?... Je veux refaire tout mon 
												devoir...C'est net ! Tout seul 
												s'il le faut !... Je veux tout 
												tuer !... Attention Monsieur le 
												Major !... ça ne se passera pas 
												comme ça !... Je veux pas 
												retourner à Paris !... Je veux 
												remonter en ligne !... comme 
												Lucien Galant !... Benoît-la 
												-Moustache !... 
 - Mais vous ne pouvez pas mon ami ! Vous avez 80 pour 100 !... 
 - Alors je vais vous assassiner !... que je lui réponds tac au tac. 
 - Passez-moi un sabre !... 
 Et je saute sur le tisonnier que je vois là tout près... dans le seau à 
												charbon... Je vais lui 
												transpercer la paillasse !... à 
												ce barbichou !... 
												
												  Ils se 
												jettent alors à quatre sur moi 
												!... Ils me terrassent !... ils 
												me brutalisent !... Je lutte à 
												coups de pieds !... Je les 
												mords!... Ils m'emportent... ils 
												me traînent... ils m'éreintent ! 
												je rabote le couloir !... comme 
												ça en pleine prise de membres... 
												On passe devant une baie 
												ouverte... l'endroit du grand 
												salon tout sombre !... Qui 
												est-ce que j'aperçois ?... là au 
												fond, tout pâles... tout 
												fantômes... absolument sur le 
												noir ?... " Pouce ! Pouce ! "... 
												que je crie à mes brutes... à 
												ces lâches qui me pancracent 
												disloquent... 
 Ho ! là ! Garde à vous ! Je les vois !... Tous je les vois !... Là-bas ! 
												au fond !... Les vieux amis !... 
												debout sur le noir là !... fixes 
												!... Tous en chœur 
												un... deux... trois... cinq... 
												six !... debout dressés ! Salut 
												! que je leur crie ! Salut ! Ohé 
												! les hommes ! bonjour à tous 
												!... Debout les braves !... Je 
												les voyais absolument ! Ah ! pas 
												d'erreur !  
      
												 Fixes 
												là ! tels quels ! Nestor pas 
												grand dans le fond de la 
												pièce... sa grosse tête coupée 
												dans ses mains !... qu'il la 
												portait sur son ventre !... un 
												mac du Leicester !... qu'était 
												parti la semaine d'avant !... Et 
												le Gros-Lard à côté !... et 
												Fred-la-Moto !... et 
												Pierrot-Petits-Bras !... Et 
												Jojo-Belle-Bise !... Et 
												René-les-Clous !... celui-là le 
												ventre alors grand ouvert !... 
												Ils saignaient tous de quelque 
												part !... C'était ça le curieux 
												!... Et Lucien Galant et Muguet 
												!... Tue-Mouche en infanterie de 
												marine !... et Lu Carotte en 
												artilleur !... tout ça aligné 
												impeccable dans le fond du salon 
												! au plus sombre... Ils disaient 
												rien !... tous là debout !... en 
												uniforme mais la tête nue... Ils 
												étaient tous pâles de figure 
												!... blancs... blancs... comme 
												d'un reflet blême sous la 
												peau... une lueur... 
												
												 - Ohé ! les 
												hommes, que je les rappelle ! 
												ohé ! les hommes !... ohé ! 
												enflures !... ohé ! la classe 
												!... ça boume là-dedans ?... 
 Ils répondent rien... Ils bougent pas !... 
 - Ils sont gelés merde !... 
 J'entraîne tout le monde après moi !... Je veux aller leur parler moi-même 
												! leur parler de tout près 
												!...comme ça dans la tronche... 
												Ah ! ils ont beau m'agripper 
												!... je suis plus fort que tout 
												! Ils me les tordent !... je 
												hurle !... au moins quatorze 
												bureaucrates !... et deux... 
												trois vieilles filles !... qui 
												m'attrapent au vif les parties 
												!... mes forces décuplent !... 
												tout le personnel !... les 
												huissiers !... je les entraîne ! 
												Toute la grappe humaine !... 
												vers le fond !... le noir !... 
												Je veux parler moi à ces potes 
												!... où ils se tiennent là tout 
												saignants !... là tout pâles... 
												au garde à vous... Je veux les 
												toucher !...
												Ça y 
												est !... Je les touche !... Ils 
												y sont plus !... Zut !... C'est 
												un monde !... Je le crie tout 
												haut !... l'Imposture !... C'est 
												de la misère de vache encore 
												!... Ils se sont enfuis !... 
												évaporés !... Tant pis pour eux 
												merde !... ils payeront !... Ils 
												trouveront personne au grand 
												Trou !... C'est tout de la 
												viande de perdition !... Je les 
												avais tous bien reconnus !... 
												Tous les copains du Leicester 
												!... Ils m'avaient bien vu moi 
												aussi !... Ils étaient disparus 
												tels quels !... Leurs boyaux 
												autour de la taille... dans le 
												fond de la pièce du Consulat 
												!... 
												
												 - Allez, 
												descendez !... descendez !... 
												Sortez-le d'ici !... 
 Voilà comme on me traite ! Comme les huissiers font leur devoir ! Ah ! 
												mais c'est la lutte ! Moi je 
												veux rester là par terre, 
												songer, réfléchir. Je me jette 
												sous un banc. Ils me rattrapent, 
												m'arrachent, disloquent. Ah ! 
												ils sont trop en colère ! Je les 
												ai trop poussés à bout ! Même le 
												major si bienveillant... 
												Personne n'a plus un brin de 
												patience !... Ils me chargent 
												tous ensemble en même temps !... 
												Tous les employés du Consul !... 
												tous furieux alors, hommes, 
												femmes, demoiselles !... Je 
												bascule ! je roule ! je 
												m'écroule !... je m'abats plomb 
												en bas de l'escalier !... " Vive 
												la France !... que je hurle 
												quand même !... Vive le Consul 
												!... Vive Bedford Square !... 
												Vive l'Angleterre !... "  
 (Guignol's band, Folio, 1972, p. 300). 
												
												  
												
												  
												
												  
												
												 
  
												
												                                                                                                                           
												********* 
												
												  
												
												  
												
												                                                                                                                            
												
												  												
												
												             
												Et aussi 
												Freud. 
												
												 Au 
												fond, mon livre, c'est, en bien 
												des endroits, une sorte de 
												reportage comme on en trouve 
												dans les magazines. Et même, 
												est-ce bien du reportage ? Les 
												souvenirs des choses que j'ai 
												vues dans ma vie ne comptent pas 
												tant que cela. Ce ne sont que 
												des points de départ, des 
												prétextes qui me fournissent 
												l'occasion de noter mes rêves. 
												Car si la littérature a une 
												excuse (je crois bien d'ailleurs 
												que nous arrivons à la fin de la 
												littérature ; mais après tout, 
												peut-être ai-je tort de vous 
												dire cela : quand on a quelque 
												succès dans un genre, on est 
												toujours tenté de croire que ce 
												genre-là va disparaître parce 
												qu'on voudrait se persuader 
												qu'on a été un des seuls à y 
												réussir) ; si la littérature 
												donc a une excuse, c'est de 
												raconter nos délires. 
												
												 Le délire, 
												il n'y a que cela et notre grand 
												maître actuellement à tous, 
												c'est Freud. Peut-être, si vous 
												tenez absolument à me trouver 
												d'autres influences plus 
												littéraires, peut-être que vous 
												pourriez indiquer les livres de 
												Barbusse. 
 (Interview avec Charles Chassé, Cahiers Céline 1, Gallimard, mai 1985, 
												p.88).  
												
												 
												 
  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												                                                                                                                        
												********* 
												
												 
  
												
												  
												
												  
												
												  
												
												                  												 Le style 												du délire. 												
																							   
																								
												Sachant l'ultime vanité du 	délire, Céline ne s'interdit pas de le rechercher. Il prescrit 												même de s'en satisfaire, si l'on 												peut. 												   Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges, plus qu'on 												est loin et plus qu'on peut en 												mettre dedans des mensonges et 												plus alors qu'on est content, 												c'est naturel et c'est régulier. 												La vérité c'est pas mangeable 												(p.362).     A cette étape de la lecture de Voyage au bout de la nuit, 												l'attention se fixe sur le mot												délire, qui se révèle un 												des fils conducteurs de 												l'ouvrage. Il apparaît 												obstinément au cours des pages, 												thème central de la méditation, 												lié à celui de la décrépitude et 												de la nécessité : 																																				 La 												meilleure des choses à faire, 												n'est-ce pas, quand on est dans 												ce monde, c'est d'en sortir ? 												Fou ou pas, peur ou pas 												(p.65).    												 Et où aller dehors, je 												vous le demande, dès qu'on n'a 												plus en soi la somme nécessaire 												de délire ? (p.202).												    J'étais prêt à toutes les résolutions du sommeil maintenant que j'avais 												absorbé un peu de cet admirable 												délire de l'âme (p.203).    												 Mais : " délire des uns 												ne fait pas du tout le bonheur 												des autres et chacun ici-bas se 												trouve indisposé par la marotte 												du voisin. " (p.280). 																																				 Ainsi 												donc le délire est ambivalent, à 												la fois ce qui permet de vivre, 												malgré tout, et composante du 												malheur de l'homme, puisque le 												monde est une somme de délires 												qui  se heurtent. Le malheureux 												parfait, le paria, c'est celui 												qui n'est pas délirant, ou chez 												qui le délire n'est que 												passager, instable, celui chez 												qui le délire ne parvient pas à 												se coaguler en " idée directrice 												" de la vie, à orienter un 												projet global. Tous les délires 												des autres se liguent pour le 												détruire. 																																				 Les 												heureux, par contre, sont les 												délirants parfaits. Plus on est 												fou plus on rit. C'est pourquoi 												les asiles d'aliénés jouent un 												tel rôle dans le Voyage : 												lieux bénis où les vrais fous 												entre eux, protégés du monde 												agité de délires plus 												meurtriers, peuvent coïncider 												pleinement avec leurs 												divagations. La véritable 												catastrophe, qui menace 												toujours, c'est la retombée du 												délire, la perte de l'illusion 												globale. 																																				 Mort 												à crédit est une 												constellation de délires. Aussi 												tout le monde y est-il heureux, 												malgré les apparences, sauf le 												jeune narrateur, insuffisamment 												doué d'illusions, abruti de 												malheurs, contre qui tous les 												délirants s'acharnent à la 												poursuite des chimères qui 												constituent pour eux la seule 												réalité. Délire paternel 												transformant en Néron domestique 												ce minable petit employé, délire 												maternel qui sublime l'échec 												commercial en sainteté du petit 												commerçant, délire de Courtial 												qui transforme le monde en un 												Concours Lépine gigantesque, 												pour ne citer que les 												divagations qui marquent le plus 												profondément l'éducation de 												Ferdinand. 																																				 Le 												délire est la raison de vivre de 												ces personnages, ce que le 												suicide de Courtial démontre : 												finalement désabusé, celui-ci ne 												peut survivre à ses illusions 												catastrophiques et 												indispensables.   Dans ce roman, Céline met au point le style du délire, et par la même 												occasion se suicide en tant que 												romancier. Commentant son 												œuvre 												sur la fin de sa vie, Céline 												s'attache presque uniquement à 												son aspect stylistique, sentant 												confusément que le style en est 												la clé. Il a inventé un style 												qu'il définit comme émotif, 												fondé sur une transposition du 												langage parlé. Il lui arrive de 												condamner le Voyage 												encore plein de phrases filées, 												" Paul Bourget " plus qu'à 												moitié. 																																				 On 												peut dire que le style du délire 												tel qu'il envahit Mort 												est bien une espèce de " style 												parlé ", puisqu'il est placé 												dans la bouche de personnages.  												Cependant, on ne " cause " pas 												dans Mort à crédit. Les 												personnages hurlent, se 												plaignent, vitupèrent, 												gémissent, et n'admettent jamais 												la réplique. Ils sont enfermés 												dans une divagation qui ne 												recherche pas l'authenticité, 												qui la fuit du plus loin. Les 												monologues se poursuivent dans 												des univers parallèles, entre 												lesquels circulent seuls des 												signaux de déclenchement. Un mot 												met en branle la tirade que rien 												ne pourra plus arrêter. 																																				 (...) 												Il reste à voir que même à son 												paroxysme, même aux sommets où 												le délire semblait le plus 												authentique, au moment où se 												posait sérieusement la question 												de la folie de Céline, le délire 												est resté parodique, révélant 												une distance entre la divagation 												et l'auteur, qui dans le même 												moment où il déraille ne peut 												pas se prendre totalement au 												sérieux, fausse folie et vraie 												en même temps, comédie 												paradoxale mais nécessaire.																								  C'est en 												ceci que nous pourrions voir un 												Céline pascalien à demi, puisque 												pour échapper à l'horreur de la 												condition humaine l'homme 												conscient doit ou se divertir ou 												faire les gestes de la foi. 												Pascalien incomplet mais 												profondément de son siècle 												puisque l'agenouillement, 												l'abêtissement restent sans 												objet et que le chercheur de foi 												s'entête tout en se sachant 												ridicule.    L'irrationnel reste pour Céline la seule raison d'être, le seul mode de 												vie possible entre l'espoir pour 												tous les hommes qu'il ne peut 												concevoir, et le suicide qui lui 												fait horreur - incapable de 												faire confiance à l'homme et de 												concevoir Dieu, son cri se perd 												dans un grincement qui reste 												trop humain pour ne pas nous 												faire trembler, nous renvoyer 												vers notre miroir.  (Michel Beaujour, La quête du délire, Les cahiers de l'Herne, 												Poche-Club, 1968, p. 242). 																								  																								
												 
  
																								  																								  																								                                                                                                   												********* 																								  
																								  
																								  												  												  																								   																																				Le maudit curé ou Vaudremer le 												médecin quatre galons... 																								 																																				Je me couche et j'attends... pas 												long ! Je secoue mon page !... 												un frisson !... deux !... 												toujours lucide je me dis : ça y 												est !... ce pristi maudit boueux 												curé m'a fait attraper la crève 												!... je le savais en l'écoutant 												!... je voulais pas y aller !... 												certain aussi que j'allais 												délirer, l'accès !... délire 												vous passe le temps... mais 												délirer est délicat devant des 												personnes... vous pouvez 												regretter vos paroles... 												puisqu'il s'agit d'un paludisme 												que je traîne depuis quarante 												ans, depuis le Cameroun, vous 												pensez que je												suis pas 												surpris... ce coup de cureton, 												sous la flotte, trempé à l'os, 												au vent du nord, à écouter ses 												sornettes, ça allait de soi !... 												si c'était tout !... mais non 												!... mais non !... autre chose 												dans le coin... à la porte... je 												suis sûr, quelqu'un d'assis... 												je vais pas allumer... bouger... 												c'est peut-être seulement 												l'effet de la fièvre ! l'autre 												aussi a parlé de Noël... 												peut-être une idée, et la 												fièvre... un intrus ?... tout se 												peut !... ce foutu ratichon est 												bien venu sonner... peut-être 												revenu ?... je jurerais pas... 												en tout cas dans le coin là, 												quelqu'un... je vais pas y 												aller... je tremble et 												transpire... quelqu'un ?... 												quelque chose ?... assez à faire 												!... l'esprit demeure, 												remarquez... je considère... oui 												! mieux ! verdâtre ce quelqu'un, 												assis... une lumière de ver 												luisant... j'ai bien fait 												d'attendre... ces apparitions ne 												durent pas... je le vois 												maintenant presque... c'est un 												militaire... il vient me parler 												? qu'il parle !... j'attends... 												il parle pas, il bouge pas... 												assis... verdâtre...  - Alors ?... alors ?  Je questionne... je tremble... Oh ! il me fait peur !... bigre mais c'est 												lui !... je le connais... je le 												connais ! là, verdâtre... 												luisant... plus ou moins...  - Vaudremer !  Je l'appelle... il répond rien... il est là pourquoi ? pour Noël ?... 												comme le ratichon ?... il est 												passé par la grille ?... à 												travers ?... les chiens n'ont 												pas aboyé... bizarre 												 frasque 												!... ce Vaudremer je l'ai connu 												médecin quatre galons... c'était 												où ?... vous pensez un peu la 												mémoire dans mon état de fièvre, 												sudation, saccades de tout le 												page... j'ai le droit de ne pas 												être sûr... surtout qu'il ne 												m'aidait pas du tout... je 												hausse le ton... je me force, 												vous remarquez...  - Vaudremer !... semi-lumineux !... je vous somme !... qu'est-ce que vous 												me voulez ?... vous êtes là ?... 												oui ?... non ?... revenant 												d'où... 																								 Il 												ne bouge pas... je vois pas 												sa figure... mais ! c'est lui... 												nous consultions là-bas 												ensemble... lui médecin-chef... 												il se faisait drôlement insulter 												d'une baraque l'autre... 												l'esprit était détestable... 												tous les ménages se plaignaient 												qu'ils avaient froid, qu'ils 												avaient faim, qu'ils avaient 												soif, tout le personnel 												S.N.C.A.S.O., campé en baraques 												Adrian ! ouvriers, maîtrise, 												ingénieurs, et les infirmiers... 												que c'était la honte !... que 												nous médecins étaient criminels, 												ennemis du peuple, 												réactionnaires, que nous avions 												tout préparé, les stukas, 												la cinquième colonne, le trust 												des denrées, que les pauvres 												gens meurent de faim et 												d'épidémies... que nos 												soi-disant médicaments étaient 												bel et bien des poisons... la 												preuve que personne pouvait plus 												aller aux gogs (trois enfants 												noyés) tellement les feuillées 												débordaient, que c'était la 												brune inondation, par les 												coliques, pisseries, dues à nos 												soi-disant remèdes... que la 												diarrhée générale submergerait 												tout... que les boches de 												Saint-Jean-d'Angely avaient leur 												tactique, tous leurs tanks en 												position pour nous refouler tous 												dans la merde qu'on meure tous, 												bouge plus, sous au moins un 												mètre d'excréments, si on 												faisait mine d'échapper...     																								  												Comment ils avaient fini ? je me 												demande ! une chose nous fûmes 												épargnés, Lili, moi, Bébert, en 												raison de notre ambulance... 												notre ? non ! celle de 												Sartrouville, que j'avais amenée 												jusque-là... le parcours dont on 												ne parle jamais dans les annales 												de l'Epopée... " La 												Seine-La-Rochelle " !... et avec 												quel mal !... pas que moi et 												Lili, une grand-mère et deux 												nourrissons ! j'avais dû les 												laisser en plan sur la grande 												place de La Rochelle... vous me 												direz : des inventions ! pas du 												tout !... la preuve, la môme, la 												plus petite je me souviens 												encore de son nom : Stéfani !... 												elle doit être mariée à présent 												et mère de famille... au moment 												là elle avait un mois, tout au 												plus... le général commandant la 												place, général français, voulait 												que nous embarquions pour 												Londres avec la bouzine, et la 												grand-mère et les mômes, certes 												c'était tentant !... ma fortune 												prenait un autre tour, quel 												héros je serais à l'heure 												actuelle ! quelles stèles et 												quelles rues à mon nom !  - Mon général ! non ! je refuse ! tout mon respect et mille regrets, mon 												général ! consigne d'abord ! ces 												nourrissons et la grand-mère, 												très alcoolique, appartiennent à 												Sartrouville ! avec la bouzine 												!... je dois tout remonter à 												Sartrouville !  - Parfait ! disposez docteur ! 																								  												Je ne suis pas revenu au camp 												Adrian, si fétide... adieu 												Saint-Jean-d'Angely !... je n'ai 												jamais su s'ils avaient fini 												sous les tanks... ou sous les 												diarrhées... Je n'ai jamais revu 												Vaudremer... pourtant n'est-ce 												pas c'est bien lui, il était là, 												assis, ne disant mot... et 												fluorescent !... je vais 												l'interpeller à la fin !... non 												!... je ne peux pas... une 												chose, j'oublie !... je vous ai 												dit je m'embarquais avec joie 												pour Londres... vous direz il 												nous affirme ça pour les besoins 												de la circonstance, pour avoir 												l'air résistant... que non ! 												mais non ! j'ai des raisons et 												pas d'hier, d'être anglophile... 												bien plus que ceux qui y ont été 												! je pense à ce général qui 												m'offrait... je pense à ce 												fantôme de Vaudremer là, 												fluorescent, assis... enfin 												l'espèce de fantôme... et je 												sais que m'en vais... oh pas 												n'importe où !... ici même 												l'espèce de Vaudremer 												s'éteint... il s'éteint parce 												que les chiens hurlent... 												ouah !... vraiment les 												chiens... pas que du rêve !... 												je dégouline transpire, je 												grelotte encore fort, mais c'est 												la fin... depuis trente ans que 												je pique des accès, je sais 												comment ils finissent... et 												aussi leurs façons d'attaque... 												ce coup-ci c'est ce foutu 												ratichon qui m'a tenu à la 												grille... j'aurais pas dû 												l'écouter... ouah !... ouah 												!... maintenant là qui c'est 												?... Lili et les chiens... elle 												allume... toutes les lampes... 												elle a pas peur...  - Tu parlais avec quelqu'un ?  - C'était Vaudremer...  Elle insiste pas... elle croit que je divague encore...     (Rigodon, Folio, Gallimard,1973, p.35). 																								  																								  
																								  												  												                                                                                                                              												 ********* 												  
												  
												  												  												  
												
												   
						Ce n’est pas un hasard si Mort à crédit débute 
						sur une mort, justement. La mort de la concierge. Les 
						quelques pages d’ouverture balancent entre une misère 
						irrespirable et la tentation, pour le récitant, de la 
						fuir. De la fuir comment ? Essentiellement par le 
						délire.   Ce délire mérite d’être défini. Il y a en lui quelque 
						chose d’évidemment clinique. Le délire est d’abord une 
						maladie – et l’une des plus horribles qu’il soit. Il 
						débouche sur la folie – ce stade limite de la misère. Ce 
						n’est pas tout. Le délire exprime la souffrance, mais il 
						est aussi un moyen psychologique pour y échapper.    Le délirant perd le contact avec la réalité 
						quotidienne et atroce du monde. Il n’en a plus 
						conscience. Il la fuit. Bref, comme tous les autres 
						types de parole célinienne – parole de distraction, 
						parole cynique pour améliorer son état, parole naïve 
						pour corriger le monde - , la parole de délire a pour 
						objet de remédier à la misère après en avoir été la 
						conséquence (on délire sous la pression d’une fièvre, 
						d’une douleur), mais cette ambition est vaine puisque 
						cette parole la redouble, elle aussi, la misère. 
						Connaît-on une horreur plus grande que celle d’un 
						asile ?    
												
												   Ce n’est pas encore tout. Ce délire qui happe Bardamu 
						et Ferdinand les hausse sur un plan de réalité 
						supérieure. Tout se passe comme s’ils prenaient alors 
						conscience des vraies valeurs du monde. Les apparences 
						se dépouillent – et voilà les héros livrés à une 
						appréhension exacte des injustices, des souffrances et 
						des fatalités qui les assaillent.   Nous n’en donnerons 
						qu’un seul exemple.   Au début de Voyage au bout de la nuit, Bardamu 
						déclare à son ami Arthur Ganate : On est tous assis 
						sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu 
						peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des 
						clous même à tirer tout nous autres ! Et qu’est-ce qu’on 
						en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des 
						misères, des bobards et puis des vacheries encore.    Plus tard, à la fin de son séjour africain, 
						grelottant de fièvre, Bardamu se met à délirer. Il se 
						voit victime d’une universelle conspiration. Il rêve son 
						voyage aux Etats-Unis à bord d’une immense galère. 
						Episode onirique ? Episode mensonger ? Non ! Cette 
						galère est vraie. Vraie comme le délire célinien 
						qui a pour fonction de faire simplement glisser une 
						vérité métaphorique (la galère du début) vers une 
						réalité physique (la galère vers l’Amérique), 
						pulvérisant ainsi les apparences raisonnables pour mieux 
						rejoindre l’on ne sait quelle vérité essentielle. 
												 
												
											  C’est exactement de cette façon qu’il faut comprendre 
						l’ouverture de Mort à crédit. Le narrateur est 
						sujet à des hallucinations. Tout conspire contre lui. Il 
						entend des bruits épouvantables. Rêveries érotiques 
						aussi…   C’était l’enfer…  Et voilà que le récit de son enfance surgit de ce 
						délire, qu’il s’affirme en somme comme le produit de 
						cette parole de délire. Enfance rêvée, déformée et 
						profondément exacte, enfance racontée pour fuir une 
						misère présente, pour renoncer un temps à la pratique 
						médicale.   Ainsi Céline caractérise-t-il précisément son 
						écriture, nous y reviendrons… En écrivant, il s’enferme 
						dans l’espace de la plus grande lucidité et des plus 
						grandes illusions. Il se dérobe devant la vie et se 
						permet pourtant de la retrouver dans sa vérité la plus 
						palpitante. L’espace littéraire est celui de la mise à 
						l’écart du monde, mais il est aussi un espace de mise au 
						silence, un lieu de grande clairvoyance.   Céline le délirant… 
												(Frédéric Vitoux, Céline, les dossiers Belfond 1987, 
						p.144).     
												
											  
												
											  
												
											  
												
												  
												
												                                                                                                     
						          ********* 
												  
												  
												  
												  
												
												       
												
											 Les réalités ou les visions délirantes ? 
												
											
												
											  
												 
												
												Et que 
						dire de Féerie pour une autre fois ou de Normance où l’histoire s’efface davantage encore 
						derrière les images ? Céline délire, d’une écriture qui 
						va s’inventant maintenant son propre lexique.    Avec 
												Casse-Pipe, il bénéficiait encore d’un 
						certain recul. Recul déjà moindre dans Guignol’s Band. 
						Avec Féerie ou Normance, Céline parle 
						quasiment au présent. Il évoque le Paris de la fin de 
						l’Occupation alors que résonne encore le fracas des 
						bombes. Il écrit pour en chasser le souffle. Il écrit 
						par horreur de la réalité et sur cette horreur de la 
						réalité. Il écrit sur ce qu’il vit – et ces livres nous 
						paraissent comme le cauchemar d’une seule nuit. Aucun 
						repère ne résiste. Le lecteur ne sait plus sur quoi 
						s’appuyer. Les représentations s’effondrent : Paris 
						s’enflamme, la butte Montmartre croule sur elle-même. La 
						parole célinienne est une parole de fin du monde. La 
						chute d’un corps dans l’escalier d’un appartement de la 
						rue Girardon, ralentie à l’extrême, finit par en devenir
												abstraite. C’est une chute d’apocalypse. On tombe 
						aussi dans une parole si saccadée qu’elle arrive à ne 
						plus s’exprimer que par ses seuls silences.     
												  La colère de Bagatelles pour un massacre est bien une colère 
						individuelle, une haine personnelle et revendiquée comme 
						telle. C'est parce qu'il n'a pas réussi à l'opéra que 
						Céline se venge des juifs responsables de ses 
						déconvenues. C'est parce que les critiques juifs ou 
						enjuivés ont attaqué ses livres qu'il leur règle leur 
						compte. C'est parce qu'il n'a pas fait carrière à la 
						S.D.N. qu'il dénonce les complots des juifs. Tous ces 
						motifs sont ici reconnus. Ensuite seulement 
						surgissent les considérations générales, les leçons 
						politiques que Céline tire de ses propres déboires.   Des leçons dont la déraison ou le délire se trouvent ainsi expliqués par 
						l'emportement de l'auteur blessé lui-même par ces maux 
						qu'il dénonce. Racine, le pape, la reine d'Angleterre et 
						les Bourbons, soupçonnés d'être juifs, se trouvent 
						charriés dans un torrent d'invectives. La grossièreté 
						inouïe, la vulgarité résolue des attaques, la fantaisie 
						de l'érudition, les fausses citations et les 
						statistiques inventées, tout cela participe de la même 
						folie qu' " excuse " la folie d'un individu, d'un malade 
						sujet à un délire chronique de persécution. 
												
												
												  
						C'est bien Guignol's Band qui a fourni à Céline 
						les décors les plus poétiques mais surtout les plus 
						accordés à ses sentiments et à sa morale. Les plus 
						exacts en un mot. (...) On ne sait jamais très bien chez 
						Céline, ce qui ressortit au détail réaliste ou sordide 
						et à la vision délirante ou heureuse. Le Londres de 
						Guignol's Band trahit cette dualité. Un peu comme le 
						Sigmaringen de D'un château l'autre. Il recèle 
						les misères les plus atroces. Mais c'est aussi un cadre 
						d'opérette.   Ainsi la maison de Van Claben :  Une maison située admirable, tout un théâtre devant ses fenêtres, 
						prodigieux décor de verdure sur le plus grand port du 
						monde... Tout de suite à la belle saison ça devenait une 
						vraie magie... fallait voir un peu les massifs, ce 
						déferlement de fleurs !... Douceur éperdue de nature, un 
						épanouissement du bocage à faire éclater les cimetières 
						! à faire rigodoner les cierges !... J'ai vu cela ! je 
						peux causer !...   Et c'est dans cette maison, précisément, que se déroulent certains 
						des évènements les plus atroces et les plus improbables 
						: bagarres sans merci, ivresse, mort de Van Claben, 
						incendie... Il suffit pourtant que Borokrom se mette au 
						piano et joue quelques mesures de Jolly Dame Walz 
						pour qu'aussitôt le trivial se dissipe - ou s'oublie.   
												Lui pourtant loursingue de nature et franchement brutal et pénible 
						avec sa manie d'explosifs il devenait là tout voltigeur, 
						tout cascadeur, tout lutin !... Il avait l'esprit dans 
						les doigts... Des mains de fée !... des papillons sur 
						les ivoires... Il virevolait aux harmonies !... piquait 
						l'une et l'autre à l'envol !... songes et toquades !... 
						guirlandes... détours... fredaines prestes... Possédé 
						!... pas autre chose à dire... par vingt petits diables 
						dans les doigts !...   Mais on multiplierait, tout au long du récit, les exemples de passage 
						de l'horreur au délire, de la misère aux fantasmes, du 
						sordide au merveilleux : hallucinations de Ferdinand 
						croyant jeter sous une rame de métro l'un des hommes de 
						main de Cascade puis invectivant les employés du 
						consulat, emportements du héros devant Virginia...   
												Je suis oiseau !... Je virevole ! Oiseau de feu !... Je ne sais 
						plus... Je hurle !...    Ou encore cette longue séquence dans la boîte de nuit londonienne...  Certes, ce n'est pas la première fois que Céline opère de tels 
						glissements. L'épisode de la galère ou celui sur le roi 
						Krogold dans Mort à crédit participaient déjà de 
						ces changements de réalité. Ils restaient malgré tout 
						limités et repérables. Dans Guignol's Band, en 
						revanche, ils sont multiples et beaucoup plus fondus 
						dans l'ensemble de la narration. Dès lors, tout le livre 
						semble pris dans un curieux soupçon. Il se 
						présente comme un long délire. Un délire justifié par le 
						héros malade et réformé, sujet à névralgies et à 
						hallucinations, drogué parfois par d'étranges 
						cigarettes, et qui jette ici sur ses aventures 
						londoniennes un regard voilé d'incertitudes, de peurs, 
						de doutes.   Un regard malgré tout suffisamment déformant pour atténuer l'oppression 
						et la misère de la réalité. Un regard suffisamment 
						déformant, qui force les traits jusqu'à la caricature, 
						les évènements jusqu'à la comédie. Pour faire oublier en 
						somme l'atroce misère qui les sous-tend. 
												 
												
												 On 
						peut considérer en vérité Normance comme 
						constitué d'un gigantesque balancement entre une vérité 
						tragique : un bombardement sur Paris, et une maladie 
						personnelle : les bourdonnements et les " visions " du 
						romancier. Les hallucinations multiplient la portée et 
						l'ampleur du cataclysme observé. Mais ce cataclysme 
						redouble encore les névralgies, les spasmes, les délires 
						de Céline. Bientôt, tout se trouve emporté dans cette 
						accélération ambiguë où l'on ne sait jamais, à l'instar 
						du narrateur, à quel niveau de réalité se situer.  (Frédéric Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1987, p.197). 
												  
												  
												  
												  
												
												                                                                                            
												********* 
												  
												  
												  
												  
												
												        Délire 
						des coulisses. 
												
												  
						Dans D'un château l'autre, une fois de plus, il 
						est frappant de remarquer à quel point le passage du 
						présent au passé s'opère par le biais du délire. 
						Sigmaringen n'apparaît que lorsque Céline grelotte de 
						fièvre, qu'il voit Le Vigan surgir et onduler devant lui 
						(celui-ci, on le sait, ne revint jamais en Europe après 
						la guerre, il resta en Argentine où il mourut), et qu'il 
						rêve l'épisode de la barque des morts.    Tout se passe donc - toujours - comme si le seul délire avait le pouvoir 
						de dissiper la misère présente, de faire naître le récit 
						et d'éclairer la réalité d'un jour finalement plus juste 
						dans sa monstruosité fictive que les pâles chroniques 
						scrupuleusement respectées.   Le délire célinien, encore une fois, s'accorde au délire de la 
						représentation hitlérienne  qui s'achève. Mais 
						c'est d'abord un délire inventé. Céline imagine 
						seulement le dîner chez Abetz au château de Sigmaringen. 
						On sait qu'il ne se rendit pas à l'enterrement de 
						Bichelonne, à Hohenlychen. Et pourtant les témoins de 
						cet enterrement s'accordent à juger la relation 
						célinienne de la cérémonie d'une justesse hallucinante - 
						dans sa propre invention déformée.   Il y a plus. C'est tout Sigmaringen, c'est toute l'Allemagne en flammes 
						qui apparaissent de prime abord fictifs - et cela 
						est aussi vrai de l'Allemagne de Nord et de Rigodon. Partout, on dirait une immense 
												illusion
						: les villes embrasées comme les navires aux quilles 
						retournées, dans les ports. On connaît ces décors de 
						théâtre à deux dimensions - ambitieuses architectures de 
						toile peinte. Les cités écroulées, le Berlin de Nord 
						où seules les façades résistent encore et se dressent, 
						c'est exactement cela.     De Sigmaringen, Céline écrit :  ... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez 
						les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute 
						la forêt ... dix, vingt montagnes d'arbres !... 
						Forêt Noire, déboulées de sapins, cataractes... votre 
						plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, 
						verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, 
						boutiques, biscornus pour " metteur en scène "... tout 
						style " baroque boche " et " Cheval Blanc "... vous 
						entendez déjà l'orchestre !... le plus bluffant : le 
						château !... la pièce comme montée de la ville... stuc 
						et carton-pâte !... 
												
												 Ce 
						château relève encore de contes fantastiques, 
						avoue Céline
						plus loin. Il a ses secrets, ses oubliettes, ses 
						tapisseries truquées et ses escaliers dérobés.    L'hôtel Löwen demeure tout aussi théâtral. Les portes claquent, les 
						couloirs résonnent. Il y a des allées et venues 
						incessantes. Des apparitions. Des disparitions. Comme 
						dans une comédie ou un conte de fées. L'hôtel a même son 
						ogre et son cabinet noir. L'ogre, c'est le S.S. von 
						Raumnitz. Le cabinet noir, cette chambre 36 où 
						s'engloutissent ses victimes...   Mais surtout règne la même folie. Dans la rue ou les gares. Tourbillons, 
						fausses sorties, trains qui ne vont nulle part. Sans 
						oublier cette Suisse comme un mirage, une glace à 
						laquelle on se heurte et qui vous refoule...   Cette Allemagne d'opérette garde quelque chose d'exemplaire. Son 
												mensonge est à la mesure exacte de l'univers 
						célinien. La misère y règne sans partage, et partout 
						elle est niée, occultée. Un monde meurt. Les souffrances 
						se multiplient. Tout s'écroule. Et que voit-on ? Un pays 
						dont les habitants - les anciens privilégiés - 
						s'efforcent de refuser l'histoire et de refuser la 
						réalité. Tous - soldats et officiers allemands, 
						collaborateurs déplacés, anciens dignitaires de Vichy - 
						s'apprêtent à devenir les vaincus et les victimes de 
						l'ordre nouveau qui se précise. Ils le savent peut-être. 
						Mais pour mieux l'oublier. Ils arrêtent le temps. Ils 
						mentent à la folie. Ils nient jusqu'à épuisement la 
						misère qui les frappe.   (...) On a souvent souligné le délire de persécution de Céline. Ce délire, 
						on peut le comprendre ainsi : l'auteur sait que, au-delà 
						de la représentation qu'ils lui donnent, les 
						êtres participent d'une réalité plus secrète et plus 
						cruelle. Et que derrière le théâtre souriant des 
						apparences (nous sommes en pleine plaisanterie, 
						écrira-t-il dans Nord) se cache l'univers 
						terrifiant et exact des coulisses.       L'Allemagne de la débâcle, l'enclave de Sigmaringen et son château lui 
						offrent l'une des plus belles scènes qui soient. Céline 
						en a développé tous les sortilèges, en ne cessant dans 
						le même mouvement de les dénoncer...  (Frédéric Vitoux, Céline, Dossiers Belfond, 1987, p.220).    
												 
												  
												  
												  
												  
												
												   
												                                                                                                    *********       
												
												  
												
												 
  
												  
												
												        
												 La peur du soldat. 
												
												 - 
						Venez ! fit-elle alors... Vous dites des bêtises 
						Ferdinand, et nous allons attraper froid.    Nous descendîmes vers Saint-Cloud par la grande allée, la Royale, en 
						évitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne 
						était toute petite, mais je ne pouvais plus penser à 
						autre chose qu'à la noce en zinc du Stand de là-haut 
						qu'on avait laissée dans l'ombre de l'allée. J'oubliais 
						même de l'embrasser Lola, c'était plus fort que moi. Je 
						me sentais tout bizarre. C'est même à partir de ce 
						moment-là, je crois, que ma tête est devenue si 
						difficile à tranquilliser avec ses idées dedans.   Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud il faisait tout à fait 
						sombre.  - Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous... 
						Cela vous changera les idées... On y rencontre toujours 
						beaucoup de monde... A moins que vous ne préfériez dîner 
						dans ma chambre ? - Elle était bien prévenante, en 
						somme, ce soir-là. 
												
												   
						Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine 
						étions-nous à table que l'endroit me parut insensé. Tous 
						ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient 
						l'impression d'attendre eux aussi que des balles les 
						assaillent de partout pendant qu'ils bouffaient. 
												
												 - 
						Allez-vous-en tous ! que je les ai prévenus. Foutez le 
						camp ! On va tirer ! Vous tuer ! Nous tuer tous !  On m'a ramené à l'hôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même 
						chose. Tous les gens qui défilaient dans les couloirs du 
						Paritz semblaient aller se faire tirer et les employés 
						derrière la grande caisse, eux aussi, tout juste faits 
						pour ça, et le type d'en bas même, du Paritz, avec son 
						uniforme bleu comme le ciel et doré comme le soleil, le 
						concierge qu'on l'appelait, et puis des militaires, des 
						officiers déambulants, des généraux, moins beaux que lui 
						bien sûr, mais en uniforme quand même, partout un tir 
						immense, dont on ne sortirait pas, ni les uns ni les 
						autres. Ce n'était plus une rigolade.  - On va tirer ! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au 
						milieu du grand salon. On va tirer ! Foutez donc le camp 
						tous !... Et puis par la fenêtre que j'ai crié ça aussi.
												Ça me tenait. Un vrai 
						scandale. " Pauvre soldat ! " qu'on disait. Le concierge 
						m'a emmené au bar bien doucement, par l'amabilité. Il 
						m'a fait boire, et j'ai bien bu, et puis enfin les 
						gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux. 
						Dans le Stand des Nations, il y en avait aussi des 
						gendarmes. Je les avais vus. Lola m'embrassa et les aida 
						à m'emmener avec leurs menottes.   Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu'ils ont expliqué à 
						l'hôpital, par la peur. C'était possible. La meilleure 
						des choses à faire, n'est-ce pas, quand on est dans ce 
						monde, c'est d'en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas.   (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.64). 
												  
												  
												  
												  
												
												                                                                                                      
						*********       
												  
												  
												  
												  
												
												        
												De l'expropriation.  
												
												 On 
						parlait même encore bien plus de nous démolir 
						complètement ! de démonter toute la galerie! De faire 
						sauter notre grand vitrage ! oui ! Et de percer une rue 
						de vingt-cinq mètres à l'endroit même où nous logions... 
						Ah ! Mais c'était pas des bruits sérieux, c'était plutôt 
						des balivernes, des racontars de prisonniers. Cloches 
						!... Sous cloche qu'on était ! sous cloche qu'il fallait 
						demeurer ! Toujours et quand même ! Un point c'était 
						tout !... C'était la loi du plus fort !...   De temps à autre, faut bien comprendre, ça venait à fermenter un peu dans 
						la bobèche des miteux, des drôles de mensonges, comme ça 
						sur le pas des boutiques, surtout les jours de 
						canicule... Ça venait comme 
						des bulles dans leur bourrichon crever en surface... 
						avant les orages de septembre... Alors, ils se montaient 
						des bobards, des entourloupes monumentales, ils rêvaient 
						tous de réussites, de carambouilles formidables... Ils 
						se voyaient expropriés, c'était des fantasmes ! 
						persécutés par l'Etat ! Ils ballonnaient, ils se 
						détraquaient la pendule, complètement bluffés, soufflés 
						de bagornes... eux qu'étaient pâlots d'habitude ils 
						tournaient au cramoisi... 
												
												  
						Avant d'aller roupionner, ils se passaient des devis 
						mirifiques, tout des mémoires imaginaires ! des sommes 
						écrasantes à la fois, absolument capitales qu'ils 
						exigeraient d'un seul coup dès qu'on parlerait de 
						déménager ! Ah là là ! Eh ben Nom de Dieu ! ils en 
						auraient du tintouin ! les suprêmes Pouvoirs Publics, 
						pour les faire barrer d'ici !... Ils soupçonnaient pas 
						encore les Conseils d'Etat !... Comment c'était la 
						Résistance ! Ouais ! Tout le Bastringue et la 
						Chancellerie !... Ah ils en baveraient cinq minutes ! 
						Ils en auraient à qui causer ! Yop ! Et des Ecritures et 
						des Sommations consortieuses !... Tout ça et bien pire 
						encore ! Par les trente deux mille morpions !
												Ça ronflerait dur !
												Ça se ferait pas trou du cul 
						tout seul !... Qu'on leur passerait sur le corps... qu'ils 
						s'enfouiraient dans la turne ! On serait forcé 
						finalement d'éventrer toute la Banque de France pour 
						leur faire une vraie boutique ! la même au poil ! Au 
						milligramme ! A deux décimes ! Très exactement ! Rien 
						d'autre ! Ou rien alors ! Basta ! Rencard ! Ils se 
						buteraient définitif !... Encore à la pire extrême ils 
						accepteraient la grande rente... Ils diraient pas non... 
						Ils voudraient peut-être bien... Ah ! mais la définitive 
						! La rente pour la vie Nom de Dieu ! Une replète, une de 
						Banque de France formidablement garantie qu'on 
						dépenserait à volonté ! Ils iraient pêcher à la ligne ! 
						Peut-être pendant quatre-vingt-dix ans ! Et puis des 
						bringues nuit et jour ! Et ça serait pas encore fini ! 
						Et qu'ils auraient encore des " droits " avec des 
						invincibles " reprises " et des maisons à la campagne et 
						puis des autres indemnités... qu'étaient même pas 
						calculables ! 
												
												  
						Alors ? C'était qu'une question de caractère ! C'était 
						simple, irréfutable ! Il fallait pas céder jamais ! 
						Ainsi qu'ils voyaient toutes les choses... C'était 
						l'effet des chaleurs, de la terrible atmosphère, des 
						effluves d'électricité... une façon de pas 
						s'engueuler... En s'entendant bien sur les " reprises 
						"... Tout le monde était dans l'accord... Tout le monde 
						se fascine pour l'avenir... Chacun veut qu'on 
						l'exproprie.   (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.329).                                   
												  
												  
												  
												  
												
												                                                                                          
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						   La musique ou la mort 
						dans l'oreille. 
												
												 Ma 
						mère et Madame Vitruve, à côté, elles s'inquiétaient, 
						elles allaient et venaient dans la pièce en attendant 
						que ma fièvre tombe. Une ambulance m'avait rapporté. Je 
						m'étais étalé sur une grille avenue Mac-Mahon. Les flics 
						en roulette m'avaient aperçu.   Fièvre ou pas, je bourdonne toujours et tellement des deux oreilles que 
						ça peut plus m'apprendre grand'chose. Depuis la guerre 
						ça m'a sonné. Elle a couru derrière moi la folie... tant 
						et plus pendant vingt-deux ans. C'est coquet. Elle a 
						essayé quinze cents bruits, un vacarme immense, mais 
						j'ai déliré plus vite qu'elle, je l'ai baisée, je l'ai 
						possédée au " finish ". Voilà ! Je déconne, je la 
						charme, je la force à m'oublier.    Ma grande rivale c'est la musique, elle est coincée, elle se détériore 
						dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas 
						d'agonir... Elle m'ahurit à coups de trombone, elle se 
						défend jour et nuit. J'ai tous les bruits de la nature, 
						de la flûte au Niagara... Je promène le tambour et une 
						avalanche de trombones... Je joue du triangles des 
						semaines entières... Je ne crains personne au clairon. 
						Je possède encore moi tout seul une volière complète de 
						trois mille cent vingt-sept petits oiseaux qui ne se 
						calmeront jamais... C'est moi les orgues de l'Univers... 
												
												 (...) 
						Je pensais à tout ça dans ma crèche, pendant que ma mère 
						et Vitruve déambulaient à côté.  La porte de l'enfer dans l'oreille c'est un petit atome de rien. Si on le 
						déplace d'un quart de poil... qu'on le bouge seulement 
						d'un micron, qu'on regarde à travers, alors c'est fini ! 
						c'est marre ! on reste damné pour toujours ! T'es prêt ? 
						Tu l'es pas ? Etes-vous en mesure ? C'est pas gratuit de 
						crever ! C'est un beau suaire brodé d'histoires qu'il 
						faut présenter à la Dame. C'est exigeant le dernier 
						soupir. Le " Der des Der " Cinéma ! C'est pas tout le 
						monde qu'est averti ! Faut se dépenser coûte que coûte !
												   Moi je serai bientôt en état... J'entendrais la dernière fois mon toquant 
						faire son pfoutt ! baveux... puis flac ! encore... Il 
						branlera après son aorte... comme dans un vieux 
						manche... Ça sera terminé. 
						Ils l'ouvriront pour se rendre compte... Sur la table en 
						pente... Ils la verront pas ma jolie Légende, mon 
						sifflet non plus... La Blême aura déjà tout pris... 
						Voilà Madame, je lui dirai, vous êtes la première 
						connaisseuse !...   (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.38).   
												 
												  
												  
												  
												  
												
												                                                                                          
												********* 
												  
												  
												  
												  
												  
												
												        
												 La grande cliente... 
												
												  
												J'ai toujours eu la grosse tétère, bien plus grosse 
						que les autres enfants. Je pouvais jamais mettre leurs 
						bérets. Ça lui est revenu 
						d'un coup à maman, cette disposition monstrueuse... à 
						mesure que je dégobillais... Elle se tenait plus 
						d'inquiétude.  " Vois-tu Auguste, qu'il aille nous faire une méningite ? Ce serait bien 
						encore notre veine !... Il nous manquait plus que ça 
						comme tuile !... Alors vraiment ça serait le bouquet 
						!... " A la fin j'ai plus rendu... J'étais confit dans 
						la chaleur... Je m'intéressais énormément... Jamais 
						j'aurais cru possible qu'il me tienne autant de trucs 
						dans le cassis... Des fantaisies. Des humeurs 
						abracadabrantes. D'abord j'ai vu tout en rouge... Comme 
						un nuage tout gonflé de sang... Et c'est venu dans le 
						milieu du ciel... Et puis il s'est décomposé... Il a 
						pris la forme d'une cliente... Et alors d'une taille 
						prodigieuse !... Une proportion colossale... Elle s'est 
						mise à nous commander... Là-haut... En l'air... Elle 
						nous attendait... Comme ça en suspens... Elle a ordonné 
						qu'on se manie... Elle faisait des signes... Et qu'on se 
						dégrouille tous !... Qu'on s'échappe vivement du 
						Passage... Et dare-dare !... Et tous en cœur 
						!... Y avait pas une seconde à perdre ! 
												
												  
						Et puis elle est redescendue, elle s'est avancée sous le 
						vitrail... Elle occupait tout notre Passage... Elle 
						pavanait en hauteur... Elle a pas voulu qu'il en reste 
						un seul boutiquier en boutique... un seul des voisins 
						dans sa turne... Même la Méhon venait avec nous. Il lui 
						était poussé trois mains et puis quatre gants enfilés... 
						Je voyais qu'on partait s'amuser. Les mots dansaient 
						autour de nous comme autour des gens du théâtre... Des 
						vives cadences, des imprévus, des intonations 
						magnifiques... Des irrésistibles...    De nos dentelles, la grande cliente elle s'en est fourré plein les 
						manches... Elle les fauchait à pleine vitrine, elle 
						essayait pas de se cacher, elle s'est recouverte de 
						guipures, des mantilles entières, d'assez de chasubles 
						pour recouvrir vingt curés... Elle se grandissait à 
						mesure dans les frous-frous et les ajours... 
												
												
												  Tous 
						les petits vauriens du Passage... les revendeurs en 
						parapluies... Visios aux blagues à tabac... les 
						demoiselles du pâtissier... Ils attendaient... Madame 
						Cortilène la fatale, elle était là à côté de nous... Son 
						révolver en bandoulière, rempli de parfums... Elle 
						vaporisait tout autour... Madame Gounouyou, des 
						voilettes, celle qui restait enfermée depuis tant 
						d'années à cause de ses yeux chassieux, et le gardien 
						tout en bicorne, ils se concertaient à présent, comme 
						avant une fête, nippés sur leur 31 et le petit Gaston 
						lui-même, un des petits relieurs décédés, il était 
						revenu tout exprès, il tétait justement sa mère. Sur ses 
						genoux bien sage, il attendait qu'on le promène. Elle 
						lui gardait son cerceau.  (...) A mesure qu'on avançait, qu'on suivait la grande cliente, on était 
						de plus en plus nombreux, on se bigornait dans son 
						sillon... Et la dame grandissait toujours... Elle était 
						forcée de se courber pour pas défoncer notre vitrail... 
						L'imprimeur aux cartes de visite, il a bondi hors de sa 
						cave, juste au moment où nous passions, il trimbalait 
						ses deux chiards, devant lui, dans une petite voiture, 
						et des pas très vivants non plus... emmitouflés en 
						billets de banque... Rien que des cent francs... Rien 
						que des faux... C'était sa combine... Le marchand de 
						musique du 34, qui possédait un gramophone, six 
						mandolines, trois cornemuses et un piano, il voulait 
						rien abandonner... Il a voulu tout qu'on emporte. On 
						s'est attelés sur sa vitrine ; tout par l'effort s'est 
						écroulé... Ça fit un énorme 
						barouf !   
												
												  
						(...) De la dame immense il pleut des objets partout... 
						Des bibelots volés. Il lui en retombe de tous les 
						plis... Sa garniture se débine... Elle les repique au 
						fur et à mesure... Devant César, le bijoutier, elle 
						s'est rafistolé sa robe, elle s'est recouverte de 
						sautoirs et de perles entièrement fausses... Tout le 
						monde en a ri... Et puis un saladier entier de pierres 
						améthystes qu'elle a semées à pleines poignées à travers 
						la lunette d'en haut... On est tous tournés violet. Avec 
						les topazes de l'autre récipient, elle a criblé le grand 
						vitrage... Tout de suite, tout le monde est devenu 
						jaune... On était presque arrivés au bout du Passage... 
						Y avait foule immense devant notre cortège et ça 
						cavalait fort derrière... La papetière du 86 à qui 
						j'avais fauché tant de crayons, elle se cramponnait à ma 
						culotte... Et la veuve des armoires anciennes où j'avais 
						si souvent pissé, elle me cherchait à fond la biroute 
						!... Je rigolais plus... Le revendeur des parapluies 
						c'est lui qui m'a sauvé la mise, il m'a caché dans son 
						ombrelle.  (...) En traversant la Place Vendôme, un énorme coup de bourrasque a 
						dilaté la Cliente. A l'Opéra, elle s'est renflée encore 
						deux fois... cent fois davantage !... Tous les voisins 
						comme des souris se précipitaient sous ses jupes... 
						(...) Il fallait pourtant qu'on avance ! Surtout la 
						géante ! La nôtre ! Qu'avait deux planètes pour 
						nichons... (...) En traversant la rue de Rivoli, la 
						cliente a fait un faux pas, elle a buté dans un refuge, 
						elle a écrasé une maison, l'ascenseur alors a giclé, lui 
						a crevé l'œil... On est 
						passés sous les décombres.  
												
												  
						(...) J'ai été longtemps à me remettre. La convalescence 
						elle a traîné encore deux mois. La maladie je l'avais 
						eue grave... Elle a fini par des boutons... Le médecin 
						est revenu souvent. Il a encore insisté pour qu'on m'envoye 
						à la campagne... C'était bien facile à dire, mais on 
						avait pas les moyens... On profitait de chaque occasion 
						pour me faire prendre l'air.  (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.100). 
												 
												  
												  
												  
												  
												
												 
						                                                                                                  
						********* 
												
												  
												
												  
												  
												  
												
												      
												 Quand
												les morts resurgissent. 
												 
												
												 Sur 
						les banquettes autour de nous des festoyeurs un peu 
						saouls dormaient déjà. L'horloge au-dessus de la petite 
						église se mit à sonner des heures et puis des heures 
						encore à n'en plus finir. Nous venions d'arriver au bout 
						du monde, c'était de plus en plus net. On ne pouvait 
						aller plus loin, parce qu'après ça il n'y avait plus que 
						les morts.    Ils commençaient sur la Place du Tertre, à côté, les morts. Nous étions 
						bien placés pour les repérer. Ils passaient juste 
						au-dessus des Galeries Dufayel, à l'est par conséquent. 
						Mais tout de même, il faut savoir comment on les 
						retrouve, c'est-à-dire du dedans et les yeux presque 
						fermés, parce que les grands buissons de lumière des 
						publicités ça gêne beaucoup, même à travers les nuages, 
						pour les apercevoir, les morts. Avec eux les  morts, j'ai 
						compris tout de suite qu'ils avaient repris Bébert, on 
						s'est même fait un petit signe tous les deux, Bébert et 
						puis aussi, pas loin de lui, avec la fille toute pâle, 
						avortée enfin, celle de Rancy, bien vidée cette fois de 
						toutes ses tripes. 
												
												 Y 
						avait plein d'anciens clients encore à moi par-ci, 
						par-là, et des clientes auxquelles je ne pensais plus 
						jamais, et encore d'autres, le nègre dans un nuage 
						blanc, tout seul, celui qu'on avait cinglé d'un coup de 
						trop, là-bas, je l'ai reconnu depuis Topo, et le père 
						Grappa donc, le vieux lieutenant de la forêt vierge ! A 
						ceux-là j'avais pensé de temps à autre, au lieutenant, 
						au nègre à torture et aussi à mon Espagnol, ce curé, il 
						était venu le curé avec les morts cette nuit pour les 
						prières du ciel et sa croix en or le gênait beaucoup 
						pour voltiger d'un ciel à l'autre. Il s'accrochait avec 
						sa croix dans les nuages, aux plus sales et aux plus 
						jaunes et à mesure j'en reconnaissais encore bien 
						d'autres des disparus, toujours d'autres... Tellement 
						nombreux qu'on a honte vraiment, d'avoir pas eu le temps 
						de les regarder pendant qu'ils vivaient là à côté de 
						vous, des années... On n'a jamais assez de temps c'est 
						vrai, rien que pour penser à soi-même. 
												 
												
												  
						Enfin tous ces salauds-là, ils étaient devenus des anges 
						sans que je m'en soye aperçu ! Il y en avait à présent 
						des pleins nuages d'anges et des extravagants et des pas 
						convenables, partout. Au-dessus de la ville en 
						vadrouille ! J'ai cherché Molly parmi eux c'était le 
						moment, ma gentille, ma seule amie, mais elle n'était 
						pas venue avec eux... Elle devait avoir un petit ciel 
						rien que pour elle, près du Bon Dieu, tellement qu'elle 
						avait toujours été gentille Molly...
												Ça m'a fait plaisir de ne 
						pas la retrouver avec ces voyous-là, parce que c'étaient 
						bien les voyous des morts ceux-là, des coquins, rien que 
						la racaille et la clique de fantômes qu'on avait 
						rassemblés ce soir au-dessus de la ville. Surtout du 
						cimetière d'à côté qu'il en venait et il en venait 
						encore et des pas distingués. Un petit cimetière 
						pourtant, des communards même, avec les autres, ils 
						attendaient La Pérouse, celui des Iles, qui les 
						commandait tous cette nuit-là pour le rassemblement... 
						Il n'en finissait pas La Pérouse de s'apprêter, à cause 
						de sa jambe en bois qui s'ajustait de travers... et 
						qu'il avait toujours eu du mal d'abord à la mettre sa 
						jambe en bois et puis aussi à cause de sa grande 
						lorgnette qu'il fallait lui retrouver.   
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.363). 
												  
												  
												  
												  
												
												                                                                                                     
												********* 
												  
												  
												  
												  
												
												  
												   
												 La Publique, ou la 
												barque à Caron.    
												 
												
												  
												Moi, c'est le quai !... et je 
												peux dire, dans le noir !... ça, 
												le tout de même pas ordinaire 
												que je vois : que c'est pas une 
												péniche, du tout !... ah, moi 
												l'extra-voyant lucide !... c'est 
												un bateau-mouche, bel et bien 
												!... que je vois même son nom ! 
												son nom en énormes lettres 
												rouges La Publique et son 
												numéro : 114 !... comment je 
												vois ?... peut-être d'une petite 
												lueur d'ampoule ?... d'une 
												vitrine ?... non !... toutes les 
												devantures sont bouclées !... 
												là, ça je suis sûr ! je regarde, 
												je vois toute la place... et 
												parfaitement La Publique !... 
												à quai... et les allées et 
												venues à bord... des gens par 
												deux... par trois... surtout... 
												par trois... ils viennent d'en 
												haut... le même sentier que 
												nous... il me semble... ils 
												montent sur le bateau... ils 
												parlent à quelqu'un... et ils 
												repartent... je dis : ils 
												parlent ?... je crois... je les 
												entends pas !... je les vois, 
												c'est tout... monter, se 
												croiser... par trois... l'allée 
												et venue par la passerelle... je 
												vois un petit peu leurs 
												figures... je peux pas dire non 
												plus... plutôt leurs 
												silhouettes... oui, certes ! 
												troubles 
												silhouettes... 
												pas nettes... trouble aussi, moi 
												!... moi-même !... eh donc !... 
												qui serait pas trouble ?... j'ai 
												été un peu ébranlé... même 
												vachement choqué 
												!... je veux !... toute l'Europe 
												au cul !... oui, toute l'Europe 
												!... et les amis !... la famille 
												!... à qui qui 
												m'arracherait le 
												plus !... et pas ouf ! les yeux 
												!... la langue !... le stylo 
												!... la férocité de l'Europe 
												!... les nazis étaient pas 
												baisant mais dîtes-moi la 
												douceur d'Europe ?... J'exagère 
												rien... le beau " Mandat " !... 
												et tous les Parquets... j'ai 
												éprouvé certains 
												troubles, 
												j'admets... la preuve, je suis 
												pas très certain de très bien 
												voir ces allées et venues du 
												quai... 
												
												 (...) Une 
												main ! une main me touche le 
												bras... je me retourne... 
												quelqu'un !... je vois un 
												personnage, une sorte de 
												chienlit... chienlit gaucho 
												boy-scout, un déguisé, quoi !... 
												(...) Oh ! mais là, d'un coup 
												j'y suis !... ça y est !... je 
												l'embrasse ! c'est lui !... on 
												s'embrasse !... 
 " Ah ! c'est toi !... c'est toi ! " On se rembrasse !... c'est La Vigue ! 
												ce que je suis heureux ! La 
												Vigue, là ! 
 (...) Bien sûr y a longtemps qu'on s'est vus... depuis Sigmaringen... il 
												s'en est passé... Traqués à mort 
												qu'on a été... pas qu'un petit 
												peu !... et en Cour !... ce 
												qu'il a pu être héroïque !... 
												quelle attitude ! je pense la 
												façon qu'il a fait face !... et 
												en menottes !... qu'il m'a 
												défendu !... y en a pas beaucoup 
												!... y a personne !... et la 
												horde chacale plein la salle 
												!... et qu'il a fallu qu'ils 
												l'écoutent !... forcés... que 
												c'était moi le seul patriote 
												!... le vrai patriote !... le 
												seul !... qu'ils étaient eux, 
												baveux, râleux, que venimeux 
												hyènes ! 
 De le retrouver là, quai Faidherbe !... La Vigue !... La Vigue !...  
 - Parle pas si fort !... Je chuchote  : " T'es du bateau-mouche ? " 
												Je voudrais qu'il me dise... " 
												Oui... oui... Anita aussi !... 
												fais attention parle pas fort... 
												Anita, ma femme... Anita est 
												dedans !... " 
												 
      
												  
												D'habitude, je saisis assez 
												vite, mais là c'était beaucoup 
												d'un coup... La Publique, 
												Le Vigan dessus... Le Vigan, 
												gaucho !... à barbe blanche, moi 
												qui le croyais à Buenos-Aires 
												!... en plus, avec une Anita... 
												je la voyais pas cette Anita... 
 " Elle est dedans... elle est aide-soutier... tu connais pas le soutier 
												non plus ? - Non ! " Le soutier 
												? d'où je l'aurais connu ? 
 " Mais si !... mais si ! tu le connais !... voyons !... c'est Emile ! 
												Emile de la L.V.F. !... Emile, 
												du petit garage Francœur 
												!... c'est là que t'avais ta 
												moto ! " Il me remuait un peu 
												les idées... ah ! oui !... ah ! 
												oui !... le garage Francœur... 
												la porte cochère... oui !... au 
												fait ! Emile... la L.V.F. !... 
												ma moto... je me souvenais 
												presque... oui !... c'est ça 
												!... il avait raison ! qu'était 
												parti à Versailles... et puis à 
												Moscou !... exact !... 
												exact !... on 
												avait su !... et puis qu'était 
												revenu de Moscou... la preuve 
												!... mais qu'est-ce qu'il 
												foutait soutier ? là quai 
												Faidherbe ?... La Publique ?... 
												soutier ?... l'Anita avec ! et 
												lui l'admirable La Vigue ? 
												
												 Quoi ?... 
												cher Le Vigan !... receveur il 
												me tape, il me secoue sa 
												sacoche, une sacrée besace !... 
												ballante sur le ventre... et qui 
												sonne !... il me montre !... il 
												l'ouvre !... pleine de pièces 
												d'or !... plutôt une gibecière 
												!... 
 " Alors, t'encaisses ? 
 - Tu parles !... et que du dur ! le dur !... le dur !... la barque à Caron 
												! tu penses !... " 
 Je veux pas avoir l'air étonné... même je trouve ça tout naturel... " Bien 
												sûr !... bien sûr !... 
 - La barque à Caron ?... tu sais bien ? 
 - Oh ! oui !... oh ! oui !... évidemment ! 
 - Maintenant tu vois c'est celle-là ! " 
												(...) Ah ! mais là... juste là 
												!... à peine là, un pied sur le 
												pont... un stentor, une voix ! " 
												Qu'est-ce que vous foutez ?... " 
												et puis des " tu "... " d'où tu 
												sors ? Qui t'es ? " il voit pas 
												l'être !... derrière lui, 
												l'être... il se retourne pas... 
 " Je sors de la fosse !... je suis avec eux ! 
 - Ah t'es avec eux, voyou ! ah ! t'es avec eux, menteur ! saleté ! ah... 
												t'es avec eux ! " 
 Et buang ! vrang !... encore son crâne... en plein crâne ! bang 
												! de quoi il se sert ?... un 
												marteau ? vrang ! il 
												tombe évanoui !... il a pas vu 
												le monstre... pas eu le temps... 
												qui est-ce ? 
 " Je suis Caron t'entends ! " 
 Il revient à lui... il voit l'être... un formidable !... quelque chose ! 
												il me raconte : au moins 
												trois... quatre fois comme moi 
												!... un Bibendum ! mais la tête, 
												alors, de singe ! un peu tigre ! 
												moitié singe... moitié tigre... 
												rien que son poids il fait tout 
												pencher... tout le bateau !... 
												
												 Je me marre 
												comme Emile raconte.  
 " Oh ! tu le verras !... pas de quoi rire !... au moins trois, quatre fois 
												grand comme toi !... je te dis ! 
												quand il t'arrangera la tronche 
												! " 
 Mes petits ricanages... lui La Vigue, se tait...  
 " Tu le verras !... sa rame dans ta gueule !... tu le verras !... " 
 Il me promet... 
 " Il leur fend le crâne à l'aviron !... dis ! 
 - Ah ?.. " 
 Comme surpris, je fais... l'aviron de Caron, qu'il veut dire... 
 " Tous ceux qui montent, il les arrange, tiens !... hein La Vigue ?... il 
												leur rame dedans... dans le 
												chapeau ! en plein ! il leur 
												godille dedans je te dis !... 
												hein, La Vigue ? 
 - Oui !... oui !... " 
 La Vigue confirme... 
 " Sa façon que personne lui manque !... la loi, quoi !... la loi !... et 
												que ça raque !... te dis !... 
												j'y aurais fait comme j'ai fait 
												: présent ! Emile !... mais les 
												ronds ? j'aurais eu des ronds il 
												me prenait ! pas un pli !... il 
												me finissait ! il m'embarquait ! 
												je lui disais : " Monsieur, 
												voilà l'or !... " Gî ! avec les 
												autres ! avec lui : doulos ! 
												doulos !... tu verras un peu ce 
												qu'il leur file !... ils ont 
												?... ils ont pas ? vrong ! brang 
												!... ombres ou ombresses ! 
												chichis ?... zéro !... vrong 
												!... les ronds ! mon Amiral !... 
												
												 (...) 
												Enfin, une chose... j'étais 
												descendu pour Mme Niçois, son 
												pansement, et je me trouvais 
												embringué dans un de ces 
												mic-macs !... mélimélo... où ça 
												allait ?... c'était tout 
												imaginatif ?... l'Anita, la 
												brune en bleu-de-chauffe ?... 
												l'aide-soutière d'Emile L.V.F. 
												?... et les êtres là, soi-disant 
												morts, que je voyais très bien 
												défiler, qu'arrêtaient pas... 
												traverser la place 
												ex-Faidherbe... et remonter 
												chercher leur obole ?... et tout 
												ça, hein ?... sans éclairage... 
 (D'un château l'autre, Livre de poche, 1968, p.109).  
												
												  
												
												  
												
												                                                                                                       
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