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                                                      CONTROVERSES    

 

 

            La piste Rosembly

 Dès le 17 juin 1944, Céline et Lucette quittent Montmartre pour gagner le Danemark via l'Allemagne. L'écrivain laisse une feuille où il écrit ces simples mots : " Je pars. " Et, en piles sur le dessus d'une armoire, divers manuscrits. Ceux-ci disparaissent dans les jours de la Libération. Dans sa correspondance, Céline désigne le responsable : " Oscar Rosembly est venu après mon départ ravager mon appartement ".(1) Il est vain d'évoquer d'autres hypothèses. Il s'agit plutôt de remonter la piste Rosembly, seul auteur de cette perquisition irrégulière et... productive.

 Curieux itinéraire que celui d'Oscar Rosembly (1909-1990). Avant-guerre, il est l'assistant parlementaire de Camille Chautemps, puis fait carrière dans le journalisme, notamment à l'hebdomadaire Gringoire. Après la défaite, il est employé à la mairie du XVIIIe tout en étant militant au MSR, éphémère mouvement de Marcel Déat (chef du RNP) sous l'occupation. Etant de lointaine ascendance juive, il se cache un temps chez son ami Gen Paul. Lors des descentes d'Allemands dans le quartier, il se réfugie parfois - l'atelier de l'artiste étant situé au rez-de-chaussée -, dans l'appartement de Céline, au quatrième étage. C'est ainsi que celui-ci charge Rosembly, compétent en matière comptable, de ses problèmes administratifs et fiscaux.(2)Les deux hommes s'entendent bien, Céline ayant besoin de Rosembly et celui-ci aimant rendre service.
                Lieutenant F.F.I.
 A la Libération, Rosembly, reconverti de manière inattendue en lieutenant F.F.I., adopte un comportement malveillant et organise, avec l'aide d'un ou deux complices, des perquisitions irrégulières dans l'appartement de " collaborateurs " pour y commettre des vols : notamment ceux de Robert Le Vigan, Ralph Soupault et... Céline. Il se lance par ailleurs, sur les traces de l'écrivain en fuite, faisant arrêter une danseuse amie de Lucette afin de savoir où il se cache.
(3)Dans une première esquisse de Féerie pour une autre fois, l'écrivain évoquera " Oscar, autrefois chez Déat, maintenant en pleine Résistance. " Ne disposant d'aucune délégation pour mener de telles opérations, Rosembly sera arrêté en janvier 1945, puis incarcéré pendant six mois à Fresnes.(4) Quand il est élargi, ce faux résistant s'éloigne quelque temps de la capitale, tente de se faire oublier de l'autre côté de l'Atlantique, puis sera employé dans une société de produits oléagineux dont il dira être le directeur. Et ce en Corse, où il est né. Pris d'une crise de mysticisme, il part aux Indes, puis revient au pays, où il se promène en tenue de moine hindou. Prescience de Céline qui, dans une version primitive de Féerie pour une autre fois, le surnomme " Nostradamus " ! Il s'est marié en 1947 et a une fille, Marie-Luce, née en 1948.                                                                                                                                                                       Oscar Rosembly et Gen Paul
              Marie-Luce
 A la fin des années 1990, Emile Brami, alors libraire, acquiert le dossier Céline au fils de l'avocat Tixier-Vignancour. Y figure le nom de Rosembly : " Je suis remonté jusqu'à sa fille qui m'a dit qu'elle avait effectivement des documents. Et que son père avait une petite maison dans le maquis corse, dans laquelle il avait entreposé ses archives. Lesquelles comportait beaucoup de choses de Céline. Pendant deux ans, nous avons beaucoup échangé par téléphone, mais je ne l'ai jamais vue. J'espérais à travers elle récupérer Casse-pipe, mais son intérêt à elle - j'ai fini par le comprendre - était que cela dure le plus longtemps possible. Tant qu'elle ne me donnait pas les documents j'étais là à tirer la langue, à parler avec elle, à accepter tout ce qu'elle me demandait. Au bout d'un certain temps, je me suis rendu compte que je n'obtiendrais jamais rien et j'ai proposé au journaliste Jérôme Dupuis de prendre la suite de cette piste. Il est le seul à l'avoir rencontrée, une fois à Paris. Mais cela s'est passé exactement comme pour moi. Elle l'a fait lanterner et, lui aussi, a fini par abandonner. La mort de Lucette Destouches en 2019, puis celle de la fille d'oscar Rosembly l'an dernier, a permis, je pense, à Jean-Pierre Thibaudat de ressortir les manuscrits. "
(5)
 
C'est de toute évidence un proche de Marie-Luce Rosembly qui lui a remis ces trésors. La manière dont il dit être entré en possession de ces manuscrits ne convainc ni Brami, ni d'autres céliniens. Il affirme les avoir reçus d'une famille de résistants qui les auraient détenus durant toutes ces années après une perquisition faite chez Céline au printemps 44. " Une famille liée au père de Thibaudat, lui-même résistant, d'où la connexion ", précise son avocat.(6) On se demande bien pourquoi des résistants se seraient emparés de ces manuscrits qui n'avaient pas d'intérêt pour eux. D'autant que contrairement à Rosembly, ils n'avaient aucune idée de leur valeur. Reste à savoir quand Thibaudat a reçu ces manuscrits. Seul un examen attentif de ses transcriptions pourraient en donner une idée.
1. Lettre de Céline du 26 mai 1949 à Henri Mahé. La Brinquebale avec Céline, éd. Ecriture, 2011, p.395.
2. Jacques Lambert, Gen Paul, un peintre maudit parmi les siens, La Table ronde, 2007, P. 221.
3. Témoignage de Mireille Martine, in Serge Perrault, Céline de mes souvenirs, Du Lérot, 1992, P. 44.
4. Rosembly fut arrêté le 23 janvier 1945.
5. Propos d'Emile Brami recueillis par Benoît Grossin, France Culture (site internet), 8 août 2021.
6. Propos d'Emmanuel Pierrat recueillis par François-Guillaume Lorrain, Le Point, 12 août 2021.
(Marc Laudelout, Le Bulletin célinien n° 443, septembre 2021).
 

 

 

 

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     Céline et le Cercle européen

 Céline a-t-il appartenu au Cercle européen comme l’affirmait l’un des chefs d’accusation dirigés contre lui dans le réquisitoire de 1950 ? Si l’auteur le dément avec la plus grande fermeté, il n’en reste pas moins que son patronyme figure effectivement sur les listes nominatives de l’association. Identifié à l’un des piliers de la collaboration littéraire et qualifié par la presse d’après-guerre d’écrivain « pro-nazi » ou d’ « agent de la Gestapo » (1), Céline a sans conteste partagé certaines idées politiques et sociales avec ce cercle, dont l’objectif prioritaire était d’assurer la rénovation nationale autour d’un axe européen dominé par l’Allemagne. Qu’il y ait eu convergence idéologique, sans doute. Avait-il pour autant sa carte ? Même cette question appelle une réponse nuancée tant les sources font défaut pour trancher définitivement et avec certitude. De fait, l’évocation du cercle européen revient systématiquement dans les documents relatifs au procès. Une minute des renseignements généraux, datée de décembre 1949 (2), stipule le rattachement de Céline à l’association, et l’argument sera repris par M. Drappier, en février 1950, devant la 3e sous-section de la Cour de Justice. Une ordonnance du 26 décembre 1944 frappe d’indignité nationale tous ceux qui ont pris part, comme témoins ou acteurs, aux activités de groupes jugés collaborationnistes.
 Toute implication lors de " manifestations artistiques, économiques ou politiques [...] en faveur de la collaboration " est explicitement visée par ce texte. En conséquence, les membres du Cercle européen - dont Céline a évidemment le profil - font l'objet de poursuites juridiquement fondées. Mais l'accusé l'entend différemment et nie en bloc. Jamais Céline n'en démordra. Il s'est fait inscrire malgré lui au comité d'honneur, et déclare même avoir tout fait pour s'y soustraire.
 
Certes, qu’elle soit ou non effective, l’appartenance de Céline au Cercle européen est un bien mince détail au vue des faits qu’on lui reproche par ailleurs. Ses appels à la haine lui vaudront bien plus cher que quelques dîners parmi les habitués du Cercle.
 Mais quand on lit la défense de l’auteur face à l’accusation d’en avoir été membre, il semblerait qu’il perçoive comme une injure à son indépendance ce rattachement indu à une chapelle. On sait qu’elle importance il accordait à son isolement d’écrivain sourd à influence de ses pairs. Sa liberté s’en trouve par là même compromise. Céline enlisé dans un groupe ? C’était remettre en cause son discours permanent de patriote au-dessus de la mêlée…

 Extrait du mémoire de défense rédigé par Céline le 6 novembre 1946 (archives nationales)

 

 

 

 

 

 


 

 (Jean-François ROSEAU, Le Petit Célinien, 14 février 2012).

 

 

 

 

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    Nabe’s News    

        Lucette forever !

Le journaliste Gaspard Dhellemmes a produit dans le Magazine du Monde un assez bon dossier sur le destin de Lucette Destouches, morte le 8 novembre 2019, et sur celui de sa maison de Meudon.
 Cinq grandes pages où l'on n'apprend pas grand chose sauf que Dhellemmes confirme, en quelque sorte, les propos de Nabe dans Valeurs Actuelles et dans Nabe's News, y compris le " mécontentement " de l'auteur de " Mon petit François ", lettre ouverte à Maître Gibault après son éviction des obsèques de son amie.

 A propos, ce qu'on ne savait pas, c'est l'existence d'un autre mécontentement, mais de Gibault cette fois-ci. En effet, le curé " playboy ", de l'église Saint-Paul Saint-Louis, que l'avocat avait choisi pour célébrer discrètement l'enterrement de madame Céline, a découvert que le père Pierre Vivarès (c'est son nom) en avait rendu compte sur son Facebook, allant jusqu'à publier une photo de la tombe ouverte de Céline attendant le cercueil de sa femme par dessus celui de son mari.

 En quoi c'est plus indécent que d'avoir forcé Lucette à signer, à demi morte, l'autorisation de la republication des pamphlets ? Le père Vivarès a bien fait de montrer symboliquement l'abime dans lequel est tombé le félon maître Gibault !
 (Nabe's News, 11 mai 2020).

 

 

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  Nicolas Sarkozy parle de Céline

 En décorant Madeleine Chapsal de l'Ordre national du mérite, mercredi soir, le président de la République a rappelé que la romancière avait réalisé un grand entretien avec Louis-Ferdinand Céline pour L'Express.

  En ajoutant d'un air de défi à l'adresse des amis des promus du jour, et des ministres qui se pressaient dans la salle des fêtes de l'Elysée : " S'il est encore permis de nos jours de parler de Céline sans créer de polémique ! "
 (Le Figaro, 1/10/2011, dans Le Petit Célinien, dimanche 9 octobre 2011).

 

 

 

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                  LE CANARD ENCHAINE ET BAGATELLES POUR UN MASSACRE.

      L.-F. Céline (et quelques autres) dans Le Droit de vivre (1932-1963)

 1938. " De nombreux amis nous signalent l'ébouriffant article consacré par Jules Rivet, dans Le Canard enchaîné, au livre écœurant et puant de feu Céline.
  " Livre libérateur, torrentiel, irrésistible chef-d'œuvre... Un homme qui gueule magnifiquement ".
 Quelle mouche pique donc Rivet, et que veut dire cet article dans un journal qui nous avait habitués, jusqu'à présent, à d'autres procédés ? Et depuis quand le Canard
enchaîné, qui compte tant de lecteurs parmi nos adhérents, sacrifie-t-il à l'antisémitisme le plus abject ? "

 Dans la même rubrique, sous le titre " Feu Céline et son sabord " : " Feu Céline n'a trouvé, à ce jour, que deux laudateurs. D'abord - et c'est assez triste - Jules Rivet, du Canard enchaîné, ensuite - et c'est triste pour Jules Rivet - Noël Sabord, de Paris-Midi.
 " 400 pages de haute et forte taille... Horde en déroute ", le Sabord en étouffe de joie. Mais, direz-vous, qui est Noël Sabord ? Justement, l'un de ces cuistres que feu Céline, dans son délire de paranoïaque, flanque dans la même tinette que les Juifs et tous les honnêtes gens. "

 A propos du livre stupide et répugnant de Céline qui ne relève plus de la littérature mais de l'excitation à la guerre civile, on a la surprise de lire dans Le rouge et le Noir de Bruxelles, ordinairement mieux inspiré, un article approbateur d'un certain M. Spitz. La justification fournie par M. Spitz est lamentable. C'est celle de l'art pour l'art, à propos de ce mauvais tract hitlérien !
  Le choix du sujet est libre. Si Céline a besoin de bouffer du Juif pour se mettre en verve, libre à lui. Il faut reconnaître que, de temps à autre, un coup de caveçon est nécessaire, faute de quoi les Juifs exagèrent. Une réaction s'imposait. Nous l'avons, elle est de taille. Certaines choses devaient être dites. Céline les dit - les hurle même. C'est parfait.
 Voilà le danger de ces mauvaises besognes faites sous le couvert littéraire. On leur cherche des excuses qu'on ne trouverait pas pour un article de La Libre Parole et qui n'en mérite pas davantage. Quant à M. Jacques Spitz, il va de soi que, si un de ces jours j'ai besoin de lui flanquer préalablement une paire de baffes, il n'y trouvera que des avantages.

 Ce n'est pas tout. Dans Le Canard Enchaîné - hé oui, le Canard - on trouve un article approbateur de Jules Rivet - hé oui, Jules Rivet ! - Que voilà de beaux coups de triques et de la belle langue solide, verveuse et bien constituée... Voici de la belle haine bien nette, bien propre, de la bonne violence à manches relevées, à bras raccourcis, etc. Ici, le non-conformisme se débat avec vigueur, le solitaire s'affirme, montre les crocs, règle des comptes.
 Et de parler d'un livre " libérateur, torrentiel, plus beau et plus pur qu'un chef-d'œuvre ".

  Un " règlement de compte " ? Exemple :
 On me retirera pas du tronc qu'ils ont dû drôlement les chercher les persécutions ! (les pogroms) foutre bite ! S'ils avaient fait moins les zouaves sur toute l'étendue de la planète, s'ils avaient moins fait chier l'homme ils auraient peut-être pas dérouillé !... Ceux qui les ont un peu pendu, ils devaient bien avoir des raisons... On avait dû les mettre en garde ces youtres ! User, lasser bien des patiences... ça vient pas tout seul un pogrom ! C'est un grand succès dans son genre un pogrom, une éclosion de quelque chose... (p. 72).
  Voilà, n'est-il pas vrai, Rivet, quelque chose de " libérateur ", de beau et de pur.

 Toujours dans le même numéro, p. 2, publication d'une lettre de Jules Rivet au directeur sous le titre " Une lettre de Jules Rivet " et le chapeau : " Nous recevons de Jules Rivet, du Canard enchaîné, une lettre qui entend répondre aux échos publiés ici-même sur l'étrange article qu'il consacra récemment à l'ignoble bouquin de l'antijuif Céline. / Nous publions volontiers cette lettre. Philippe Lamour, de son côté, donne la réplique à Jules Rivet ".
  Ce 31 janvier 1938.
 " Mon cher Droit de vivre,
 Je ne suis pas antisémite, je ne suis pas anticommuniste, je ne suis pas antifranc-maçon, trois attitudes qui marquent le livre de Céline. Je me contente d'être libertaire du genre individualiste. Et ça me suffit. J'ai donc le droit, je pense, en dehors de toute question de parti, de race, de couleur ou de religion, de dire mon admiration pour un écrivain que je considère comme un nouveau Villon et qui apporte à la langue française (puisque c'est la langue française que le hasard me fit pratiquez) beaucoup plus de vie et de sève que les 30 académiciens réunis et l'escouade bien alignée des critiques.
  Je n'ai pas voulu dire et je n'ai pas dit autre chose.
  Bien à vous. Jules Rivet. "
 (Eric Mazet, L'Année Céline 2019, p. 148).

 

 

 

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                     ELSA MARIANNE VON ROSEN (1924)

 Née en 1924, Elsa Marianne von Rosen, danseuse d'origine suédoise, devient l'élève privilégiée de Lucette en 1945. En réalité, à 21 ans, elle était déjà une danseuse de grand talent. Elle deviendra rapidement danseuse étoile à l'Opéra de Stockholm.
  Le 8 mai 1947, Céline la recommande à Henri Mahé pour qu'il la présente à Gen Paul, à Aimée Barancy et à Alex Garaï lors d'un séjour à Paris :
 
 " Lucette a une élève ici suédoise de grande famille, Marianne de Rosen très jolie qu'il faudrait dégrossir et parisianiser, friquée, bonne danseuse, jolie et 22 ans. L'âge. Je voudrais l'envoyer à Baba et à Popol, qu'ils la conseillent un peu. Qu'en penses-tu ? Dis-tu mieux ? Il lui faudrait un petit peu de publicité, et des caresses évidemment. Ce serait malheureux qu'elle se perde. Quimper est trop loin. Marianne de Rosen. Retiens le nom, son vrai nom ".
(1)

 Mais que se passa-t-il ? Dès le 12 août 1947, Céline écrit à Gen Paul :

 " La jeune danseuse suédoise que je prévoyais pour toi est une salingue aussi, à jeter, une mufle, mignonne, mais une petite ordure, profiteuse, voleuse, une carne, juste bonne à faire une pétasse et à grandes tartes dans le portrait... " (2)

 Elsa Marianne von Rosen épousera en août 1950 Allan Fridericia (1921-1991), chorégraphe et critique danois, dont le père, L.-S. Fridericia, était médecin-chef à Copenhague et fut l'une des premières personnes avec qui Céline prit contact en arrivant au Danemark. " Je vais voir Madsen tout ratatiné - il m'évince - Frédéricia (le juif) est bien plus intelligent ". (3)

 Allan Fridericia fit une carrière de directeur de théâtre, scénographe, critique et historien de la danse. Son intérêt pour la tradition du ballet danois l'amena à publier une biographie de Bournonville (1979), fondateur de l'école de ballet danoise, dont il reconstitua et fit représenter, avec sa femme, plusieurs ballets.
 
Elsa Marianne von Rosen se révélera comme chorégraphe en 1950 dans le ballet de Birgit Cullberg Mademoiselle Julie. En 1960, elle créera avec son mari le Scandinaviske Ballet, où elle confirmera son talent de metteuse en scène. En 1963, elle créera le ballet " Irène Holm " pour le Théâtre Royal de Copenhague, puis deviendra maître de ballet à Göteborg et à Malmö.
 En 2000, chez Albert Bonniers Forlag, Elsa Marianne von Rosen publiera ses mémoires sous le titre Inte bara en dans pa rosor (" La vie n'est pas qu'une danse sur les roses "), où elle évoquera ainsi Céline et " Lisette " :

 " C'est chez Bartholin que je rencontrai la femme de Céline, Lisette, qui était danseuse, et c'est ainsi qu'Allan et moi, fîmes la connaissance de Céline. Malgré son passé louche, nous devînmes amis. L'homme lui-même était un paquet de nerfs, fascinant et intéressant. Lui et Lisette n'avaient pas des moyens financiers brillants et c'est pour leur rendre service que je commençai à prendre des leçons de danse chez Lisette. Cela se passait dans une vieille maison de Kompagnistrœde. Il n'y avait ni barre, ni glace, et, en guise de musique, Lisette jouait des castagnettes. Ce n'en était pas moins un cours de ballet classique. Je ne crois pas y avoir beaucoup appris, mais c'était incontestablement une expérience marquante ". (4)

 Dans une lettre de prison, Céline confia-t-il à Lucette qu'une nièce de Gœring s'appelait von Rosen ? Dans un raccourci saisissant, ce souvenir deviendra pour Lucette : " Je donnais des cours à la nièce de Gœring qui était mariée avec le fils d'un rabbin ". (5)
 
 
(1) Extrait de lettre inédite à Mahé, 8 mai 1947, coll. M. et A. Mahé.
 (2) Tout Céline 4, p. 168.
 (3) Première esquisse de Féerie, Romans 4, p. 578.
 (4) Elsa Marianne Von Rosen, " Un autre témoignage sur Céline ", traduction et notes de François Marchetti, Le Bulletin célinien, novembre 2002, p. 11-12).
 (5) Lucette Destouches et Véronique Robert, Céline Secret, p. 95.

 (Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Du Lérot, 2004, p. 302).

 

 

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                   MAURIAC et CELINE. DÎNER au " RENDEZ-VOUS DES MARINIERS ".

  " J'en viens au dîner du 23 mars 1933. Et à François Mauriac qui sera par la suite, bien plus tard, pendant la guerre, après la guerre, l'une des bêtes noires de Céline. Comment Mauriac avait-il réagi au Voyage au bout de la nuit, au moment de sa parution ? On le sait par l'article tardif de L'Echo de Paris du 31 décembre 1932, où il avait fini par évoquer tout de même le roman de Céline avec d'infinies réserves : " Un livre asphyxiant dont on n'a que trop parlé à l'occasion des derniers prix, et dont il ne faut conseiller la lecture à personne ", tout en concédant qu'il " possédait le pouvoir de nous faire vivre au plus épais de cette humanité qui campe aux portes de toutes les grandes villes du monde. "
 Est-ce en réaction à cet article seul de Mauriac que Céline entreprit de lui répondre dans une lettre datée du 14 mars, si l'on en croit la graphie de Céline, et de l'année 1933 selon toute vraisemblance ? Il la lui adresse sur papier à en-tête du dispensaire de Clichy, et il y fait preuve à la fois de révérence à l'égard de son correspondant (qui sera élu à l'Académie française en juin 1933), dont les romans comme Le Baiser au lépreux (1922), Genitrix (1923), Thérèse Desqueyroux (1927) ou Le Nœud de vipères (1932) sont déjà devenus des classiques, mais aussi d'une désinvolture non moins manifeste dans ses propos, où il se livre au plus près de lui-même :

 " Vous venez de si loin pour me tendre la main qu'il faudrait être bien sauvage pour ne pas être ému par votre lettre. Que je vous exprime d'abord toute ma gratitude, un peu émerveillée, pour un tel témoignage de bienveillance et de spirituelle sympathie. Rien cependant ne nous rapproche. Rien ne peut nous rapprocher. Vous appartenez à une autre espèce, vous voyez d'autres gens, vous entendez d'autres voix. Pour moi, simplet, Dieu c'est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes - pour déserter en somme superbement. Voyez combien je suis argileux et vulgaire ! Je suis écrasé par la vie. Je veux qu'on le sache, avant d'en crever, le reste je m'en fous. Je n'ai que l'ambition d'une mort peu douloureuse mais bien lucide et tout le reste c'est du yoyo... " 

 Je dois au dessinateur Wiaz (Pierre Wiazemski) d'avoir pu prendre connaissance autrefois, quand j'écrivais ma Vie de Céline, de l'original de cette lettre reçue par son grand-père, et dont j'ai gardé photocopie. Ses ratures mêmes ou ses rajouts sont éloquents.
 Les deux hommes eurent-ils ensuite l'occasion de se rencontrer ? Longtemps la question resta incertaine. La réponse nous vint de Ramon Fernandez ou, plus précisément, des notes si précieuses recueillies dans l'agenda de son épouse et exploitées par Dominique, quand il écrivit Ramon. On y apprend que, le 17 mars 1933, Ramon Fernandez dîne avec Céline et Mauriac en haut de la rue Lepic, non loin du 98, où habitait l'auteur du Voyage. On ne sait rien de plus des circonstances de ce
dîner. Plusieurs points me paraissent tout de même significatifs

 Tout d'abord le lieu de cette rencontre, rue Lepic. Autrement dit sur le territoire même, si l'on peut dire, de Céline. C'est Mauriac qui se déplace jusqu'à lui, c'est Mauriac qui tenait sans doute le plus à rencontrer ce nouveau venu sur la scène littéraire, cette bête curieuse qui lui a adressé cette lettre si impertinente, en un sens, mais si désespérée surtout.
 Céline, certes, travaillait tard le soir. Une première fois, en novembre, il avait décliné une proposition à venir dîner chez Ramon Fernandez. " Certes je serais particulièrement heureux de vous rencontrer avec vos amis mais il m'est bien impossible que ce soit à dîner. Je quitte le dispensaire à sept heures et je dois encore passer chez mes malades un peu plus tard. Si vous voulez, chez vous, après dîner, vers 9 heures par exemple. "
 Je ne suis pas du tout persuadé que Céline, ou plutôt le docteur Destouches, faisait encore beaucoup de clientèle privée à cette époque, mais qu'importe ! Il est significatif, en tout état de cause, qu'il fasse venir à lui, en mars, Mauriac et Fernandez. Il y a plus révélateur encore.

 La rencontre a dû suffisamment intriguer, voire fasciner, sinon séduire, Mauriac, pour qu'ils conviennent de se retrouver quelques jours plus tard. Fernandez les réunit cette fois pour un dîner près de chez lui, quai d'Anjou, au Rendez-vous des Mariniers... Le fameux dîner du jeudi 23 mars 1933.
 Quelle fut leur conversation ? En vérité, la première question qui devrait se poser serait plutôt celle-ci : y eut-il seulement une conversation entre eux ? Je n'ai jamais recueilli aucun témoignage d'un dialogue, d'un véritable échange entre Céline et l'un de ses proches, conversant ou s'opposant sur un sujet donné. En société, Céline se taisait le plus souvent. Il observait. Il épiait. Il écoutait. Par goût, par tempérament (et pas seulement sur un plan érotique), il était voyeur. Et écouteur aussi. Il auscultait le monde autour de lui. Et puis, soudain, il lui arrivait de prendre la parole. De monologuer, de prophétiser, d'invectiver, d'imiter, d'amuser la galerie, mais oui !
On ne soulignera jamais assez la cocasserie de Céline, auprès de ses intimes, quand il se sentait en confiance. Il inventait, il grossissait les traits, il caricaturait, il voyait juste. Jusqu'au délire ou au fou rire le plus apocalyptique.

 J'imagine volontiers Mauriac, tel un chat patelin et griffu, tapi, aux aguets, dans un coin du Rendez-vous des Mariniers, un Raminagrobis réjoui au fond de lui-même par ce jeune écrivain insensé et désespéré (Céline a presque dix ans de moins que lui, et il débute tout juste dans une carrière que Mauriac a entamée à un âge beaucoup plus jeune que le sien) qu'il espère apprivoiser, voire convertir. En attendant peut-être, par la suite, de ne faire de lui qu'une bouchée.
  Bien entendu, tout chez Céline (la lettre qu'il lui a adressée l'a déjà mis en évidence) le sépare de l'univers mauriacien. Pour faire bref, le conflit entre la foi et la chair, qui pèse sur la plupart des romans de Mauriac, lui demeure totalement étranger.
 La foi ? Quelle foi ? La seule vérité de ce monde, c'est la mort, ne cesse-t-il d'écrire et de répéter. Céline ne croit guère aux promesses de l'au-delà. Reste que cet apparent désert spirituel de Céline doit captiver Mauriac - comme vous hypnotise ce que l'on veut combattre, ou l'abîme que l'on veut combler. Quant à la chair, mon Dieu, elle n'est pas triste pour Céline. C'est un répit, une grâce, un bonheur fugace, un moment de légèreté dans un monde désespérément lourd, un petit hoquet, une vaguelette de bonheur dans un océan de tristesse. Quelque chose qui ouvre aussi sur un mirage d'absolu.

 [...] La guerre venue, le fossé se creusera encore, irrémédiablement, entre Céline et Mauriac. Mais le 23 mars, apparemment, tout se passa bien. Pour preuve, après leur repas, Céline entraîna chez lui, rue Lepic, Fernandez et Mauriac pour finir la soirée.
 Mauriac et Céline que tout ou presque opposait alors, et que tout opposerait par la suite, étaient là, l'un en face de l'autre, à parler, à s'écouter, à se jauger, à se juger ! Un moment de la vie littéraire de la France du XXe siècle. Un moment disparu, évanoui, insaisissable, quelque part à l'autre bout de ce quai d'Anjou où je passerai tant de temps, par la suite, à lire et à étudier Céline, à lui consacrer une thèse de doctorat, plusieurs essais, une biographie, sans soupçonner un instant qu'il avait dîné un soir du mois de mars 1933, là, à l'autre bout du quai, onze années avant ma naissance...
 (Frédéric Vitoux, Au rendez-vous des Mariniers, Fayard, 2016, p. 228).

 

 

 

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          BLA-BLA-BLA, BENARD ou CELINE ?

Dans son numéro spécial du Centenaire, Le Canard enchaîné passe en revue quelques expressions nées dans l'hebdomadaire et aujourd'hui admises dans le langage courant, telle que « bla-bla-bla » :

  Le Canard enchaîné,  6 juillet 2016

Les céliniens savent qu'elle a été forgée dans Bagatelles pour un massacre, où on la trouve à six reprises à la page 265. Paul Gordeaux [1891-1974], journaliste et auteur dramatique, a écrit, en collaboration avec son ami Marcel Espiau [1899-1974], plusieurs pièces à succès au cours des années Trente. Robert Denoël leur a édité Prisonnier de mon cœur, une comédie en trois actes parue en janvier 1938, au même moment que le pamphlet de Céline.

Son ami Pierre Bénard [1901-1946], rédacteur en chef du Canard, l'aura popularisée. C'est une information intéressante, mais qui méritait d'être complétée.
 (Site Robert Denoël, Henri Thyssens, 6 juillet 2016).

 

 

 

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          LEAUTAUD ou CELINE pour Pierre PERRET ?

 " La bête est revenue ! " Pierre Perret, lui, l'a vue. Il en a fait un nouveau disque qui en porte le titre. Il consacre même une chanson à " Ferdinand ", pour discréditer Céline dans les livres de classe. C'est lui-même qui l'a dit. Des refrains tout à fait méchants. Et très bêtes. Au refrain : " Le racisme chez toi polluait le talent, Tu étais pas un bien joli monsieur... " Sur fond d'accordéon ! Tout de même, Georges Brassens, le maître de Pierre Perret, avait plus de classe que son épigone quand il écrivait : " Je n'admire pas forcément des gens admirables (...) mais le plus grand écrivain du siècle pour moi c'est Céline. "
  Ce que Pierre Perret ne dit plus dans ses interviews, c'est qu'il aimait bien Céline lui aussi, l'avait même beaucoup lu, pas seulement celui du Voyage et de Mort à crédit, mais aussi celui de Guignol's band et de Casse-Pipe, jusqu'à s'en être inspiré comme San Antonio ou Alphonse Boudard qui eux, ont honnêtement reconnu leur dette. Il le disait à la radio en 1967 et au restaurant du Port Salut, où il chantait rue Saint-Jacques.

 Pierre Perret maintenant préfère Léautaud à Céline, lui a consacré un petit livre, et s'enorgueillit de l'avoir fréquenté. Le Journal de Léautaud, tenu minutieusement chaque jour, ne contient pas le nom de Pierre Perret, mais, en 1954, le chanteur aurait rendu visite à l'ermite de Fontenay... On a le droit de préférer Léautaud à Céline, surtout au Céline des pamphlets, mais quel Léautaud préfère-t-on ?
 Dans son Journal littéraire, destiné à la publication de son vivant, Paul Léautaud se demandait le 11 septembre 1940 s'il fallait préférer " la victoire de l'Allemagne, dont l'influence amènerait certainement une réorganisation politique, sociale et morale de la France, avec une diminution presque certaine de liberté, surtout pour nous les écrivains - ou la victoire des Juifs, qui n'en pulluleraient que de plus belle et n'en occuperaient que de plus belle tous les postes dirigeants... " Tel quel !

 Le 30 novembre 1940, après l'épisode du Massilia, Léautaud note, en nommant Daladier, Jean Zay, Mandel, Campinchi et Marcel Bloch : " Ces gens-là, y compris Blum, auraient dû être envoyés au poteau quinze jours après l'entrée des Allemands en France. En Russie, en Allemagne, même en Italie peut-être, cela n'aurait pas traîné. "
 Le 18 février 1941, Léautaud écrivait encore : " on aurait dû fusiller, sans jugement, les faits suffisaient, les Daladier, Reynaud, Mandel et consorts, canailles et incapables réunis. Cela eût été un grand réconfort pour le pays et donné à entendre aux autres d'avoir à se tenir tranquilles. L'intérêt de la France, c'est la collaboration, l'entente, l'accord avec l'Allemagne. "
 
 Jamais Céline n'a été aussi loin, ni dans ses lettres ni dans ses pamphlets. Ces extraits, qui valent plus d'une page des Bagatelles et des Beaux draps en imprécations ou supputations, ont-ils été retenus dans l'édition des extraits du Journal de Léautaud qui vient de paraître ?
 Pierre Perret n'a pas eu de scrupules à composer une longue préface pour l'ouvrage.
 (Eric Mazet, Ecrits de Paris, février 1999, n° 607, p. 38-40).

 


 

 

  ***

 

 

 

              Le CELINE de MEUDON

 L'affirmation selon laquelle, pour simplifier, Céline aurait - pendant les dix dernières années de sa vie passées à Meudon à partir de son retour en France en 1951 - fabriqué artificiellement un personnage de miséreux, pauvre et sale, pour une dernière image de victime dans la postérité, est fausse.
 Ceux qui la présentent ou partagent involontairement en suivant la caricature facile, se trompent et ne pourront que changer d'avis s'ils fouillent la question. Ils sont de bonne foi, il leur sera beaucoup pardonné. Ceux qui la soutiennent et la développent alors qu'ils connaissent le " dossier Céline ", sont dans une situation différente où nous les laissons...

 Cette contribution a pour seul objet de produire une pièce probablement inconnue à ce jour... Auparavant, je rappellerai quelques évidences :
 - L'erreur que je dénonce ne constitue pas un " détail " pour plusieurs raisons ; - Tout d'abord, il est largement établi que pour la France, le XXe siècle avant " mai 1968 " est bien celui de Céline, tant il s'y est engagé toujours, partout et tellement fort. Il a secoué son temps comme il a ébranlé la littérature.
 Certes, il ne pouvait espérer éviter les coups venant notamment d'une spécialité française : l'intellectuel stalinien bien au chaud dans ses diplômes et réseaux ;
 - Il est tout aussi certain qu'au-delà des ses extraordinaires lyrisme et fantaisie, c'est la sincérité et le courage qui sont les fondements de ses pensées, œuvres et actions... La " peau sur la table "... ;
 
- De même, est éclairant le fait que ses adversaires ont entrepris un méthodique déshabillage qui se poursuit depuis plus de soixante ans, jusqu'à la négation de ce qui est le cœur du créateur : l'authenticité... Après mûre réflexion - car ces gens-là réfléchissent beaucoup pour leur carrière -, " l'agité du bocal ", courant au secours de la victoire en 1945, avait commencé en dénonçant un Céline vénal. Par ailleurs, bien peu ont suffisamment considéré que le nommé Sartre, tel est son nom, ne s'est, exemple au hasard, jamais inquiété de la situation des juifs, alors même qu'il fut boursier à Berlin en 1933 et 1934... Où était donc sa légitimité en 1946 pour pontifier inopinément sur cette " question " ?... " Philosophes pantouflards et amateurs " pour ce qui était la Résistance armée, bien vu Monsieur Jankélévitch... ;
 - D'où l'importance première de la sincérité et la gravité de l'erreur sur ce point.

  Ces quelques banalités situent l'intérêt du point précis de l'authenticité de l'image que nous avons pour les années Meudon, les dernières, les définitives, d'autant plus que ces jours-ci, au secours, " Céline revient "... Et qu'il ne nous lâchera plus.
  Bien que la question soit réglée de longue date au regard de la nature très particulière de l'immense océan Céline, je la reprends donc ici, après avoir invité à consulter iconographie, témoignages, correspondances et œuvres - tant de preuves convergentes de la totale liberté du bonhomme. Il faudrait aussi rappeler à ceux qui trahissent l'élémentaire charité chrétienne que sept ans d'exil, dont dix-huit mois de prison au charmant pays danois, ont à l'évidence cassé notre baroudeur, rentré vieillard, revenu brisé sous ses nippes.

 Un seul exemple : Pierre Monnier s'exprime ainsi, relatant ses nombreuses visites à Meudon : " Il était toujours habillé de la même façon. Deux ou trois lainages, un foulard et un pantalon dans lequel il dissimulait sa maigreur. L'hiver, il doublait ou triplait le nombre des lainages et faisait tout disparaître sous une grande cape, aussi usée que le reste. (...) Ses pieds, très grands, étaient enfermés dans d'énormes chaussons. ".
 Que l'on puisse penser un instant que celui qui, recevant ses amis, rares mais fidèles, s'accoutre volontairement de cette façon pour apitoyer la postérité est bête ou méchant.
 Cet homme, ayant tout vu, est revenu se terrer, créant encore enseveli sous les laines, et mourra le lendemain du jour où il mit le mot " fin " sur son dernier ouvrage, comme Proust, dont tant le sépare et tant le rapproche...

 Or le hasard a fait que je viens de rencontrer une dame de 93 ans qui a connu le Docteur Destouches en 1931, ce qu'elle relate dans le livre de ses souvenirs, écrit pour ses douze petits-enfants et publié à compte d'auteur... Il s'agit de la fille du directeur général de la " Biothérapie ", S.A. de Produits chimiques, Biologiques et d'Hygiène (1) ", créée en février 1921, qui s'exprime ainsi :
 " A l'âge ingrat, mon visage s'est couvert de boutons... Mon père s'émeut de mon chagrin et me convoque à son usine pour consulter le nouveau docteur qu'il vient
d'engager. (...) Le docteur Destouches, après m'avoir examinée, me prescrit un traitement de trois mois. A la sortie du lycée chaque midi, il me faut courir le rejoindre dans un café de l'avenue de La Motte-Piquet et ingérer un grand bock de bière où on a émietté au préalable un cube de levure fraîche. C'est affreusement amer. Pendant ce temps-là, il me raconte son voyage aux Etats-Unis d'une manière si passionnante que je ne sens plus l'amertume du breuvage. Ma mère était furieuse : une jeune fille dans un café avec un homme, cela ne se fait pas. Mais le docteur Destouches me paraît si vieux, si sale et si laid qu'il n'y a aucun danger pour moi. Par contre, je bois ses paroles. Le roman Voyage au bout de la nuit paraît en 32. Je découvre que mon médecin est Louis-Ferdinand Céline. " 

 Bien entendu, je me suis empressé de solliciter un entretien avec cette personne qui a rencontré Céline, ce qu'elle m'a aimablement accordé pour me dire des phrases que j'ai notées : " La première fois, mon père était présent... Le docteur a regardé mes boutons... En deux minutes, il a dit : " Je sais ce qu'il vous faut... " Très direct, très rapide, nerveux... " Je lui donne un traitement de trois mois... Je la vois à midi au café... " Il avait commandé tous les jours une levure fraîche... Mixée avec un demi de bière... C'était très mauvais... Il prenait une bière aussi... Il m'a dit : " Je vais vous raconter des histoires... " Il me sortait le texte qu'il savait par cœur... Quand il parlait, j'oubliais tout... Un original... J'ai ressenti sa tendresse... Je passais mon deuxième bac... C'était au dernier trimestre, les boutons se sont atténués et je suis partie en vacances débarrassée... Je ne l'ai plus revu... J'ai senti qu'il était comme un écorché vif... révolté de ce qu'on faisait aux petits, aux pauvres... Il avait une curiosité vis-à-vis de chaque personne... Il était indigné devant le monde tel qu'il était... "
 
Quant à l'apparence : " Toujours un chapeau... Tout était crasseux chez lui... Pas de cravate... Un manteau gris... Il me paraissait aussi vieux que mon père... Sa peau faisait sale... Il était déjà comme ça à l'époque... Si j'avais dû aller à l'Opéra avec lui, j'aurais été ennuyée... "
 
Sur ma question : " Mon père disait que c'était un très bon médecin, au diagnostic rapide et sûr... Cela lui était égal que son médecin était négligé... "

  Inutile de commenter, sinon pour ajouter que nous avons beaucoup bavardé, très agréablement pour moi face à une femme exceptionnelle qui a vu tellement et que je remercie chaleureusement.
 Je suppose que ces faits de 1931 pourront intéresser les céliniens, tant s'y manifestent déjà chez le docteur Destouches, écrivain débutant, originalité, tendresse, détachement des conventions, spécialement vestimentaires, intérêt pour l'autre, le faible, le petit, le malade, même " riche " (!), tout est relatif, sûreté et simplicité de l'approche médicale, éloquence, lyrisme...

                                                                                                                                                                                                                     Bernard GASCO
 
(BC n°298, juin 2008, p. 15).

 
(1) " Tout en continuant à travailler rue Fanny, Louis entra dès la fin de l'année 1928 au service de la " Biothérapie ", laboratoire spécialisé dans les vaccins et la pâte dentifrice, situé rue Paul Barruel à Paris. C'est un ancien ministre de Kérenski, le chimiste Titoff, qui l'y introduisit sur la recommandation d'un ancien confrère de la section d'hygiène [de la SDN].
 Il s'y retrouva sous la coupe de deux israélites qui se succédèrent à la tête du conseil d'administration, Charles Weisbrem et Abraam Alpérine, ami du docteur Ichok " (François Gibault, Céline, 1894-1932. Le Temps des espérances, Mercure de France, 1985).

 

 

 

 

  ***

 

 

 

             CELINE et Jean GIONO.

  Nous avons reçu de M. Jean-Claude- Loustaunau (Eupen) le témoignage suivant. Il nous a semblé intéressant de publier ici ce texte, révélateur de la confraternité toujours de rigueur dans notre petite république des lettres. Signalons, pour la petite histoire, que l'écrivain concerné publia en 1941 son roman " Deux cavaliers de l'orage " dans l'hebdomadaire collaborationniste " La Gerbe ".

 " Je vous rapporte ici sur le ton de l'anecdote un des nombreux camouflets que j'ai pu subir à propos de Louis-Ferdinand Céline. Il y a douze années environ (j'avais 18 ans), je faisais preuve, figurez-vous, de quelques velléités poétiques et littéraires. Des poèmes à 18 ans ? Ebauches naïves d'une sensibilité immature !
  Je fis part de mes sensations à Jean Giono dont j'admirais le style et la sensibilité bleu pastel, comme le ciel de sa Provence. Mes poèmes n'étaient ni meilleurs ni plus mauvais que d'autres, mais, par l'effet de je ne sais quelle bonté, le Maître manifesta quelque intérêt pour mes débraillages intimes, m'enjoignant même, par retour du courrier, de me rendre chez lui, là-bas à Manosque.

  J'y fus donc, deux fois très exactement. Il m'écouta, croyez-le bien, avec une modestie et une patience extrêmes, subissant les pires virulences du déconnage adolescent, avec une tolérance dont je mesure toute l'étendue aujourd'hui. Mis en confiance, je m'enhardis à lui parler de Louis-Ferdinand Céline dont j'avais découvert le " Voyage " trois années auparavant.
  Le charme était rompu. Il me fut très difficile de faire sortir le Maître de sa réserve à propos de ce délicat sujet. Il a fini par me dire de manière laconique et presque évasive : " Céline n'était pas un écrivain (au sens noble du terme s'entend), les propos qu'il tient dans ses livres sont orduriers, de plus il a fait preuve pendant la guerre d'un esprit collaborateur. "

  Pour mon compte personnel, je compris définitivement de ce jour que, décidément, les souffrances, pour communes qu'elles soient, nous font prendre des routes bien différentes. ".
 (BC n° 1, Premier trimestre 1982, p. 7).  

 


 

 

***


 

 

 

                CELINE et le DOCTEUR ROUQUES.

  Pour le journaliste de gauche  Léon Treich, donné dans L'Ecole des cadavres comme membre juif de l'état major du colonel de La Rocque, une lettre d'excuse manuscrite de Céline suffit pour arrêter le dépôt de plainte. En revanche, la plainte du docteur Rouquès aboutit à un procès et à la condamnation de Céline et de Denoël.
 Dans le livre, après les pages de photographies, Céline avait introduit in extremis un post-scriptum qui reproduisait entre autres trois citations sous le titre " Dernières nouvelles ". L'une provenait de L'Humanité en date du 5 novembre 1938.
 Signalant l'inauguration d'un dispensaire subventionné par le syndicat communiste des Métaux de la Région parisienne, le journal énumérait les médecins qui avaient pris la
parole à cette occasion.

 Céline, manipulant la citation comme il en a l'habitude, commence par ajouter à la liste le nom d'un autre médecin, le docteur Rouquès, en effet membre du Parti communiste, puis, toujours à l'intérieur des guillemets, il y joint un commentaire de son cru : " tous juifs ".
  Le docteur Rouquès intente un procès en diffamation, qui est plaidé devant la XIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris le 8 mai 1939. Céline et Denoël sont défendus par un avocat d'extrême droite, Me Saudemont. Le jugement, prononcé le 21 juin, les condamne à une amende et à des dommages et intérêts.
  Dans ses attendus, le tribunal établissait que L'Ecole des cadavres était un " pamphlet violent frénétique qui d'un bout à l'autre renferme à l'adresse des Juifs, parmi une accumulation d'invectives, des allégations et imputations de fait, d'un caractère manifestement diffamatoire ", et que le docteur Rouquès, " qui du reste n'était pas d'origine juive ", était en effet indirectement diffamé.
  (Henri Godard, Céline, folio n° 6451, 15 mars 2018).


                                                                                                               ***

  Délateur ? Le docteur Rouquès accuse :

 
" En 1943 [en fait en 1942], alors que je militais depuis longtemps dans la Résistance, Céline réédite son livre [L'Ecole des cadavres] en le dotant d'une Préface dans laquelle il disait en substance " qu'il lui était enfin donné de publier à nouveau cet ouvrage qui avait été interdit à la suite d'un procès intenté par un certain Dr Pierre Rouquès, chirurgien des Brigades internationales, chirurgien de la CGT. "
  L'effet de cette réédition fut immédiat. Dans la petite ville du Midi où je vivais et où l'attention des " collaborateurs " du cru était déjà mise en éveil par mes fréquents déplacements et mon attitude générale, le livre fut mis en circulation et à partir de ce moment la Gestapo commença à s'intéresser à moi, ainsi que tous les éléments louches du coin.
  Je considère cette Préface comme une véritable provocation qui a failli [...] me coûter ma liberté et peut-être ma vie. "
  (Docteur Rouquès, lettre du 2 mars 1946 au juge Zousmann, in L'Histoire, n° 453, novembre 2018).

 



 

 

   ***

 

 

 

                   CELINE et FAURE.   

  Ces deux médecins avaient connu le Front et en sont sortis traumatisés par l'atrocité des combats. Ils eurent pourtant bien des divergences quant à leurs positionnements par rapport à la vie politique. La correspondance qu'ils échangent - il reste alors cinq ans à vivre à E. Faure - s'avère très riche pour appréhender l'essence de leurs visions respectives.
 Il est amusant de lire les réponses de Céline , affirmant que le "peuple " est un slogan creux, à celui qui, ébloui et conquis par le talent de l'écrivain, veut le faire adhérer à son " Association des écrivains et artistes révolutionnaires " et à la croisade antifasciste.

                                         Ce 14,
            Cher ami,


  Je suis anarchiste depuis toujours, je n'ai jamais voté, je ne voterai jamais pour rien ni pour personne. Je ne crois pas aux hommes. Pourquoi voulez-vous que je me mette à jouer au bigophone soudain parce que douze douzaines de ratés m'en jouent ? Moi qui joue pas trop mal au grand piano ? Pour me mettre à leur toise de rétrécis, de constipés, d'envieux, de haineux, de bâtards ? C'est plaisanterie en vérité. Je n'ai rien de commun avec tous ces châtrés - qui vocifèrent leurs suppositions balourdes et ne comprennent rien. Vous voyez-vous penser et travailler sous la férule du supercon Aragon par exemple ? C'est ça l'avenir ? Celui qu'on me presse de chérir, c'est Aragon ! Pouah ! S'ils étaient moins fainéants tous, s'ils étaient si bons de volonté qu'ils disent - ils feraient  ce que j'ai fait au lieu d'emmerder tout le monde - de leurs fausses notes. Ils la reculent la révolution au lieu de la faciliter.

 Ils ressemblent à ces mâles qui n'ont plus d'instinct, qui blessent les femelles et ne les font jamais jouir. Ne sentez-vous pas, ami, l'hypocrisie, l'immonde tartufferie de tous ces mots d'ordre ventriloques ? Le complexe d'infériorité de tous ces messieurs est palpable. Leur haine de tout ce qui les dépasse , de tout ce qu'ils ne comprennent pas, visible. Ils sont aussi avides de rabaisser, de détruire, de salir, d'émonder le principe même de la vie que les plus bas curés du Moyen Age.
  Ils me fusilleront peut-être les uns ou les autres. Les nazis m'exècrent autant que les socialistes et les communards itou, sans compter Henri de Régnier ou Comœdia ou Stravinsky. Ils s'entendent tous quand il s'agit de me vomir.
  Tout est permis sauf de douter de l'homme - Alors c'est fini de rire. J'ai fait la preuve ; mais je les emmerde aussi tous -
  Je ne demande rien à personne.
  Affectueusement à vous gd ami.
                                                                                                                                 L. D. CELINE.

 

                                     
                                         Cachet de la poste :
                                          2 mars 1935
             Cher Elie,

  Le malheur en tout ceci c'est qu'il n'y a pas de " peuple " au sens touchant où vous l'entendez, il n'y a que les exploiteurs et les exploités, et chaque exploité ne demande qu'à devenir exploiteur. Il ne comprend pas autre chose. Le prolétariat héroïque égalitaire n'existe pas. C'est un songe creux, une faribole, d'où l'inutilité absolue, écœurante de toutes ces imageries imbéciles : le prolétaire à cotte bleue, le héros de demain - et le méchant capitaliste repu à chaîne d'or. Ils sont aussi fumiers l'un que l'autre. Le prolétaire est un est bourgeois qui n'a pas réussi. Rien de touchant à cela : une larmoyerie gâteuse et fourbe. C'est tout - Un prétexte à congrès, à prébende, à paranoïsmes ! L'essence ne change pas. On ne s'en occupe jamais. On bave dans l'abstrait. L'abstrait c'est facile. C'est le refuge de tous les fainéants. Qui ne travaille pas est pourvu d'idées générales et généreuses. Ce qui est beaucoup plus difficile c'est de faire rentrer l'abstrait dans le concret.

  Demandez-vous à Breughel, à Villon, s'ils ont des opinions politiques ?...
 J'ai honte d'insister sur ces faits évidents... Je gagne ma croûte depuis l'âge de 12 ans (douze). Je n'ai pas vu les choses de dehors mais de dedans. On voudrait me faire oublier ce que j'ai vu, ce que je sais - me faire dire ce que je ne dis pas. Je serais fort riche à présent si j'avais bien voulu renier un peu mes origines. Au lieu de me juger, on devrait mieux me copier. Au lieu de baver ces platitudes - tant d'écrivains écriraient des choses enfin lisibles. La fuite vers l'abstrait est la lâcheté même de l'artiste - Sa désertion - Le congrès est sa mort - La louange son collier - d'où qu'elle vienne.

  Je ne veux pas être le premier parmi les hommes. Je veux être le premier au boulot - Les hommes je les emmerde tous, ce qu'ils disent n'a aucun sens - Il faut se donner entièrement à la chose en soi. Ni au peuple - ni au Crédit Lyonnais.
 A personne.
 Bien affect.
                                                                                                                                         LOUIS F. CELINE. 


                                                                                                                                          ***

          

                        Lettre d'Elie FAURE à CELINE.
                  
                                     30.7.35

        Mon très cher ami,  

 [...] Oui Céline. Mais ne pensez-vous pas qu'il est des souffrances que l'homme qui souffre se doit d'éviter à l'homme, surtout au petit homme. Et que c'est facile, très facile, vous le savez bien Céline vous médecin des faubourgs, des banlieues, des taudis, de la faim, des orgies de crasse et de misère. Facile. La socialisation de la propreté, la crèche, les écoles claires, l'eau fraîche, les infirmières, les femmes qui aiment les enfants. Les Russes sont sur la voie du bonheur physique, du départ égal pour tous les enfants. Ce n'est pas tout, c'est beaucoup. Ils se débrouilleront plus tard pour le reste. Je parle des enfants devenus hommes.
 Certes, il y a un moyen d'éviter cela, Céline. Très simple vous le savez. La force au service du faible. " Le prolétaire est un bourgeois qui n'a pas réussi ". Certes. Je veux bien qu'il en ait le moyen. Non pour devenir un bourgeois, mais pour que le bourgeois disparaisse. Car l'esprit bourgeois est engendré par le sentiment de domination sur le pauvre d'une classe qui, en disparaissant, perdrait du même coup ce sentiment.

 Ici aussi, aristocratisme. Je voudrais, et c'est facile, par des moyens d'organisation et d'hygiène (mon Dieu, dur freudien que vous êtes) que la hiérarchie nécessaire ne s'établît plus d'après les fonctions mais d'après les âmes.
  Je vais vous parler en artiste. Sans doute comprendrez-vous mieux. Car je me demande par moments, si en matière sociale le préjugé moral ne vous domine pas. Je sais, j
e sens, c'est le fruit de toute une vie de méditation et de souffrance, qu'une forme sociale nouvelle est en instance, qui sera pour les hommes un prétexte nouveau de vivre en attendant l'irrésistible mort.
  Nous sommes debout près du lit de cette accouchée, les fers à la main. Je me fous de la morale. Peut-être même de la justice. Peut-être même n'ai-je pas de pitié. Mais je veux aider par tous les moyens, fût-ce par la force, les forces nouvelles à vivre. Une société, une forme, une statue, une musique ne se fondent pas sur un absolu qui est le néant à votre sens, et à mon sens. Nihiliste, vous êtes, je le répète, dans le vrai, métaphysiquement parlant. Mais humainement parlant c'est la foule qui veut un prétexte à vivre qui a raison et prenez-y garde, qui aura raison, ce qui est mieux que d'avoir raison. Et si j'aime cette foule qui aura raison, et que je n'aimerai sans doute plus le jour où elle aura eu raison, c'est parce qu'elle est anonyme. Je l'aime du même amour que j'ai pu conserver à deux ou trois de mes amis - dont vous êtes - et que j'aime anonymement, d'instinct, non pour leurs idées ou leurs sentiments, mais pour eux-mêmes pour la sensation de puissance ou de [?] qu'ils me donnent.

  Au surplus, l'homme n'a jamais construit que sur l'illusion, et non sur la réalité. Votre réalisme transcendant vous le savez bien, et c'est pour cela que vous y tenez farouchement, aboutit, exclusivement à la mort, ce qui peut être pour un individu puissant un outil de développement magnifique - c'est votre cas - mais ne peut frapper les multitudes dont nous avons besoin parce qu'elles sont l'engrais, qu'au front et au cœur, et les [engager ?] dans la mort avant leur mort même. Nous ne pouvons pas les condamner, comme nous avons le droit de nous condamner nous-mêmes, au suicide surnaturel alors qu'elles vont d'un pas encore chancelant, mais ivre, vers une vie nouvelle que je ne partage, croyez-le, que partiellement et surtout provisoirement.

 Villon, Breughel étaient le fruit de ces ivresses collectives. Laissez à ma vieillesse  commençante l'illusion de l'éprouver, au moins aux moments admirables où il abdique la pensée et chante, entre une gueule noire et un homme aux bras nus couverts de poils roux.
  Votre lettre a été terrible pour moi Céline, car, je vous le répète encore, vous avez raison. Et vous avez attisé, ce dont je dois vous remercier, mon irrémédiable souffrance. Qui ne travaille pas est pourri d'idées générales et généreuses. Cela m'a frappé en plein cœur. Car c'est mon cas. Je n'ai jamais travaillé, sans doute parce que le mal tournait trop vers moi-même. C'est donc vrai pour moi. Mais pas pour le pauvre bougre qu'il faut aider à travailler pour le défendre d'idées générales et généreuses.

 " La fuite vers l'abstrait est la lâcheté même de l'artiste. " Admirable ! je n'ai jamais éprouvé cette vérité avec plus d'intensité et de douleur qu'aujourd'hui. Mon dernier livre est mauvais, parce qu'abstrait, et abstrait que social et expliquant plus qu'exprimant. Et je pousserai la lâcheté jusqu'au bout puisque je le publierai, même le sachant mauvais. Ecoutez-moi bien mon Céline, cela pour bercer mon orgueil dans le mensonge d'un sacrifice nécessaire au peuple, sur l'autel de qui je le dépose, mais au fond de moi-même en sachant fort bien que cet orgueil n'est qu'un écran pour cacher aux autres la vanité puérile d'un penseur fier d'ajouter à la pile de ses livres un nouveau tome qu'on ne lira cependant pas. Heureusement pour moi d'ailleurs.
  Céline si vous m'aimez, donnez-moi un sujet concret. Je meurs de n'en pas trouver depuis mon voyage.
   Et priez pour moi !...
 (Lettres trouvées dans les papiers d'Elie Faure et la réponse sur un brouillon par lui conservé, Paul Desanges, Elie Faure, Regards sur sa vie et sur son oeuvre, Pierre Caillet, Genève, 1963, in Cahiers de l'Herne poche-club, 1968).

  

 


            ***

 

 

 

              Michel AUDIARD, à propos de GABIN, de CELINE et des JUIFS.

 Un ami m'a offert un vieux magazine. Il s'agit d'un mensuel belge intitulé Le Nouvel Europe Magazine datant de décembre 1980. Quel intérêt ? Il contenait un entretien exclusif avec l'inénarrable Michel AUDIARD.

 Le dialoguiste et réalisateur inoubliable s'y livre à un discours politiquement incorrect, qu'il serait impensable de prononcer de la sorte aujourd'hui. Attention, ça décoiffe !

      Michel AUDIARD et la peine de mort.

 Dans plusieurs films et, surtout, dans " Le Pacha ", vous mettez dans la bouche de Jean GABIN des prises de positions favorables à la peine de mort. Est-ce votre opinion propre ?

 Oui. (...) je crois que la peine de mort conserve ; alors là, je suis peut-être " béret et baguette de pain ", un caractère exemplaire, quoi qu'on en dise, parce que le voyou qui est arrêté croit toujours qu'il se tirera. Il pense qu'il s'évadera. (...) Alors, quand on lui coupe la tête, je n'aime pas dire cela mais il n'emmerde plus personne !

      Michel AUDIARD, Jean GABIN et la politique.

 Mais comment voyait-il (Jean GABIN) le monde politique ?

 Il ne le voyait pas car il avait un mépris total, complet, pour le monde politique. Incroyable même. Chez GABIN, tout est incroyable parce que tout est excessif. Ses amitiés, ses antipathies, tout. Les hommes politiques, ça lui donnait des boutons. A telle enseigne, c'est impensable mais c'est vrai, qu'il n'est plus allé chez son coiffeur où il allait depuis vingt ans, au Rond-Point des Champs-Elysées, le jour où il a su que son garçon coiffeur coupait les cheveux à Edgar Faure. C'est vous dire.
  Il ne pouvait pas les sentir ! Il partait du principe : quand un homme politique vous serre la main ou vous dit bonjour, c'est qu'il attend quelque chose de vous. Il ne pouvait penser que quelque chose de gratuit puisse venir d'un homme politique. Il a haï De Gaulle et détesté Giscard avec le même entrain.

      Michel AUDIARD, CELINE et les JUIFS.

 Céline et vous, c'est toujours le grand amour ?

 Alors là, toujours. (...) Le cas CELINE est très simple : il y a ceux qui avouent avoir été influencés et ceux qui ne l'avouent pas. C'est tout. Mais ce qui est certain,  c'est qu'on écrivait autrement la veille. (...) Même la Série noire est inspirée de CELINE. Parce qu'on n'écrivait pas de cette façon avant. On n'employait pas les mêmes mots. (...) On a oublié que les fameux écrits antisémites qu'on lui a tant reprochés ont été écrits bien avant la guerre. Donc, avant l'occupation. Alors, pourquoi cette hargne ? Jusqu'à plus ample informé, on avait bien le droit d'être antimaçon ou antisémite.
  Si on n'avait pas pu, il fallait le dire. Fallait le faire savoir : " Il est interdit d'être antisémite, sous peine de prison ". Alors, il aurait été arrêté. Mais il fallait prévenir. On a donc été de mauvaise foi avec CELINE.

  Mais où je m'insurge aussi, c'est au moment où les avocats et défenseurs de Ferdinand disent qu'il n'a jamais été antisémite. Alors là, c'est de la connerie. C'est idiot. Cela ne le diminue en rien, bien au contraire. (...) Car finalement, au milieu de cette apocalypse qu'il nous a proposée, la seule chose qu'on retient contre lui, c'est son antisémitisme. Il avait le droit de dire du mal de tout le monde sauf du Juif. Alors là, le Juif nous casse les couilles et vous pouvez l'écrire en toutes lettres.

 (medias-presse-info, 29 août 2015, Egalité et Réconciliation).

 

 

 

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           VOYEUR, IMPUISSANT ? OU HYPER ACTIF SEXUEL ?

 Céline en effet, reconnu pour être l'écrivain qui introduisit de force la sexualité crue dans la littérature française moderne, passe néanmoins pour avoir été un amant indifférent, spectateur plutôt qu'acteur, pour ne pas dire impuissant. Il faut dire que Céline est en partie responsable de cette réputation qui remonte à deux de ses propres lettres. Céline se qualifie lui-même de " voyeur " lorsqu'il écrivit à Milton Hindus :

  J'ai toujours aimé que les femmes soient belles et lesbiennes - Bien appréciables à regarder et ne me fatiguant point de leurs appels sexuels ! Qu'elles se régalent, se branlent, se dévorent - moi voyeur - cela me chaut ! et parfaitement ! et depuis toujours ! Voyeur certes et enthousiaste consommateur un petit peu mais bien discret... (28 février 1949, Céline tel que je l'ai vu).

 Quant au mythe de l'impuissance de Céline, il provient de quelques mots adressés à Marcel Brochard dans une lettre non datée : " Bonne santé vieux, bonne broche toujours ? Voici l'âge de la " redoutable ", dont le dernier mot, " la redoutable ", fut interprété par Brochard comme une métonymie pour impuissance :

  A 36 ans l'âge de la " redoutable " !... Impuissance ? Conséquence des longues journées de dévouement au dispensaire de la rue Fanny à Clichy ? Conséquence des soirées de la rue Lepic, où après le frugal repas, chez la mère Marie - à l'eau - Louis se mettait à écrire. (Céline à Rennes).

 Ces deux brefs passages prirent de telles proportions aux yeux de ses biographes que son voyeurisme et son impuissance furent tenus pour acquis, depuis le sobre " C'est surtout en spectateur que Céline aimait les femmes " (Le temps des espérances) de Gibault, jusqu'à l'analyse détaillée de Vitoux :

  On a beaucoup glosé sur une hypothétique et précoce impuissance sexuelle de l'écrivain. A l'appui de cette théorie, une lettre assez énigmatique de Céline à son ami Marcel Brochard [...] - lettre que Brochard commente en effet dans le sens d'une impuissance ( la " redoutable ") de l'écrivain. La vérité, c'est que Céline (que ses parents avaient fait circoncire quand il était enfant, pour des raisons d'hygiène ou des raisons médicales, on ne sait) était plus voyeur qu'acteur, on l'a dit, il s'en est expliqué sans ambages. Faire l'amour l'ennuyait vite, avec la même partenaire du moins. L'impuissance de Céline, certains critiques ont voulu en voir aussi une confirmation dans la rédaction haletante des pamphlets, comme si l'écrivain, saisi d'une rage fébrile et désolée, voulait en quelque sorte se rattraper par l'écriture, par des spasmes, par des volées de mots et d'injures, une volonté grotesque et vaine de prendre le monde et de le violer avec une rancœur essoufflée et agressive. Mais les faits sont têtus. Céline n'était pas impuissant. Il devenait indifférent. [...] spectateur un peu vicieux de la sexualité des autres, de l'homosexualité féminine en particulier, amant lui-même de temps à autre, rapidement...
 On peut avancer encore une autre explication. Céline [...] ne voulait pas disperser son énergie dans la sexualité. Cette attitude a quelque chose d'oriental. Il tenait à se mobiliser vers un seul but : écrire. Il faudrait donc considérer l'écriture chez lui non plus comme l'aveu d'une impuissance rageuse mais au contraire comme le jaillissement d'une force très canalisée. (La vie de Céline).

 (...) Avant  de confronter ces spéculations avec le récit du témoin le plus fiable qui soit, notons combien il est difficile de ne pas s'étonner d'une accusation de passivité sexuelle portée contre un homme qui eut trois femmes (Suzanne Nebout, Edith Follet, Lucette Almansor), une compagne régulière (Elizabeth Craig), une demi-douzaine de liaisons durables (Karen Jensen, Lucienne Delforge, Erika Irrgang, Cillie Pam, Evelyne Pollet), sans compter de nombreuses liaisons éphémères et des dizaines de passades. La réponse d'Elizabeth à ma première question à propos de l'impuissance sexuelle de Céline balaya d'un seul coup à la fois les accusations d'impuissance et de passivité érotique.
  Lorsque je lui demandai brusquement si Louis à l'époque était en train de devenir impuissant, elle réagit violemment : " Ça alors ! Croyez-moi, il n'avait rien d'impuissant ! Certaines fois, j'aurais même été contente qu'il le fût, pour quelque temps bien sûr ". Loin de déplorer la passivité d'un amant indifférent qui l'aurait négligée sur le plan sexuel, Elizabeth semblait plutôt se plaindre de " l'hyper-activité " érotique de Céline :

 Louis ne m'a jamais négligée en aucune façon, et certainement pas sur le plan sexuel. Faire l'amour avec lui était toujours une expérience merveilleuse. Pendant longtemps, faire l'amour trois, quatre fois par jour n'avait rien d'extraordinaire. Vous savez bien, quand l'homme en a envie, que peut-on dire ? A certains moments, je pensais : " Mon Dieu, je ne sais pas si je vais y arriver ce soir, après avoir travaillé au studio toute la soirée ".

  Si Céline négligea Elizabeth après avoir commencé à écrire Voyage, ce ne fut donc pas sur le plan sexuel : " Pendant les deux dernières années à peu près, il passait énormément de temps à travailler sur le livre, matin, midi et soir. Mais nous avions toujours une vie sexuelle épanouie. Pour moi, c'était une période heureuse malgré l'intensité de sa concentration ". En fait, elle décrivait Louis comme un " coureur en rut " dont les élans amoureux étaient loin d'être épuisés par les attentions pressantes dont elle était l'objet :

  Le sexe le stimulait, c'était une chose que je pouvais comprendre. C'est vrai qu'il avait d'autres liaisons par ailleurs tout le temps. Ce n'étaient pas des liaisons dont il se cachait, il m'en parlait. Il n'y avait là rien de mal, il n'était ni homosexuel ni extra sexuel ni rien du tout ce dont nous parlons aujourd'hui. Nous nous aimions profondément. J'aimais lui donner tout ce qui lui faisait plaisir. Cela me faisait plaisir de rencontrer les gens qu'il aimait, même les femmes qu'il aimait, et cela ne m'est jamais apparu comme quelque chose de condamnable. Pour lui, le sexe était une stimulation. S'il avait besoin de sexe, il avait besoin de sexe. C'était simple et sans histoire.
  (Alphonse Juilland, Elizabeth et Louis, Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, janvier 1994).

 

 

 

 

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               CELINE et REBATET.

  " Comme beaucoup de lettrés de sa génération, Lucien Rebatet fut un lecteur enthousiaste de Céline dès la parution de Voyage au bout de la nuit. Pour des raisons idéologiques, cet enthousiasme ne faiblit pas à la sortie de Bagatelles pour un massacre, bien au contraire. Mais, avant de venir à résipiscence, il sera désarçonné et déçu par la nouveauté de Guignol's band. Contrairement à ceux  qui partagèrent le sort de Céline à Sigmaringen, il salua franchement la résurrection célinienne de la fin des années cinquante (D'un château l'autre) et, au-delà de la critique littéraire, prit sa défense alors que Céline était attaqué par ceux qui étaient dans le même camp que lui. Récit d'un long compagnonnage.

 Tout commence en 1932 lorsque Rebatet, alerté par l'article enthousiaste de Léon Daudet, achète Voyage au bout de la nuit à la librairie Flammarion, alors sise boulevard des Italiens. Il commence sa lecture sur un banc, juste en face de la librairie : " Deux heures plus tard, j'étais toujours là, ignorant le fracas du roulage et le flot des passants, merveilleusement captif dans mon île célinienne. (Un bémol : il apprécie modérément le " populisme de banlieue " de la partie parisienne du roman.)
  Même enthousiasme, quatre ans plus tard, à la lecture de Mort à crédit, considéré comme son chef-d'œuvre. Amusé quoique dérouté par les passages crus caviardés par l'éditeur (grâce à un correcteur de l'Action Française qui se l'était procuré, il eut la possibilité de lire l'un des rares exemplaires non censurés) : " Chaque page de ses grands bouquins est à lire comme une partition, où le moindre signe à sa valeur, ne serait-ce que le déplacement d'une virgule. La minutie dans le gigantesque, comme chez Wagner, comme chez les gothiques dont Céline continue si bien la race.

  A cette époque, il n'écrit aucun article sur Céline, la chronique littéraire étant, dans l'Action Française, le domaine réservé de son ami Brasillach. Lequel ignore Voyage et éreinte Mort à crédit. Dans le journal royaliste, Rebatet, lui, tient la chronique cinématographique (qu'il poursuivra dans Je suis partout). Et lorsque paraît Bagatelles pour un massacre, il engage avec Brasillach une course à qui signera le premier papier, l'un dans l'AF et l'autre dans JSP. C'est une totale adhésion : " Nous avions accueilli avec une joie et une admiration sans limites les Bagatelles pour un massacre de Céline. Nous en savions des pages et cent aphorismes par cœur, " se souviendra-t-il. Son article paraît le 21 janvier 1938, une semaine après celui de Brasillach : " Dire que nous l'avons lu ne signifie rien. Nous le récitons, nous le clamons. "
 
Réserve sur le style toutefois : " Je rêve d'un Céline plus profondément pénétré de la vieille cadence latine, ayant toujours la santé rayonnante du verbe rabelaisien. " Il n'empêche que Rebatet sera durablement influencé par la verve célinienne : " Après Bagatelles, j'ai triplé tous les adjectifs. C'est historique. " Il retiendra aussi la leçon célinienne consistant à s'impliquer personnellement dans le pamphlet. Ce qu'il fera dans le brûlot qu'il signera à l'été 42.

  Lorsque paraît, un an plus tard, L'Ecole des cadavres préconisant l'alliance continentale, la rédaction de l'hebdomadaire est tétanisée : " On décida un peu cafardement que Céline se répétait, délayait, et j'acquiesçais, malgré les cris de joie que m'avait tiré souvent cette tornade. "
 
Après la défaite, Céline fait figure de prophète. C'est le moment où Rebatet monte le voir à Montmartre, début 1941, alors qu'il achève la rédaction des Beaux draps. Surprise de Rebatet qui entend Céline prédire la déroute allemande : " Une armée qui n'apporte pas une révolution avec elle, dans les guerres comme celle-là, elle est cuite. " Pour lui, c'est clair : Céline déraille. Quelques années plus tard, il confiera à son ami Cousteau : " A partir de Stalingrad, j'ai eu quelques occasions de me rappeler ce propos. "

  Le 11 mai 1941, Rebatet et lui sont invités à l'inauguration de l'Institut des Questions Juives, rue La Boétie. Vingt ans plus tard, Rebatet racontera que Céline perturba délibérément cette manifestation par des observations provocatrices. Dans la version qu'il écrit en prison de cette manifestation, il fait plutôt état d'un Céline blaguant à mi-voix. Les souvenirs de Rebatet sont d'ailleurs un peu embrouillés : il décrit un Céline " enseveli dans sa peau de mouton et son cache-nez pisseux " alors que les photographies prises ce jour-là le montre correctement vêtu d'un manteau et en complet cravate.
  Lorsque Rebatet lui adressa peu avant Les Tribus du cinéma et du théâtre, Céline lui en accusa aussitôt réception : " Je me suis jeté, vous l'imaginez, sur votre vitriolique petit livre, pour mon délice et mon édification sadique. " Et quand paraît, l'année suivante chez Denoël, Les Décombres, Céline en approuve la teneur mais, décidément intraitable, exprime le vœu que " tous les contemporains et surtout les Antisémites " présentent un bulletin de naissance de quatre générations " de leur patriotique personne et de leurs ascendants et de leurs épouses. " Allusion directe, on l'aura compris, à Veronica Popovici qu'il n'est pas le seul alors à suspecter d'origines douteuses. Rebatet ne relève apparemment pas et, tout au long de l'Occupation, saluera " le prodigieux Céline, splendide pourfendeur d'Israël. " Lequel, tout aussi confraternel, dédicace l'un de ses livres " à l'admirable chroniqueur de l'an 41 ".

  Durant cette période, ils se voient de temps à autre, comme en témoigne cette chronique cinématographique de 1942 dans laquelle Rebatet relate une visite à Céline. Venant d'écouter une émission à la BBC, celui-ci commente férocement un film anglais (ou hollywoodien), Paris tel qu'il était, dans lequel les journalistes de la " cinquième colonne " (dont les fascistes de Je suis partout) tiennent le mauvais rôle. "
  En mars 1942, Céline fait un court voyage à Berlin apparemment professionnel, en réalité pour remettre à une amie danoise la clé de son coffre dans une banque danoise. A cette occasion, on lui demande de prononcer une allocution au Foyer des ouvriers français, travailleurs volontaires venus en Allemagne dans le cadre de la Relève. Coïncidence : l'année suivante, Lucien Rebatet sera invité au même endroit. Il précise que ce " foyer " était situé " au milieu du zoo, qui est le bois de Boulogne de Berlin, mais situé en plein centre de la ville ". Et s'enquiert des propos tenus par Céline au même endroit l'année précédente. Confirmation de ce que celui-ci en dit après la guerre : " Quoi ! c'est simple. Tant qu'à faire, si on vous demande à choisir entre la chtouille ou la vérole, vous préfèrerez la chtouille, c'est du pareil au même : il vaut encore mieux les Fritz que les Popofs. " Rebatet précise : " Je leur tins à peu près le même langage, avec moins de couleurs, ce qui les déçut. "

 Durant l'exode en Allemagne, Rebatet et Cousteau sont exaspérés par l'attitude de Céline qui renie ses prises de position en faveur des forces de l'Axe. Témoignage de cette mauvaise humeur : le texte dialogué " Bagatelles pour un suicide ", écrit par Rebatet et Cousteau à la centrale de Clairvaux au début de l'année 1950. Rebatet l'accuse alors d'effectuer une courbe rentrante pour être réadmis dans la communauté des lettres. Il lui reproche surtout de vouloir faire oublier l'écrivain de combat qu'il fut : " Il veut réintégrer la tribu (...) Pour avoir le droit de rentrer, d'être reconnu par ses frères, il lui a fallu s'anéantir lui-même. (...) Bagatelles, L'Ecole des cadavres, c'étaient de fameux chapelets de bombes, ça n'avait pas fini d'éclater. Il n'y avait que Céline qui pût les désamorcer, proclamer : " C'était du bidon ". Céline a accepté. Il peut revenir. Il n'est plus dangereux, puisque personne ne pourra jamais plus relire Bagatelles, pamphlet-bidon. "

  Quatre ans auparavant, Céline, incarcéré à Copenhague, se demandait où se trouvait Rebatet alors même que celui-ci s'apprêtait à se livrer à la Sécurité militaire (française) de Feldkirch, en Autriche. Céline estime alors que Rebatet et d'autres " ont joué beaucoup mieux que lui ". Or, après avoir failli être fusillé, l'auteur des Décombres, va subir une détention de sept longues années. Lorsque Céline aura connaissance de la réalité, il s'indignera du discours émollient tenu par ceux qui commentent le sort de Rebatet : " C'est la déconnerie digestive de ceux qui sont dehors - Pas à s'en faire pour ceux qui sont en chaînes. Ils sont habitués ! " Et, dans une lettre ultérieure : " Qui parle de Rebatet de Cousteau et de mille autres qui pourrissent exactement pas de la volonté du Ciel mais du verdict des hommes là bien vivants leurs frères français (...) ah ce silence sur les maudits ! " Ce qui ne l'empêchera pas de tenir ensuite des propos peu amènes sur " Rebatet si parfaitement vendu à la collaboration. " En fait, Céline ne supportera pas qu'on le compare, lui, l'écrivain parfaitement libre et indépendant, à des journalistes ayant dû tenir compte des directives de la Propaganda Staffel.

  Lucien Rebatet est libéré durant l'été 1952 alors que les éditions Gallimard viennent de sortir Féerie pour une autre fois dont la réception critique, à tous points de vue, est à peu près nulle. Rebatet lui-même est déçu par ce livre qui marque le retour (raté) de Céline sur la scène littéraire. Mais l'auteur des Décombres a alors d'autres préoccupations : assigné à résidence en Dordogne, puis en Normandie, il ne pourra s'installer à Paris qu'à l'automne 1954. Il se débat alors dans d'âpres difficultés matérielles, s'imposant traductions alimentaires et rédactions de catalogues pharmaceutiques. Paradoxalement, cette année-là son roman Les Epis mûrs reçoit un accueil critique plus nourri que son chef-d'œuvre, Les Deux Etendards, sorti de presse alors qu'il était encore incarcéré et qui hâta son élargissement.

  Ce n'est qu'en 1956 qu'ont lieu les retrouvailles à Meudon en compagnie d'Arletty et du jeune Paul Chambrillon. L'année suivante l'interview à L'Express et, plus encore, D'un château l'autre suscitent le courroux de Cousteau et de ses amis, Rebatet, lui, prend le parti de Céline. Une première fois dans sa chronique littéraire de Dimanche Matin : " J'éprouve quelque difficulté pour m'associer à la consternation , à l'indignation de mes amis devant le " scandale Céline ". J'ai eu comme eux un assez violent haut-le-corps, la semaine dernière en ouvrant le Monde, L'Express. Mais après huit jours, et le livre lu, on peut voir les choses un peu plus calmement. "
 Une seconde fois pour clore la polémique ouverte au sein même de la rédaction : " Je persiste à croire que Céline ne nous doit pas les comptes qu'il est juste de réclamer à d'anciens militants, toi ou moi par exemple. (...) Il n'appartenait à aucun bord. C'était un visionnaire anarchiste, qui se mit à bouillonner de prophéties presque malgré lui. J'estime qu'il y a quelque excès à parler de reniement pour un homme qui n'a jamais connu ni principes ni drapeau. "
 
L'article sur D'un château l'autre lui vaudra une lettre reconnaissante de l'intéressé : " Toi seul ton magnifique article le prouve as compris de quoi il s'agissait ! Tout impensable ce livre pour ceux qui n'y étaient pas ! "

  Comme on le sait le décès de Céline, survenu le 1er juillet 1961, fut tenu secret par Lucette. Ce n'est que deux jours plus tard que Rebatet apprend la nouvelle par un coup de fil de Robert Poulet : " C'est le plus grand écrivain français depuis Proust qui s'en va. Il n'aura pas vu paraître dans la Pléiade le Voyage et Mort à crédit, dont Gaston se réjouissait devant moi l'autre semaine, " pour tous ceux que ça allait embêter ".
  Avec Nimier, Marcel Aymé, Claude Gallimard et quelques autres, il est l'un des rares à assister à son enterrement : " Nous avons tous jugé qu'il était parfaitement dans l'ordre de ce temps que le plus grand écrivain français d'aujourd'hui fût enterré ainsi, à la sauvette, par une poignée de copains. "
  (Marc Laudelout, B.C. n°380, décembre 2015).

 

 

 

 

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                  CELINE ET STEELE.

  " On notera encore qu’à la date où Steele décide de quitter Denoël, Céline n’a pas encore publié le moindre ouvrage antisémite. Le témoignage qu’il a donné en 1972 est d’ailleurs sans ambiguïté : « Après mon départ, Denoël publia des œuvres de Céline qui étaient de véritables diatribes antisémites ; or moi, je suis juif de naissance ; cela ne m’a pas beaucoup plu, d’autant plus que Céline imaginait, en bon paranoïaque qu’il était, qu’il n’avait jamais touché ses droits d’auteur et il mettait cela sur mon dos parce que j’étais juif. »
   On comprend donc que, selon Steele, qui n’est pas paranoïaque, Céline lui en veut parce que ses droits d’auteur lui sont chichement versés et que c’est certainement parce qu’il est juif. Dans les lettres à Denoël où il est question de Steele, Céline ne montre, il est vrai, aucune sympathie pour l’Américain, dont il écorche toujours le nom, mais il ne lui reproche pas d’être juif, seulement d’être « con ».

   Robert Beckers expliquait autrement le départ de l’Américain : « Steele intervenait dans les dépenses mensuelles pour 50.000 F, et parfois plus. Il finit par se croire exploité ».
  Beckers a été attaché à la maison d'édition entre 1930 et 1936 « en qualité de directeur commercial », dira-t-il le 7 octobre 1946 à la police. C'est aussi le titre que s'attribuait Max Dorian (pour la même période !) dans le témoignage qu'il a donné en 1963 pour le numéro spécial des Cahiers de l'Herne consacré à Céline.
   En réalité, il n'y eut pas de directeur commercial aux Editions Denoël avant juillet 1944. Et, lorsque Robert Denoël nomma Auguste Picq à cette fonction, c'était en prévision de la mesure de suspension qui allait le frapper deux mois plus tard.
   Il n'empêche que Robert Beckers a rendu de nombreux services rue Amélie avant et pendant la guerre, surtout dans le domaine publicitaire, et qu'il était au courant de ce qui s'y passait.

    Le témoignage de l'Américain recueilli par François Gibault va d'ailleurs dans ce sens : « Steele, lassé de boucler les " trous " de l'entreprise et d'honorer les traites et autres engagements que Denoël prenait en imitant sa signature, lui avait vendu ses parts le 30 décembre 1936. »
  Pour Auguste Picq, « Steele s’est fâché avec Denoël à cause de Céline dont il n’acceptait pas le comportement et les exigences. Lorsque j’ai abandonné la Comptabilité en 1944 pour prendre la direction commerciale, le compte Bernard Steele était toujours créditeur.
   Quand les Américains ont débarqué en France, nous avons reçu aux Editions la visite de Steele en officier de marine (lieutenant de vaisseau), décoré de la Légion d’Honneur. Je l’ai revu ensuite plusieurs fois chez lui ou à son bureau de l’ambassade U.S. à Paris. Il a eu des entretiens avec Maximilien Vox, Mme Voilier et Lacroix, des Domaines, mais j’ignore de quelle façon et à quelle date il fut réglé. »

  Bernard Steele s'en est expliqué dans une lettre adressée le 16 décembre 1964 à Dominique de Roux qui l'avait sollicité pour le second numéro spécial des Cahiers de L'Herne consacré à Céline, mais qui ne retint pas son témoignage. Philippe Alméras l'a publiée intégralement dans le numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Céline en octobre 2002 : « [...] peu après les événements du 6 février 1934, nous nous sommes aperçus, Denoël et moi, que nous n'étions plus du tout d'accord.             L'époque, il est vrai, était très trouble et très troublée : les idées s'entrecroisaient et se heurtaient avec violence et l'on se rendait de plus en plus compte que certaines valeurs auxquelles on était resté attaché commençaient à s'effriter avant de s'effondrer dans la catastrophe générale. Il est bien possible qu'en d'autres temps plus paisibles, nous eussions peut-être pu combler le fossé qui se creusait chaque jour davantage entre nous, mais... l'époque étant ce qu'elle était, nous n'avions vraiment aucune chance de retrouver l'entente qui avait régné entre nous jusqu'alors. La part active que prit Denoël à la rédaction et à l'administration d'un hebdomadaire politique que venait de lancer Alfred Fabre-Luce fut, pour moi, l'événements décisif qui motiva mon départ des Editions Denoël et Steele et le retrait de mon nom de la raison sociale. »

   Si les mots ont un sens, Steele prétend qu'au lendemain des émeutes qui ont secoué Paris en février 1934, il s'est rangé du côté des forces progressistes, tandis que Denoël prenait le parti de la droite réactionnaire, ce qui les a éloignés l'un de l'autre, et que le fossé s'est encore élargi quand Denoël a pris la direction de L'Assaut.
 L'Américain oublie de dire que Denoël s'est rallié à la droite en réaction à l'avènement du gouvernement de Front Populaire, dont les mesures sociales ont en partie ruiné la maison Denoël et Steele, parmi des centaines d'autres entreprises, et que c'est son argent à lui, Steele, qui fondait dans la débâcle économique du pays.

  Quant à Céline : « je ne me plaisais pas dans sa société et je le voyais le moins souvent possible. Après son retour de Russie, nos relations, déjà peu cordiales, se sont rapidement détériorées à cause de son antisémitisme naissant dont j'ai été, je crois, une des premières cibles. »

   Entre le 25 septembre 1936, date à laquelle Céline est rentré d'U.R.S.S., et le 28 décembre 1936, date de la mise en vente de Mea Culpa, il faut croire que Steele a fait les frais de l'antisémitisme « naissant » de l'écrivain, car son pamphlet, on l'oublie trop, est avant tout anticommuniste.
 Quoiqu'il en soit, Bernard Steele céda ses parts à Denoël le 30 décembre, et remit verbalement sa démission de gérant des Editions Denoël et Steele le 12 janvier suivant.
  Après la parution, fin décembre 1937, du deuxième pamphlet de Céline, Steele se manifesta à nouveau : « Bien que je fusse déjà parti de la maison quand parut Bagatelles pour un massacre, je n'ai pu m'empêcher de téléphoner à Denoël pour lui exprimer mon indignation à la seule pensée que ce livre, précisément, puisse être publié par une maison que je venais à peine de quitter et dont j'avais été l'un des fondateurs. »

    Les relations entre Denoël et Steele se rétablirent au moment de la débâcle. Après avoir quitté la rue Amélie, Steele s'était installé dans le Midi. En mai 1940, « avant la ruée allemande sur les Pays-Bas, je reçus la visite de Denoël qui, mobilisé dans l'armée belge, avait tenu à me revoir avant de rejoindre son régiment. A cette occasion, nous avons eu une très franche explication et nous nous sommes séparés en très bons termes. »

On connaît le périple de Robert Denoël dans le Midi : entre le 16 et le 30 mai 1940, il a fait escale à Pont-Saint-Esprit, Narbonne, et Montpellier. Je suppose que Steele habitait alors l'une de ces trois villes. Après l'Armistice du 22 juin, il a quitté la France et rejoint les Etats-Unis.
  Dans sa lettre à Dominique de Roux, Bernard Steele a aussi analysé les rapports qui existaient alors entre Denoël et Céline : « j'en suis aux conjectures : j'ai toutefois l'impression que leur entente devait être assez bonne. En effet, les goûts littéraires de Denoël l'attiraient immanquablement vers le bizarre et l'insolite. Cela ne pouvait que faire l'affaire de Céline, dont l'œuvre entière se situe dans un monde imaginaire.
   De plus, mon ancien associé était un homme extrêmement ambitieux, ce qui ne devait pas non plus déplaire à Céline. L'ambition de Denoël, soit dit en passant, prenait parfois des allures un peu curieuses : il me confiait un jour qu'il " espérait bientôt avoir un million de dettes, car, disait-il, ce n'est qu'à cette condition que l'on commence à être considéré à Paris ".
  Par ailleurs, le côté persécuteur-persécuté de Céline pouvait également, me semble-t-il, présenter un certain attrait pour Denoël, dont certains des amis intimes se rangeaient tout naturellement dans cette catégorie. Enfin, les deux hommes étaient des révoltés et tous deux étaient des destructeurs ; sur ce terrain aussi pouvait sans doute s'établir une entente entre eux. »

  Cette analyse fort intéressante pose question car Steele, qui a vécu aux côtés de Denoël durant plus de six ans, a dû discuter avec son associé de la personnalité et de l'œuvre de l'écrivain, malgré quoi il s'en tient à des conjectures. D'autre part il ne cite pas, et on le regrette, les amis intimes de Denoël qu'il rangeait dans la catégorie des persécutés-persécuteurs. "
 (Site Robert Denoël, www.thyssens.com).

 

 

 

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              CELINE et COLETTE

                                                        A JEAN PAULHAN

                                                                             Le 5. [juin 1950.]

      Ah mon cher Paulhan j'ai très bien reçu le Sol, et bravo pour les Religions (1) ! Comme cette nénéref est juteuse savoureuse prolifique... Que je jouis d'avance !
 Oh pour Colette vous savez je suis tout prêt à la trouver la plus grande écrivaine de tous les Siècles (
2) ! Kif pour Gide ! Sartre ! Rintintin ! et Julot nabot Romains ! Si ça peut les faire jouir ! Tous ! Je les vois méli mélo s'entremêlant s'enculant en grande partouze de vanité ! tout foutrant ! nageant dans la sauce des " soi-soi " ! des malades ! Moi vous savez le grrrand écrivain me fait bien chier, le brasseur de fresques !... Je trouve tous ces gens impuissants à barrir, agaçants, irritants, rabâchants à l'infini des topos archifatigués, des bouts d'Evangile en somme, jazzés un peu... à peine et mal.
  Je ne suis qu'un " petit inventeur " et ça ne m'amuse pas au surplus ! C'est le pire ! Je me livre à ce sale boulot dans l'espoir un jour de pouvoir me racheter un lit-cage quelque part où les gens (dans quel pays ?) n'auront pas la rage de m'égorger, où je pourrais crever tranquille. Mes ambitions sont miteuses et très limitées, infimes. Ces gens écrivains ne marchent pas sur terre... ils évoluent dans les nuées de mots. Et ils ne savent rien faire à mon sens avec les mots, ressassent les clichés. Ils sont ivres de vanité, et ivrognes sans fantaisie. La Colette à mon petit sens a eu une idée géniale La Chatte
(3), une petite idée, mais une trouvaille, au délayage c'est de la merde académique, dite limpide incomparable etc. (le bafouillage critique). On la prône surtout d'être une vieille acharnée gonzesse comme Mistinguett et aussi d'être mariée avec un youtron.
  L'Ambassade Abetz et l'Institut Epting portaient la Colette aux nues ! Ils la trouvaient eux la 1re écrivain de France, juste après Giraudoux qui leur avait bien craché dans la gueule. Les boches aiment le fouet, le juif, et le crachat. Ils adoraient leurs ennemis. C'est Mme Abetz qui a fait dédouaner tout de suite le mari de Colette de Drancy ! Pensez donc ! Elle-même ne s'habillait que chez Schiaparelli, ne couchait qu'avec Lifar, ne faisait meubler l'Ambassade que par Jensen (
4).
  Colette je crois jouait aux " Résistances ". Du coup ce fut de l'Hystérie chez les Frisés (dont l'Idéal eût été que Poincaré revînt en personne sur terre leur botter le cul). J'avais une dentiste juive, Mlle Mayer à mon dispensaire de Sartrouville qui passait ses nuits d'angoisse chez Colette au Palais-Royal, avec Mme Leibovici la femme du chirurgien
(5). Il s'agissait de retrouver Leibovici (foireux s'il en fut), de sauver le mari de Colette... Dieu qu'on s'est amusé ! Tout a très bien fini grâce à Mme Abetz ! C'est moi qui paye finalement pour toute cette faribole ! et quelques autres illuminés de mon espèce ! Quand ça recommencera je vous jure ami d'être du bon côté.
  Je me sortirai de la tombe pour hurler avec les loups !
  Bien affectueusement à vous
                                                                                                                                                                 LF Céline

1 Paulhan fait à nouveau envoyer à Céline des volumes publiés par Gallimard dans la collection " Géographie humaine " (L'Homme et le Sol d'Henri Prat et Géographie et religions de Pierre Desfontaines).
2 Aucune œuvre de Colette, pas plus que de Céline, ne figurait parmi les " douze romans du demi-siècle ".
3 1933.
4 Le styliste Jansen, dont la maison familiale a été fondée en 1880 par le Hollandais Jean-Henri Jansen, est alors un décorateur à la mode. Quant aux activités mondaines de Colette pendant l'Occupation, on en trouve des témoignages dans la presse de l'époque, par exemple dans la luxueuse revue
Images de France Plaisirs de France qui publiait chaque mois des publicités pour des maisons prestigieuses, parfumeurs, joailliers, décorateurs ou couturiers comme Schiaparelli.
5 Raymond Leibovici, chirurgien, a été membre du réseau de résistance Front national ; il avait été suspendu dans ses activités professionnelles en 1942.

 (Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2009, p. 1331).


 

 

 

  ***

 

 




            QUELS MOYENS D'EXISTENCE POUR DESTOUCHES A LONDRES ?

 Débute alors la période la moins bien connue de la vie de Destouches à Londres. Rares sont les faits établis : après son départ du bureau des passeports, le jeune réformé quitta la chambre de Georges Geoffroy au 71, Gower Street pour un logement situé au 4, Leicester Street. Comment gagnait-il désormais sa subsistance, sans solde et sans pension ? Entre autres expédients, Céline affirma à Paul Marteau qu'il avait gagné sa vie " avec les Tarots un certain temps à Londres ! " (1)
 
   L'hypothèse d'une courte expérience du travail en atelier d'usine n'est pas à exclure : si Céline a pu affirmer " en Angleterre , je m'occupais de la fabrication d'ailes d'avions "
(2), c'est peut-être en référence à la société de construction de modèles réduits d'avions lancée en 1915 par Chung-Ling Soo, qui se trouvait être également un ingénieur et un homme d'affaires connu, dont l'atelier était à Barnes, dans le nord-est de la capitale ; ou plutôt à la Vickers et Armstrong Cie, maintes fois mentionnée sous diverses variantes par Céline dans Guignol's band - l'usine d'armement dont a été viré Borokrom - qui employait encore en août 1916 des mécaniciens français réservistes pour les moteurs d'aéroplanes Gnome. (3)

  Une autre piste serait l'emploi dans un hôpital de Londres : " où j'ai appris si bien l'anglais ?... London Hospital Mikle End Road... " (4) Et c'est sans compter sur l'aide qu'Edouard Bénédictus et Léon Leyritz, témoins de son premier mariage, ont pu lui apporter, tout comme d'autres contacts dans les milieux scientifiques mentionnés dans les lettres d'Afrique. (5)
 
Par ailleurs, pourquoi n'aurait-il pas sollicité le soutien matériel et financier de ses parents, qui ne lui a jamais fait défaut avant la guerre comme en Afrique ?

 Une autre source de revenus, difficilement avouable, éclairant mystères, contradictions et brouillages des pistes ultérieurs tout en mettant fin aux spéculations et rapprochements hasardeux, serait son implication directe dans le Milieu français de Soho. Henri Godard a retrouvé et signalé dans la correspondance de Céline maintes allusions indirectes à cette expérience, notamment ce demi-aveu à Albert Paraz :

 " J'avais tout pour être maquereau. Je refusais du monde à Londres. J'étais riche à 25 ans si j'avais voulu, et considéré - un monsieur aujourd'hui ". (6)

 Et ces propos adressés à Henri Mahé, qui venait de lui raconter, à l'époque de la rédaction de Voyage au bout de la nuit, comment une prostituée lui avait proposé de l'argent, et qui s'entend répondre par un Céline soudain bien pensif et agacé :

  " Ecoute Kiki !... Blessé en 14, je me suis retrouvé à Londres, 2ième Bureau... J'ai fait la connaissance d'une putain... Je l'ai épousée... Trois jours après je barrais en Afrique, pleine forêt vierge... Avis !... " (7)

 [...] La rupture qui suit de près le mariage, son départ pour le Cameroun sont des évènements dont le déroulement et les raisons complexes nous échappent encore, d'autant que l'illusion rétrospective de la reconstruction biographique a tendance à l'inscrire dans un réflexe continuel de fuite. Sans aller jusqu'à retenir la thèse de l'implication dans un trafic de drogue ou de contrebande, le réformé définitif n° 2 Destouches était-il vraiment " en délicatesse avec les gens du Consulat " et la police anglaise, comme le suggère la lecture de Guignol's band ? (8)
 
 
Depuis le début de l'année 1916, l'opinion et les journaux anglais s'attaquaient aux " déserteurs français d'âge militaire habitant l'Angleterre et les accusaient de voler le travail des anglais " : des pressions ont-elles été exercées pour précipiter son départ ? Son mariage avec une " fille " établie depuis près de deux ans dans le Milieu lui a peut-être valu des menaces sérieuses de la part de l'ancien protecteur de la " brune " Suzanne, ce colonel anglais qui l'aurait entretenue " en dehors de toute relation de parenté ", d'après le témoignage tardif de Georges Geoffroy. (9)
 
Cela expliquerait la réaction et la mise en garde adressée à Henri Mahé, et le regret qu'exprimait Céline à Geoffroy en 1947, " on aurait dû rester là-bas... se défendre... ", alors que les lettres d'Afrique attestent au contraire les efforts déployés par cet ami pour l'empêcher de partir à l'aventure. (10)
 
 
Dans Féerie, le souvenir de cette rupture donne lieu à un paragraphe empreint de nostalgie :

 " Je les avais quittées Leicester Square... abandonnées sa soeur et elle... Je vois encore l'arbre, le banc, les fleurs... les piafs... les myosotis, les géraniums... c'est en plein Londres vous connaissez ?... en détresse là, orphelines d'homme... " (11).

(1) Lettre du 25 juin 1949 à Paul Marteau dans Tout Céline 2, p.111.
(2) Céline I, p.172.
(3) C.A.D.N. Londres Ambassade B 263, télégramme de l'attaché militaire au ministre de la guerre, 4 août 1916 - Romans 3, p.100, 372, 561-562, 644 et notes 1023, 1111.
(4) Un des modèles de Clodowitz, qu'une variante donne pour Yudenszweck, serait Ludwig Rajchman, alors chargé de recherches expérimentales pour le Medical Research Committee de Grande-Bretagne et directeur du Laboratoire central d'études de la dysenterie, que Louis Destouches a pu croiser dès 1915-1916 à Londres. Rigodon, Romans 2, p.897. - Synopsis de Guignol's band III, dans Romans 3, p.765 et note p.1169. - Fiche biographique de L. Rajchman, site internet des archives de l'Institut Pasteur.
(5) Voir les articles : Eric Mazet, Céline et la Sirène, le Bulletin célinien n°23, p.10-15. - André Derval, Edouard Bénédictus, dans Colloque international de Paris 1992, p.125-135.
(6) Henri Godard, Les données de l'expérience - Londres, dans Romans 3, p. 978-979. - Lettre à Albert Paraz du 30 novembre 1948, Cahier Céline 6, p.202. - Dans la version B' de Féerie (Romans 4, p.973 et note 1 p.1292) : " Je garde de mes temps d'hareng un de ces mépris pour les clients [...] ".
(7) Extrait de la première version de La Brinquebale avec Céline d'Henri Mahé, publié par Eric Mazet dans " 31 " Cité d'Antin, p.70-71.
(8) Romans 3, p.103.
(9) Ce témoignage, cité par Henri Godard a été publié par l'hebdomadaire Minute le 20 mars 1964 (Romans 3, p.979 note 4). Ce colonel anglais a pu inspirer le personnage de l'oncle de Virginie, le colonel J. F. C. O'Collogham, dans Guignol's band.
(10) François Gibault, Céline I, p.175-176.
(11) Féerie pour une autre fois I, Romans 4, p.76. Dans Mort à crédit et Guignol's band II, c'est l'embarquement qui marque les ruptures. Bardamu quitte Molly sur le quai d'une gare en prenant le train, alors que Ferdinand s'apprêtait à embarquer seul sur le Kong Hamsün, en abandonnant Virginie.

 (Janine et Louis, Nouveaux documents sur Londres et Suzanne Nebout, par Gaël Richard, Année Céline 2006, Du Lérot éd. p.110-116).  

 

 

 

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             BON PERE, MAUVAIS MARI ?... DIVORCE VOULU OU CONTRAINT ?...

 De Genève, en janvier ou février 1926, Louis écrit à Edith : " [...] Il faut que tu découvres quelque chose pour te rendre indépendante à Paris, quant à moi, il m'est impossible de vivre avec quelqu'un. Je ne veux pas te traîner pleurarde et miséreuse derrière moi, tu m'ennuie, voilà tout. J'aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi en continuité [...] Je déteste le mariage, je l'abhorre, je le crache ; il me fait l'impression d'une prison où je crève [...] " (Lettres, 26-1).
 
Le docteur Follet a-t-il poussé Edith à divorcer ? Elle dira que ce fut de sa seule volonté (Vitoux, 163).

 Dans " Céline, mon père ", mémoires inédits, Colette Destouches a écrit : " Il fut bientôt certain que Louis n'était pas fidèle. Quelques aventures par ci, par là, laissaient Edith dans de grandes douleurs. " Elevée avec une cuiller en or dans la bouche ", disait mon père, elle était trop jeune et trop mal armée pour avoir de la sagesse, vis à vis de Louis. Leur mariage sombrait évidemment. Le grand responsable fut le docteur Follet. Personnage de petite taille mais d'une grande intelligence, excellent chirurgien, ami de Charcot et de Quenu, il faisait une brillante carrière à Rennes. Dire qu'il était anticlérical n'est rien. Il était diabolique, et portait le joyeux prénom d'Athanase. Grâce à ses nombreuses relations dans la magistrature, ami du préfet Anjubeau, il fit bâcler un divorce en moins de temps qu'il n'en faut d'habitude. En l'absence de Louis, il fouilla soigneusement dans les affaires de son gendre et y trouva la pièce à conviction : une lettre compromettante d'une femme qui était amoureuse de Louis et qui donnait des précisions, sans équivoque. Follet, en regardant de très près, pu avoir d'autres preuves d'infidélité. Louis étant absent, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, le divorce fut prononcé. Quand Louis revint, il fut sidéré et complètement bouleversé.

  Louis et Edith, chacun à sa manière, furent très affectés. Mon père m'a raconté qu'après sa séparation, il avait donné rendez-vous à ma mère, à mon sujet, dans un restaurant place de la Madeleine. Il avait encore essayé d'arranger les choses. Hélas, elle n'en voulait plus. Pour oublier, il prit tout de suite la décision de partir au Cameroun. Beaucoup plus tard, une lettre en provenance du Danemark, dit ceci :
 " Mon Colichon, / Je dois te dire que ta mère s'est vengée très vachement en faisant tout pour te séparer de moi, divorce d'ailleurs demandé par elle et expédié en 15 jours, (par Anathase vieux franc-maçon). Je n'aurais jamais divorcé, je ne suis pas un brillant mari, les femmes m'emmerdent, mais j'étais un très bon père. J'ai beaucoup ressenti cette méchanceté. / Je crois, en fait, que c'est le seul chagrin, dit sentimental, que j'ai ressenti dans ma vie. / Ta mère a commis l'irréparable. "

  Dans un entretien produit par Paris-Match le 31 mars 1994, Colette Destouches reviendra sur ce divorce : " - Vos parents n'étaient pas brouillés après leur divorce ? - " Absolument pas. Leur séparation était un divorce " arrangé ", comme on parle des mariages " arrangés ". Mon père était toujours ailleurs. La fin de ses études de médecine à Paris, puis les missions pour la Société des Nations l'éloignaient sans cesse. Le grand-père Follet a dit : " On va arranger ça. " Pour cet anticlérical, le divorce n'était pas une tare. Connaissant tout le monde au palais de justice, il a tout réglé. Mon père n'était pas là. Il est rentré, comme d'habitude, le sourire aux lèvres. " Oui, j'étais au Cameroun... C'était très bien... Ils sont très noirs... " On ne tirait rien de plus de lui. Grand-père lui dit : - " Edith a divorcé. " - " Impossible, je n'étais pas là ! " - " Si, si, je me suis occupé de tout. Tu ne vas pas te fâcher pour ça : c'est fait. " Mon père m'a dit par la suite qu'il avait très mal pris la chose. - " Vos parents ont donc divorcé malgré eux ? " - " A peu près. Ils s'entendaient très bien... "

  Le 26 février, Edith peut avoir téléphoné à Louis son intention de divorcer. Louis aurait fait, dit-on, un voyage éclair de Paris à Rennes. Le 28 février, un dimanche, Destouches écrit de Genève à Albert Milon : " Je suis parti de manière brutale. Excusez-moi tous. Un coup de téléphone m'a appris que ma femme m'intentait un divorce, logique mais imprévu. Tu sais que mon action désavoue ma pensée - ainsi fut-il fait. Vareddes va t'écrire pour te voir. Vas-y. Peut-être à bientôt " (Lettres 26-2).
 (Eric Mazet, Voyages, BC n° 364, juin 2014).

 

 

 

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          ARLETTY ET GUITRY.

 Chez Arletty, rue Raynouard où je passe deux heures en fin d'après-midi. Céline m'a prévenu, elle est très affectée par la mort récente au Congo de son ami allemand des années d'occupation. " Et pourtant, il était marié, il l'a bien laissé tomber sans jamais chercher à la revoir, depuis la guerre, mais elle est comme ça... Surtout, laissez-la dire et passer ses humeurs, c'est une fille épatante. "
 
L'appartement est beau et calme, ouvert sur les jardins de Passy. Garance elle-même, à peine vieillie. Contrairement à Céline, qui ne se préoccupe guère des contingences et ignore à peu près la télévision aussi bien que tout ce qui peut remplir les colonnes des journaux, elle réagit très vivement aux évènements. Elle déplore l'échec du putsch d'Alger, trouve à Challe " une gueule magnifique à la Rommel ". Parlant de de Gaulle, elle dit : " le salaud, le grand con, ou l'autre ".

  Après cet exorde, elle revient à Céline qu'elle a connu " en 41 ou 42, par Marie- Josée de Chambrun, la fille de Laval ". Elle s'inquiète amicalement de sa santé, et sa voix est soudain émue, fraternelle. " Il était très excité au téléphone. Le Voyage au cinéma, ce serait formidable. Il m'a dit sa confiance et que ce serait vous qui feriez le film, et personne d'autre... "
  C
omment lui expliquer qu'il s'agissait de tout autre chose et que Céline est en train de dérailler complètement ? Je me contente de dire :
- " Oui, il pense que l'influence de Lazareff pourrait être précieuse. "
- " Il n'a pas tort. C'est un vieil ami, il a toujours été très gentil avec moi.... Je vais vous le faire connaître. "

  Tout ceci me paraît irréel, enfantin et dérisoire, mais c'est peut-être moi qui manque de punch ? Plutôt que de m'enfoncer davantage dans ce que je ressens comme un pénible malentendu, je tente une diversion en évoquant Guitry qui, dans Quatre ans d'occupation, parlait d'Arletty avec chaleur, émotion et humour. Sa réaction me stupéfie.
- " Sacha ? vous rigolez ! J'aurais voulu que vous le voyiez comme moi déballer à tout le monde ses photos de bonnes sœurs achetées aux Puces. Sa cousine Adélaïde, la révérente mère Marie des Anges, sa tante. L'œil humide d'émotion. Quel numéro ! Irrésistible. Mais c'est qu'il ne riait pas ! Naturellement, il était Juif, et personne ne l'ignorait alors. D'ailleurs, on lui pardonnait tout. Il en a bien profité, la vache... "
 
Le ton est à la rosserie allègre plutôt qu'à la véritable hostilité. D'une manière ou d'une autre, cela pourrait venir d'une déception sur le plan de l'amitié ou de la simple camaraderie d'artiste. Je n'ai pas le souvenir en effet qu'elle ait participé à la distribution des films de Guitry après la guerre. Et puis Arletty n'a jamais varié dans ses préférences, qui ont suivi les inclinations de son cœur de femme, exclusif, farouche et passionné.

   Et maintenant, que faire ? Pourquoi diable Céline a-t-il éprouvé le besoin de lui dire que je parlais " admirablement " l'anglais ? Me voit-il réellement cinglant vers Hollywood à bord de l'Amiral Bragueton ? Il faut que j'aie le courage d'en finir avec ce dialogue de sourds.
 (Jacques D'Arribehaude, Le cinéma de Céline, Petits brulards II, Le Lérot Rêveur n° 45, septembre 1987).

 

 

 

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           CELINE ET MAHE.

 Le 29 juillet1949, Céline recommandait Mahé à Paul Marteau propriétaire des cartes à jouer Grimaud, qui désirait aider Céline :
 
  " Je viens de recevoir la visite ici, d'un admirable ami et admirable peintre - HENRI MAHE - français, breton et parisien. Il a un petit projet dont il voudrait vous faire part. Auriez-vous la bonté de le recevoir. Vous l'aimerez tout de suite, j'en suis persuadé : un artiste et un cœur généreux. "

 Mais est-elle du 20 juillet ou du 20 août, la réponse de Céline à Louis Delrieux, où l'écrivain reproche à Mahé son optimisme :

 " Oui, j'aime Henri certes, comme un frère - mais il a la crédulité du breton, et il voit du père noël partout [...] Henri est mimi mais il a échappé aux véritables épreuves qui font un homme la guerre et la prison - Je suis heureux pour lui - mais il est léger - Je ne suis pas léger - Je suis sérieux - que sérieux. J'ai le monde entier au cul - pas lui. Alors nos mots n'ont pas le même sens - Il vit dans la comédie - Je vis dans la tragédie. "

 Or, Mahé, comme beaucoup d'humoristes, était un angoissé qui ne se vexait pas de passer pour un amuseur. La relation épistolaire entre Céline et Mahé s'assombrit un temps quand Mikkelsen invita Mahé à revenir, mais cette fois avec ses deux filles, car Céline prit ombrage de cette invitation qui pouvait le rendre redevable envers son protecteur. Céline écrivit ainsi à Mahé :

 " Ne va pas rêver surtout voyage en famille ! Oh la la ! tu connais pas Mik ! T'en es toujours au Père Noël ! Il a les mômes et les dépenses en horreur. Il déteste les visites et surtout des familles Toi tout seul ça va mais c'est tout et encore ! Décidément tu ne vois pas clair, tu tiens absolument à déconner. [...] Mik donne l'impression  boyard fastueux. Il est l'avare et la cruauté en personne - "

  Mahé renonça à un deuxième voyage à Korsor. Ce n'était pas la première bouderie qui séparait les deux amis. La fâcherie plus sérieuse, mais qui n'avait rien de définitif, eut une autre cause. Céline avait recommandé à Milton Hindus de rencontrer Mahé lors de son passage à Paris, où l'universitaire devait séjourner avant de se rendre au Danemark : " A Paris passez voir sans faute mes amis Henri Mahé (peintre), 31 rue Greuze, et le Dr Camus, 8 avenue de Breteuil, tous deux fins psychologues et guides éminents de la vie parisienne. "
 
Quand Hindus répètera à Mahé que Céline lui avait dit ne pas posséder de passeport, le peintre, pensant qu'il en avait un, mais un faux, aurait répondu : " Oh vous savez, il est un peu menteur ! ", propos que le professeur reproduira dans son livre de souvenirs. Après avoir lu en janvier 1950 ce passage à la parution du livre en anglais, Céline écrira en avril à Mahé une lettre pleine de colère :

 " Ta lettre pleine d'injures, est bien rigolotte, elle confirme en plein hélas le livre de l'immonde Hindus où il déclare que mes amis de Paris nommément Camus, Mahé, Geoffroy, Paul, etc... sont las de mes jérémiades de ma comédie, de mes feintes souffrances, qu'ils se sont ruinés pour m'expédier des mets de luxe ! (luxuries) Qu'ils en ont assez ! Que tous, en particulier Henri Mahé, n'arrête pas de prévenir tous ceux qui vont me voir " oh faites attention Céline est un sacré menteur ! imposteur ! " (Extrait de lettre inédite de Céline à Mahé, 8 janvier 1950).

  Ce fut la dernière lettre envoyée à Mahé du Danemark. Mahé s'expliquera beaucoup plus tard, après la mort de Céline :

 " En effet ! tous ses vieux amis, le docteur Camus, moi, Geoffroy, Gen Paul, etc... en avions marre de ses menteuses jérémiades. Sa belle-famille aussi du reste. Il avait retrouvé son or. Mik l'hébergeait en deux maisons, cottage pour l'été, luxueuse pour l'hiver. Lorsque Milton Hindus manifesta le désir d'aller à Korsor, il reçut l'ordre de passer d'abord à Paris me voir. C'était l'anniversaire ! le mien ! ripailles et rigolades ! On parla des pamphlets... " Céline est notre frère, il souffre comme ceux de notre race " bavait Hindus en intellectuel sevré de martyrologie. - Louis ment comme il respire, lui répondis-je pour désamorcer ce romantisme. " Et j'ajoutais : " Il a cent fois raison ! Tous les Français en font autant ! Comme s'ils s'adressaient constamment à leur inspecteur des contributions ! Céline parlera désormais le seul langage qu'ils comprennent ! la poésie de la misère ! le mensonge des souffrances ! " Léon Bloy disait : " Je veux que l'on me dise merci de ce qu'on me donne ".

 Depuis longtemps, Mahé connaissait les transpositions poétiques de Céline, mais parfois elles ne l'amusaient plus, car lui aussi affrontait des difficultés sans nombre dans son métier, où son amitié avec Céline l'avait bien souvent marginalisé.
  Les relations n'avaient pas été rompues définitivement. Céline invita Mahé à venir le voir à Meudon en novembre 1954, mais la visite se termina mal, et les deux amis ne se revirent plus. Mahé ne sera pas invité à l'enterrement de Céline, mais il lui restera fidèle jusqu'au bout, prenant toujours sa défense sans souci de déplaire. Céline ne fut peut-être pas son meilleur ami en toute occasion , mais il fut, en tout cas, malgré les fâcheries, le frère breton, le frère d'âme, le grand ami de toute éternité.
  (Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004, p.293).

 

 

 

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            CELINE ET HERMAN DEDICHEN.

 Mikkelsen ne pouvait juger seul de la valeur de cet écrivain contemporain, au style si contesté en France, d'autant moins connu au Danemark qu'il n'y avait pas été traduit, et d'autant plus suspect qu'il était à présent poursuivi pour des écrits antisémites. Mikkelsen demanda donc à Herman Dedichen ce qu'il en pensait.
  La réponse d'Herman Dedichen était déterminante et Mikkelsen pouvait lui faire confiance. Ingénieur, Dedichen avait vécu dix-sept ans dans le nord de la France et parlait un excellent français. Il était passionné de littérature, écrivait lui-même, et l'on faisait parfois appel à lui pour des traductions. Apparemment, tout le séparait de Céline, autant de l'homme que de l'écrivain. A partir de décembre 1941, Dedichen était entré dans la Résistance. Nourri des valeurs du judaïsme, de la laïcité, du naturalisme, Herman Dedichen, anglophile, résistant, et sans doute franc-maçon, pouvait porter sur L.F. Céline un jugement hostile et décisif. Il n'en fut rien. En France, il avait lu Mort à crédit, avait retenu que ce dernier livre était dédié à Lucien Descaves, dernier représentant du naturalisme. Il avait entendu parler de l'Hommage à Zola prononcé à Médan. Il avait surtout lu Voyage au bout de la nuit, dont le réalisme, la révolte et le pacifisme lui firent sans doute répondre à Mikkelsen " Céline est un très grand écrivain, l'un des plus grands peut-être, et j'aimerais moi-même traduire en danois son Voyage au bout de la nuit, un livre extraordinaire et révolutionnaire. "

  Le 30 septembre 1945, Céline écrivait à Marie Canavaggia : " J'ai un grand admirateur ici en la personne de Mr Dedichen copropriétaire du Politiken - homme très distingué ingénieur très riche et qui a été 17 ans ingénieur dans le Nord de la France. Cet amateur est très épris de mes livres - à tel point qu'il s'est mis sous ma tutelle à traduire le " Voyage " qui sera peut-être ainsi enfin traduit en scandinave. [...] Plus piquant encore ce M. D. fut le grand chef de la résistance danoise en grande liaison avec les anglais. Général du maquis danois. Je ne pouvais mieux tomber. Mon avocat et l'homme qui m'a ici sauvé la vie en quelles atroces circonstances ! est M. Thorwald Mikkelsen [...] Ils sont grands amis avec Dedichen. Ce sont des gens influents d'extrêmement bonne famille et de " bonnes idées ". Ils sont tous les deux évidemment grands amis des Juifs. "

 Dedichen et sa femme furent invités à séjourner à Nice chez les Pirazzoli, beaux-parents de Céline, preuve de bonnes relations et de reconnaissance, mais en septembre 1947 Céline écrivait aux Pirazzoli - " Dedichen a disparu "... " C'est la fuite des rats je le crains avant le grand naufrage hélas ! " Céline se trompait. Il revit Dedichen. Et il reconnut sa dette envers lui.
 Dedichen était secrétaire général de " l'Association mondiale de bridge ", et le 4 février 1949, Céline fait une démarche en sa faveur auprès de Paul Marteau, propriétaire des cartes à jouer Grimaud :
 " Cette association doit tenir un grand tournoi du 2 au 10 juillet prochain au Palais d'Orsay. Or il paraît (à ma surprise !) que ces bridgeurs internationaux sont assez peu fortunés à ce point que Dedichen me demande d'intercéder auprès de vous pour obtenir 450 jeux de cartes, soit gratuits, soit à prix très réduits. [...] Son intervention a été décisive à certains moments extrêmement critiques... "
 
 
Une lettre de Céline à Mahé, du 18 février 1949, nous apprend que Marteau a offert pour 600 000 francs de cartes à jouer en vue d'un tournoi de bridge au Quai d'Orsay. Auprès du même, dans une lettre du 29 juillet 1949, Céline insista : " Je lui ai colloqué Dedichen et son tournoi de bridge au Quai d'Orsay. Tout de suite, Marteau s'est mouillé de 600 sacs ! Gi ! sur la table, en jeux de cartes. Tous ces bridgeurs sont rastaquères et fauchés (y compris Dedichen). "
 En juin 1949, Dedichen et sa femme furent invités par Paul Marteau à séjourner à Neuilly et Dedichen présenta au maître cartier le baron Robert de Nexon, président des Bridgeurs français.

 Que s'est-il passé par la suite ? Céline a-t-il été déçu par Dedichen, pour une question d'argent ou de change, ou fut-il pris de jalousie quand il apprit que Mikkelsen avait invité Mahé à venir en famille ? Dans une lettre au peintre, de mai 1949, Céline exprime une certaine rancune vis-à-vis de Mikkelsen et de Dedichen :
  " Oh la la ! tu connais pas Mik ! T'en es toujours au Père Noël ! Il a les mômes et les dépenses en horreur. Il déteste les visites et surtout des familles. Toi tout seul ça va mais c'est tout et encore ! Décidément tu ne vois pas clair, tu tiens absolument à déconner. [...] Mik donne l'impression boyard fastueux. Il est l'avare et la cruauté en personne - Attention - Il abomine ta peinture. [...] Il te fait donc en peinture tout le tort possible, en ceci parfait aryen comme nous les connaissons très bien. Il suit en art les avis de son ami Juif Dedichen qui lui est un juif militant qui prend tout son goût dans le peintre " Léger " ! [...] Ces gens-là (nous) te haïssent, et toi autant que moi - youtrons militants et courtisans larbins de youtrons (synthétiques). "

 Une lettre à Mahé du 26 mai 1949, à la louange de Madame Dupland - qui ne peut donc être la " dénonciatrice " de décembre 1945 - nous apprend qu'elle travaillait chez Dedichen et que Céline a pris alors ses distances vis-à-vis de ses anciens protecteurs :
 " Elle connaît aussi bien le Ladema (malade en verlan), elle te dépucèlera un peu à ce sujet, cher rêvasseur. Et pour le fer à soude
(1), elle en connaît un brin aussi. Elle bosse chez eux ! "

 
En février 1951, ni Mikkelsen ni Dedichen n'ont retrouvé grâce aux yeux de Céline, qui dresse un portrait négatif auprès de Marteau :
 " Les Dedichen se sont montrés si possible plus infects  encore à Nice, chez les parents de Lucette, se permettant tout... [...] Tous les Danois envoyés en notre nom en France ont abusé atrocement de mon nom, de ma situation... Un Musée des Goujateries... "

 Céline, une fois de plus en flagrant délit d'ingratitude ? Comme toujours écorché vif, ambivalent, à paroles multiples, et donc, comme La Rochefoucauld et les moralistes du XVIIe , à la recherche des plus sombres motivations du geste le plus noble, pour ensuite finir par reconnaître ses dettes et exprimer sa gratitude.
  (Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004, p.55).

 

 

 

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           L'HISTOIRE ET LA REALITE OBJECTIVE.

 Céline avait donc pu se considérer à l'abri dans un tel pays d'exil, d'autant plus que d'autres évènements historiques lui furent très favorables. Ainsi, au Danemark, qui n'avait jamais connu au cours de son histoire d'antisémitisme, la politique de collaboration d'Erik Scavenius évita les persécutions raciales de l'occupant. Du moins jusqu'au 29 août 1943, jour d'insurrection où Werner Best, entendant précéder une réaction inévitable d'Hitler, décida une déportation massive des Juifs.
 
  Mais s'il agissait ainsi, c'était en réalité pour les sauver, jouant le double jeu et espérant qu'un jour on lui en saurait gré. Aussi chargea-t-il son collaborateur Georg Ferdinand Duckwitz (1904-1973) d'aviser la Résistance danoise que la Gestapo interviendrait dans la nuit du 1er octobre. Presque tous les Juifs furent immédiatement hébergés dans des hôpitaux, des temples ou chez des particuliers. Dans la nuit de la rafle, seuls 481 d'entre eux, qui n'avaient pas cru à l'avertissement ou n'avaient pas trouvé de refuge, furent emmenés au camp de Theresienstadt en Bohême. Les jours suivant, une véritable armada, affrétée sur les côtes de la Baltique, transporta les 7 000 juifs ayant échappé aux arrestations jusqu'en Suède, où ils attendirent en sécurité la fin des hostilités.

  L'auteur de Bagatelles, qui n'était donc pas dans un pays ayant connu la persécution des Juifs, bénéficia, en outre, de l'hostilité des Danois à l'égard des communistes. Il leur était reproché d'avoir, par certains excès à l'égard de l'occupant, inutilement mis en danger la population danoise. Alors que l'Allemagne nazie était déjà à l'agonie...
 (Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004, p.33).
 

 

 

 

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            SUR DEUX RETOURS BIEN DIFFERENTS...

 Ce retour en France attendu comme le salut se présente le moment venu dans de très mauvaises conditions. La consultation médicale concernant Lucette pouvant finalement attendre le mois de septembre, les Destouches ont donc pris l'avion directement pour Nice, et de là gagnent Menton. Ils doivent y être logés au palais Bellevue dans l'immeuble où la mère et le beau-père de Lucette possèdent plusieurs appartements. Céline n'a fait la connaissance des Pirazzoli qu'à l'occasion de leur court séjour à Klarskovgaard en septembre 1948. Il les a trouvés " bien gentils " et, dans les années précédentes, ils ont été " très très utiles " (Lettre à Marie Canavaggia, 18 septembre 1948), en mettant un de ces logements sur la Côte d'Azur à la disposition de Danois auxquels les Destouches voulaient rendre service. Mais, en dépit des démonstrations d'amitié, à l'approche de l'arrivée du couple, les perspectives s'assombrissent : " Nous sommes très malvenus à Menton. Pendant 7 ans que de suppliques ! Revenez ! ah ! on ne peut plus attendre ! Et puis à présent qu'on revient toutes les raisons pour ne pas nous recevoir. " (Ibid. lettre du 27 juin 1951). Ils se sont pourtant mis d'accord à l'avance. Le couple sera hébergé au cinquième étage et aura à sa disposition un studio au rez-de-chaussée pour le travail, danse et écriture (Céline a demandé une ligne de téléphone pour relier les deux " de façon à ce que jamais, pas une minute, nous ne soyons séparés. C'est une habitude absolue que vous comprendrez facilement. " (Lettre inédite à Ercole Pirazzoli, 6 juin 1951). Pour éviter que son arrivée ne soit signalée par des indicateurs de police, il a prévu de rendre lui-même visite au commissariat de police de Menton et au préfet à Nice.

  Le 1er juillet au soir, le couple débarque avec la " ménagerie " annoncée : " 1. Bessy la chienne. 2. le très vieux Bébert (coupé). 3. une petite chatte d'un an, Tomine. 4. un petit chat (charmant), coupé, très doux, d'un an, Flûte. " (Ibid.) Dix jours plus tard, rien ne va plus : la chaleur est insupportable (Céline rêve de Bretagne et de mer), la cohabitation au cinquième est impossible : " Toute une famille de raviolis sur les os ! " Il recommande à Paraz qui est tout près, à Vence, de ne pas téléphoner : " Ça fait des drames - L'immonde comédie continue. Le réfugié pue. " (Lettre du 10 juillet 1951 à Albert Paraz).
 
Bientôt, Ercole Pirazzoli ne sera plus que " Couscous ", sa femme que " Tire-lire ", " une sous putain belge. Car cela est belge par la lourdeur, la sensualité, l'hérédité. Quant à lui Macaroni, c'est même pas à en parler ! " (Lettre à Albert Paraz du 5 février 1952). Un seul mot pour qualifier leur hospitalité, comme six ans auparavant, à Copenhague, celle des Johansen : " thénardière ", du nom du couple qui, dans Les Misérables, exploite éhontément l'innocente Cosette. Bien après la fin brusquée du séjour, les injures continueront, à froid. Il ne fait pas bon donner l'hospitalité à un homme comme Céline, quand il est encore plus écorché vif que d'habitude.

  Les Destouches avaient un billet d'avion pour Paris début septembre, afin de permettre à Lucette de consulter le docteur Tailhefer. Mais le séjour à Menton est devenu si insupportable qu'ils prennent l'avion Nice-Paris le 23 juillet. Ils allaient cette fois être reçus chez Pascaline et Paul Marteau, couple de grands bourgeois de parfaite éducation, admirateurs de l'écrivain qui plus est, dont la maison spacieuse se situait à Neuilly en bordure du bois de Boulogne. Paul Marteau faisait tout pour faciliter le séjour de Céline et y attachait assez d'importance pour enregistrer les faits et gestes de l'écrivain dans un journal.
  C'est chez lui que Céline revit au mois d'août des amis de Montmartre comme Zuloaga, Bonvilliers et son voisin de la rue Girardon, Jean Perrot - à l'exception, naturellement, de Gen Paul. Après la longue épreuve des années danoises et l'extrême tension de ces trois semaines de Menton, l'été passé chez les Marteau est dans la vie de Céline un moment de détente, dont témoigne le ton de la dédicace qu'il écrit pour eux sur un de ses livres en les quittant : " A Pascaline et Paul ! Neuilly oct.51 / On va traverser le Bois de Boulogne pour s'en aller mon Dieu où ? / Voyager, chercher la Belle vue le Bel air lenlaire ! "
  Un an plus tard, il exprimera encore rétrospectivement sa reconnaissance par une autre dédicace : " Au bout d'un très long cauchemar, trouvé deux âmes, une demeure de paradis et le Bois de Boulogne ! Vive miracle ! Deux miraculés bien affectueux. " (F. Gibault, Céline t. III, p.269).

  Pendant ces trois mois, grâce à la voiture et au chauffeur que les Marteau avaient mis à leur disposition, Céline et Lucette avaient sillonné les environs de Paris à la recherche de la maison pourvue d'un jardin qu'il leur fallait pour les abriter, eux et leurs animaux. Il n'était pas question de penser à Montmartre, où Céline eût croisé à tout moment les anciens copains dont la plupart l'avaient abandonné ou trahi, et en premier lieu Gen Paul : comment se retrouver face à face, de part et d'autre du carrefour Junot, avec le frère qui l'avait renié ? Le Village lui était interdit.
   Céline, en dix ans, n'y reviendrait jamais. Il disait pourtant au Danemark avoir " la nostalgie féroce de [son] XVIIIe ". (Pierre Monnier, ferdinand furieux, p.70).
 (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.480).

 


 

 

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                CELINE ET GEN PAUL.

  Sa relation avec le peintre est unique dans son existence par l'intensité, l'ambivalence et par ce qui, en elle, se situe au moins pour une part au-delà du rationnel. Il l'appelle souvent son frère, mais pourrait aussi dire, avec plus de raisons encore que pour Marie Canavaggia, son double. Il se sent lié à lui par quelque chose de plus profond que la simple rigolade. Gen Paul, tant qu'ils ont vécu l'un près de l'autre, l'aidait à rester dans la clef de son œuvre. " Un mot [de lui] de temps en temps me redonne l'accord, la lyre. " (Lettre à Milton Hindus, 10 août 1947). Leurs destinées ne cesseront jamais de lui paraître inséparables : " C'est écrit - nous nageons dans les mêmes mers secrètes - quand je coulerai il coulera. " (Lettre à Gaby Paul, début 1948).
  Sitôt transféré de la prison à l'hôpital, en février-mars 1947, une des premières lettres, encore écrite au crayon, a été pour lui : " On a trop pleuré tu vois, on ne pourra plus jamais si on touche un rivage. [...] Défends-toi, amuse-toi, parle pas de rien - Envoie-moi un croquis du Moulin - à la va-vite. " Lucette ajoute de sa main quelques lignes qu'elle signe du surnom qui n'est le sien que pour quelques rares intimes, Gen Paul avant tous les autres : " Mon cher Popol, ce petit mot dans notre détresse vous dira assez que nous pensons bien à vous et sommes si malheureux de notre exil. Hélas pourriez-vous reconnaître votre pauvre frère ? Ferdinand n'est plus qu'un souffle de corps et d'âme, vers la France cependant - si ému de vous lire ! A bientôt encore j'espère ! Nos baisers. La Pipe. " (Inédite, coll. part.).

  Gen Paul, qui n'écrit pas beaucoup, a fait une fois l'effort de donner des nouvelles de Montmartre, et Céline l'en remercie le 12 août. Mais, ce qu'il voudrait, c'est que Gen Paul, qui ne répugne pas aux voyages puisqu'il est allé aux Etats-Unis, vienne à Copenhague. Il le lui dit et le lui fait dire par tous leurs amis communs. Or Gen Paul ne souhaite pas que son nom soit davantage associé à celui de Céline. La figure complice que celui-ci lui avait prêtée en 1937 dans Bagatelles est devenue à elle seule lourde à porter. L'altercation de juin 1944 n'avait été que la première manifestation de cette volonté de distance.

  A l'occasion d'un séjour de trois semaines à New York, en juillet 1946, il avait pu s'employer en faveur de Céline en compagnie d'un Français, Jo Varenne, leur ami commun à Montmartre. Il était le mari de la propriétaire du Moulin de la Galette, le bal musette situé sous les fenêtres de la rue Girardon. C'est lui qui avait organisé pour Gen Paul une exposition. Pendant les années d'occupation, il avait eu des activités qui l'avaient poussé en 1944 à se mettre à l'abri à New York, où son oncle Alexandre Varenne, notable de la IIIe République, était alors en poste. Céline n'avait pas manquer de renouer avec le neveu dès novembre 1945, avant son arrestation.
  A l'époque du séjour de Gen Paul, Jo Varenne avait mis en jeu ses relations pour obtenir la rédaction par l'avocat Julian Cornell d'un appel en faveur de Louis-Ferdinand Céline et sa signature par une dizaine d'artistes et d'intellectuels. L'appel mettait l'accent sur le fait que la justice française ne reprochait pas à Céline des actes mais des opinions, que les poursuites étaient inspirées par un désir de vengeance de ses ennemis, et il demandait en conséquence au gouvernement danois de ne pas donner suite à la demande d'extradition. (Le texte de l'appel, dans F. Gibault, Tome 3, p.124). Gen Paul avait participé à ces démarches.

  Revenu à Montmartre, il n'a garde d'en faire plus, et même il ne résiste pas à son penchant à la médisance. Céline écrira un peu plus tard à sa jeune femme : " Il n'a pas voulu comprendre (il comprend pourtant tout le vicieux !) qu'en certains instants il faut absolument résister au vice d'envoyer des vannes. Elles peuvent être mortelles - Il faut y aller molo molo avec les hommes dans le trou. " (Lettre à Gaby Paul, début 1948). Mais il lui en veut encore davantage de son refus de venir au Danemark, qu'il ressent comme une trahison. Dès lors, il multiplie à son sujet auprès de ses correspondants des formules en termes contrastés qui explicitent ce qu'il a toujours su mais que jusqu'à présent il taisait. La fascination prévaut, mais elle n'exclue pas la lucidité.
  En juillet 1946, il le disait à Lucette " vil, bas et génial. " (Lettres de prison, p.161) ; en avril 1947 à Augustin Tuset : " Quant à Popol jaloux comme trente-six tigres, maléficieux comme 40 sorcières, je l'aime bien et tout est dit. Il a au moins l'immense avantage de ne jamais être emmerdant " (Lettre 1947) ; en août, à Georrges Geoffroy : " Il faut le manier comme une harpe. Certaines de ses cordes sont exquises - d'autres atroces... " (Lettre, 20 août 1947) ; en septembre, à Albert Paraz, après avoir dit qu'il l'aimait " comme un frère ", il ajoutait : " Mais d'illusions ? point l'atome " (Lettre, 1947) ; en juin 1948, à Milton Hindus : " Tenant compte de son génie - c'est Caliban - toutes les bassesses, toutes les trahisons " (Céline tel que je l'ai vu, p.190) ; à Daragnès enfin, à un moment où il a appris que Gen Paul avait de nouveau sombré dans l'alcoolisme : " Quelques filaments de rigolade, un peu de fiel, quelques cristaux de génie... un bocal. " (Images d'exil, Mazet et Pécastaing, p.269).

  Avec l'ami qui a fait défection et se tient à distance, il ne rompt pourtant pas tout à fait, lui écrivant quelques rares lettres, dont l'une, en novembre 1947, sur le mode du genre de plaisanteries qu'ils affectionnent : " Je te vois sur photo déjà maqué avec Hindus... tu prends des drôles de mœurs [...] je vais finir, par nostalgie, par m'habiller en demoiselle et venir clandestin poser chez toi - Je sais que tu ne me trompes pas par goût - C'est la séparation qui nous tue. " (Lettre, novembre 1947).
  La dernière date de 1950. (Images d'exil, p.270). Dans l'intervalle, Gen Paul se sera imposé comme la figure centrale dans les versions successives du roman en cours d'écriture, sous des traits de moins en moins flattés.
  (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.417).

 

 


 

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              LES PREUVES POUR UN PROCES.

 Juridiquement, le cas Céline en cours d'instruction était à la fois évident et ambigu. Tout le monde avait conscience que le fondement réel des poursuites était la violence inouïe de ses écrits antisémites d'avant la guerre et de la guerre. Mais le délit d'incitation au racisme ne sera inscrit dans la loi française qu'en 1972. Avant cette date, mis à part la courte période qui s'était écoulée entre la promulgation du décret Marchandeau en avril 1939 et l'instauration en octobre 1940 de l'Etat français, ces propos relevaient encore de la liberté d'expression. Pour ce qui est de Céline la morale et le droit ne coïncidaient pas. Dans cette première étape de la demande d'extradition, la justice française se trouvait donc en porte à faux, partagée entre l'opinion, qui demandait que ne soient pas laissés impunis ces écrits moralement condamnables, et la difficulté de faire entrer cette demande dans un cadre juridique. De son côté le gouvernement danois hésitait entre la demande de sa propre opinion publique, aiguillonnée par la presse communiste, et l'avis d'un membre du cabinet qu'on ne pouvait négliger puisqu'il s'agissait du ministre chargé des Questions relatives à la Résistance et à l'épuration. Celui-ci, M. Per Federspiel, était l'ami de Me Mikkelsen et avait été alerté par lui depuis les Etats-Unis sur la spécificité du cas Céline. Il avait aussitôt écrit en ce sens à son collègue de la Justice. (Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline, chap. II).

  L'embarras des autorités françaises est sensible dans les récapitulations des chefs d'accusation qu'elles transmettent successivement au gouvernement danois à l'appui de la demande d'extradition. (La totalité du dossier a été publié par David Alliot, L'Affaire Céline). La première note verbale du 31 janvier 1946 ne mentionnait que des imputations mineures (l'appartenance " d'honneur " à un groupe des médecins pro-allemands), erronées (Guignol's band et Bezons à travers les âges présentés comme " favorable à l'Allemagne ") ou extrêmement vagues ( " avoir facilité la propagande germanique ").
  En avril, à défaut de préciser ces charges, un courrier du Quai d'Orsay précise à son représentant à Copenhague les raisons de l'importance attachée à cette affaire : " La demande d'extradition de l'intéressé ayant été communiquée à la presse en son temps, celle-ci attache à cette négociation un intérêt considérable, que l'ouverture de la période électorale ne fera probablement qu'accentuer. " (F. Gibault, tome III, p.96). Il s'agit du référendum sur la Constitution prévu pour le 5 mai.

  On comprend que, de l'autre côté, une note verbale danoise demande le 21 mai en réponse " une spécification détaillée des chefs d'accusation retenus contre l'inculpé. " (Ibid. p.98). Le ministre danois propose à cette fin de recevoir une commission rogatoire chargée d'interroger Céline. Mais la partie française ne donne pas suite à cette proposition, si bien que, début septembre, les Danois réitèrent leur demande de précision. Celle-ci provoquera finalement le 20 septembre une seconde note verbale, rédigée par le chef de la légation française à partir d'éléments transmis par le Quai d'Orsay : " Céline est considéré comme l'un des collaborateurs les plus notoires de l'ennemi et son châtiment est réclamé par tous. " (Ibid. p.100).
  Le lendemain, pourtant, son auteur, s'adressant cette fois à son ministre, reconnaît que les documents produits ne semblent pas établir le chef de trahison et s'étonne que le juge d'instruction n'ait pas rassemblé de preuves plus convaincantes.

  La cheville ouvrière de cette négociation était cet ambassadeur qui présidait depuis septembre 1945 à la légation de France à Copenhague, Guy Girard de Charbonnières. Ce diplomate de quarante ans, ami et ancien chef de cabinet de Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, était donc rattaché à la Résistance, mais, comme ne manquera pas de le clamer Céline, seulement après être passé par Vichy. Il répondait sans aucun doute aux ordres souvent réitérés de la hiérarchie, mais il mettait personnellement du zèle, comme il le fera valoir auprès de celle-ci pour se défendre, quand il sera clair que la demande d'extradition ne sera pas satisfaite : " En fait j'ai déjà, au cours des innombrables démarches que j'ai effectuées dans ce but, été beaucoup plus loin dans mes pressions sur les autorités que ne me le permettaient les éléments d'inculpation dont je disposais. " (Ibid. p.101). C'était, à cette date de janvier 1947, justifier le ressentiment de Céline dont il ne pouvait soupçonner alors la profondeur.

  Dans ses Cahiers de prison, Céline fait déjà de Charbonnières sa tête de Turc, avec tout l'arsenal de ses armes habituelles : déformations caricaturales du nom propre, ridicule, injures et imputations (dont celle d'être juif, qu'on ne s'étonne pas de voir apparaître pour finir).
  Dans l'ignorance des pressions exercées par Paris sur son représentant, il lui faut quelqu'un à qui s'en prendre sur le moment dans ses Cahiers et dans ses lettres. Cette vindicte n'aura pas faibli lorsque, dans la première partie de Féerie pour une autre fois, il fera de Charbonnières un personnage de Guignol.
  (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.389).

 

 

 

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             CELINE ET JÜNGER.

 Au premier plan des appréciations hostiles d'officiels allemands à Céline on retrouve celles qu'Ernst Jünger exprime à la suite de chacune de ses rencontres avec lui. La première avait eu lieu le 7 décembre 1941, à l'Institut allemand. Le récit que fait Jünger de cette entrevue dans son Journal est le document le plus problématique sur l'attitude de Céline pendant ces années. Tous deux écrivains de valeur, les deux hommes étaient socialement, intellectuellement, littérairement, humainement, tellement aux antipodes l'un de l'autre qu'il n'est pas certain que Jünger pût porter sur Céline un regard neutre ni entendre et rapporter tels quels ses propos.
  Certains détails des deux entrées du Journal dans lesquelles il met Céline en scène amènent à douter qu'il faille prendre au pied de la lettre les propos qu'il lui prête, même quand il les met au style direct et entre guillemets. Au reste, lui-même ne s'est pas contenté par la suite, en 1951, de donner de son texte une version qui exonérait Céline  - ce qui pourrait ne répondre qu'à une volonté d'éviter à celui-ci de nouveaux ennuis -, il a, bien des années après, alors que Céline était mort depuis longtemps, admis que, dans ce texte, il avait forcé le trait.

  Dans l'entrée du Journal de décembre 1941, Céline apparaît comme aucun autre témoignage ne le montre, un forcené possédé par le " plaisir de tuer " et l' " instinct du massacre en masse ", " stupéfait que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les juifs. [...] Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire. " (Ernst Jünger, Journaux de guerre, t. II1939-1948).
  Dans toutes les pages antisémites de Céline, rien n'approche la violence sanguinaire de ces propos. En revanche, ils font partie d'un portrait général, celui des incarnations du nihilisme absolu, dans lequel Jünger englobe aussitôt Céline : " ces hommes-là ", " de tels esprits ", " ces gens-là ", pour lesquels les idées ne sont que prétextes à " ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. " Il voit en eux des " hommes de l'âge de pierre. " Or, à l'occasion d'une nouvelle rencontre, seize mois plus tard, en avril 1943, il reprend sans autre détail cette même qualification en l'appuyant curieusement sur une autre : " Du reste, il est breton - ce qui confirme ma première impression qu'il est un homme de l'âge de pierre. " (Ibid, p.504).

 Se confirmant lui-même dans sa vision, il ajoute que Céline va visiter incessamment le charnier de Katyn, qui vient alors d'être découvert. " Il est clair, écrit-il, que de tels endroits l'attirent. " Il y eut bien un voyage à Katyn organisé pour des intellectuels français, dont Brasillach, par les Allemands à des fins de propagande, mais Céline n'en était pas. En juin 1944, apprenant que Céline a quitté Paris, Jünger le rangera encore parmi ces " êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes " mais qui " s'inquiètent de leur sale petite vie. " (Ibid, p.716).
  Quant à la compréhension que Jünger pouvait avoir de la valeur littéraire de Céline, elle se mesure dans ce passage plus tardif de 1947 où il croit voir dans la prose de Céline (comme, précise-t-il, dans celle de Sartre !) une pourriture qui imprègne chaque phrase. (Ibid, p.1049). Ces notations suffisent à montrer qu'il y avait entre les
deux hommes une incompatibilité de nature telle qu'il est difficile de faire fond sur le témoignage de 1941. Céline lui opposera d'ailleurs un démenti d'une particulière vivacité dans une lettre à Jean Paulhan de 1951 : " Je n'ai jamais prononcé des fameux mots, ni d'autres du genre. Ce n'est ni ma plume ni mon esprit. JAMAIS. On ne trouvera rien même d'approchant dans mes livres, on VOUDRAIT (et avec quelle rage !) qu'ils aient été par moi prononcés. NON. Jamais. " (Lettre à Paulhan, 22 octobre 1951).
 (Henri Godard, Gallimard, Biographies, 2011, p.327).

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  ERNST JÜNGER (écrivain) :

 " Mon rapport avec Céline est un chapitre à part entière. Avant la guerre, j'avais déjà entendu parler de lui en bien par l'éditeur Ernst Rowohlt qui avait acheté les droits du Voyage au bout de la nuit. Son roman me fit grande impression, tant par la force du style que par l'atmosphère nihiliste qu'il évoquait et qui reflétait parfaitement le situation de ces années. Mais quand je fis sa connaissance, dans le Paris occupé, et à l'occasion de plusieurs rencontres à l'ambassade et aux jeudis de Florence Gould, je fus profondément déçu.
 Sa façon de faire ne m'était pas du tout sympathique, et je crois que l'antipathie était réciproque. Je n'aimais ni sa collaboration ni son antisémitisme affiché. J'évoque cela dans mon journal parisien, mais pour ne pas l'offenser, je le nomme " Merline ". Hélas, quand elle traduisit mon texte en français, Banine - qui était par ailleurs une de mes amies écrivains et haïssait cordialement Céline - le reconnut sous le pseudonyme et rétablit son vrai nom.
 Cet incident me valut sa rancoeur, au point qu'il intenta contre moi un procès en diffamation. Quand je fus interrogé à Ravensburg, pour ne pas compromettre Banine et en finir le plus vite possible avec cette méchante affaire, je dis qu'il s'était agi d'une erreur d'imprimerie. "
 (Ernst Jünger (avec Antonio Gnoli et Franco Volpi), Les prochains titans, Grasset, 1998, p. 99-100, in BC n° 195, février 1999, p. 2).

 


 

 

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           LA DANSE : SON ULTIME CONTROVERSE.

   Il est en pleine écriture lorsque, de manière inattendue et d'ailleurs gratuite, la danse lui fournit le sujet d'une ultime polémique. Depuis des années, Lucette met en pratique avec ses élèves une méthode d'assouplissement qu'elle a tirée de l'enseignement de Blanche d'Alessandri et de Lioubov Egorova, qui l'avaient initiée à la tradition de la danse russe, comme avant elle Elizabeth Craig l'avait été par Volinine. Cette méthode, pense-t-elle, est capable de corriger une certaine rigidité de l'enseignement officiel de danse classique dispensé par l'école de l'Opéra de Paris.
  L'impeccable maîtrise et la puissance du mouvement des jambes et du tronc gagneraient à s'accompagner de plus de souplesse dans le jeu des épaules, des bras et des mains. Lucette pourrait y aider, mais il faudrait qu'elle ait les danseurs de l'Opéra pour élèves, au lieu des amateurs et des enfants qui seuls suivent ses cours. Céline soudain se met en tête de lui obtenir cet enseignement. Il sollicite pour cela Malraux, ministre des Affaires culturelles, ainsi que Mondor. Grâce à l'intervention du premier, Lucette obtient un rendez-vous avec l'administrateur de l'Opéra, A. M. Julien.

  Mais le maître de ballet, le Danois Eric Lander, qui avait connu Lucette à l'époque de leurs années de Copenhague, lui était hostile, et l'administrateur ne fera qu'une offre dérisoire. Céline alors dicte à Lucette à son adresse une lettre aussi violente, contre Lander en particulier et contre le corps de ballet de l'Opéra en général, que celles qu'il écrivait dans ses plus beaux jours de polémiste. Ce sera malheureusement le négatif, pour ainsi dire, du livre sur la méthode de Lucette qu'il allait promettre à celle-ci la veille de sa mort.
 Au lecteur de Céline, il ne reste qu'à imaginer ce que ce livre aurait pu être. En achevant son roman, sa passion de la danse fait précisément qu'il s'avise que le titre le plus propre à indiquer le sujet serait Rigodon, nom d'une danse ancienne " d'un mouvement assez vif ", dit le Littré, qui se dansait sur un air à deux temps. Le mot avait qui plus est l'avantage de s'employer dans la langue populaire sous forme d'exclamation, avec le sens de coup qui règle son compte à l'adversaire : Rigodon !
  (H. Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.527).

 


 

 

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            LES NAPOLEONS DE LA CASSETTE.

   Les soucis de la vie extérieure ne se laissent pas oublier. Lucette, à sa libération dans les derniers jours de décembre 1945 après une courte détention, a été hébergée un moment chez les Johansen, avant de revenir vivre dans l'appartement de Karen, avec la jeune Bente Johansen, à laquelle elle donne des leçons de danse. Elle dépend, pour vivre, d'Ella Johansen, qui puise au fur et à mesure dans la cassette des louis et des napoléons. Mais les pièces ne se négocient qu'au marché noir à un cours non contrôlé. Aussi le doute s'insinue-t-il quand arrive le moment où il apparaît que la réserve diminue dangereusement : les pièces seraient-elles mal négociées, ou est-ce l'intermédiaire qui prélève une part dans l'opération, ou alors est-ce Lucette qui dépenserait trop et sans compter ?

  Au mois de mai, Karen est revenue à Copenhague, elle reprend la cassette en charge et cohabite quelque temps, non sans difficulté, avec Lucette dans l'appartement. En août, lors d'une visite à la prison, elle alerte Céline sur la diminution des ressources et en impute la responsabilité aux dépenses inconsidérées de Lucette. Dans une lettre-fleuve écrite sur deux jours, les 8 et 9 août, Céline se tourne contre Lucette avec une extrême violence et dans les termes les plus blessants : " Tu ne me trouves pas assez malheureux dans mon état pour ajouter encore cet horrible souci... [...] Si nous sortons jamais d'ici ce sera complètement ruinés. Par bêtise. Parce que tu ne veux absolument pas te maîtriser. Etre raisonnable est pourtant une vertu d'imbécile. Comment peut-tu encore être veule comme une enfant devant l'argent, toi si vaillante en toutes autres choses ? "
  Lucette dira plus tard avoir pensé à se suicider la nuit suivante. Et cependant, cinq jours après, il lui écrira pourtant : " Oublie ma lettre furieuse et imbécile. Karen ne m'avait rien dit de déplaisant, j'ai tout brodé dans mon délire. Tu as très bien fait d'acheter cette fourrure, et je veux que tu la portes. Il faut être bien nourrie et coquette. Foutre de l'argent. [...] Oublie mon explosion idiote. " (Lettre du 13 août 1946). L'incident est typique des " explosions " céliniennes. (Toutes, si l'on pense à ses furies antisémites, ne donnent malheureusement pas lieu, une fois la colère retombée, à de semblables repentirs).

  La question de la réserve des napoléons de la cassette (les " durs ") n'est pas réglée pour autant. Elle ne le sera, jusqu'à un certain point, qu'en novembre, au Sundby Hospital où Céline a été transféré depuis le 6 de ce mois. Plus cette détention à l'issue incertaine se prolonge, plus l'état physique et psychologique de Céline se détériore. A la suite d'un nouvel examen pratiqué le 2 septembre, le même médecin-chef de l'infirmerie établit le 25 septembre un nouveau bilan : " Le patient se plaint toujours de migraines, de vertiges et d'insomnies. Il mange mal, va mal à la selle. Il a perdu dix kilos. Son esprit reste clair, mais est très instable. Il pleure brusquement en pensant à sa femme. Dans l'ensemble, il est devenu un pauvre malheureux durant son incarcération. " (D. Alliot et F. Marchetti, Céline au Danemark).
  Le médecin savait-il qui était, en réalité, ce patient ? On est loin en tout cas, avec la répétition de ce " pauvre patient " (solle Menneske en danois), de toutes les images que l'on s'est jamais faites de Céline. Lui-même se plaint également, dans ses lettres, d'attaques de pellagre, ancienne maladie dont le souvenir est associé à la détention de prisonniers français sur des pontons anglais à l'époque de Napoléon. Par un effet d'avitaminose, des plaques de peau se décollent du corps, image frappante de délabrement. C'est le moment où Céline écrit : " Je n'en peux plus. " (Lettre à Mikkelsen, 23 novembre 1946).

 Le Sundby Hospital est un établissement qui dépend toujours du système pénitentiaire mais où les visites sont plus libres. Céline peut y réunir tous les acteurs et actrices du drame de son trésor de guerre pour une véritable confrontation. Au terme de cette séance orageuse, la cassette sera remise à Me Mikkelsen, à charge pour lui de verser à Lucette une pension mensuelle. (" Il ne faut pas tout de même tenter le diable ", écrit Céline à celui-ci, d'homme à homme.)
  Avant-guerre, quand il avait réalisé à toutes fins utiles cette conversion en or de ses droits d'auteur, l'idée n'avait rien que de raisonnable. Dans la situation créée en 1945-1946 à Copenhague par l'interdiction d'un marché légal de l'or, par les démarches auxquelles cette interdiction obligeait, et enfin par la détention de Céline, ce trésor de guerre offrait prise à toutes sortes de rumeurs et donnait un tour clandestin, voire suspect, à la question très concrète des moyens de subsistance du couple.
 (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011).

 

 

 

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           SARTRE ET CELINE...

 Il n'est pas une biographie, aujourd'hui, qui ne rappelle cet antagonisme qui conjugue les rapports humains et le débat littéraire entre ces deux personnages. Mais si le contentieux entre l'auteur de Voyage au bout de la nuit et le " père " de l'existentialisme est ancien, il faut remonter quelques années avant l'Occupation pour en découvrir les causes.

 Tout commence en 1932. Céline publie le Voyage au bout de la nuit et connaît le succès. Sartre se morfond comme professeur au lycée François 1er du Havre et rêve de gloire littéraire. Mais à cette époque tous les éditeurs refusent ses manuscrits. Grand amateur de littérature populaire Sartre dévore les romans policiers. La publication de Voyage au bout de la nuit ne lui échappe pas et il lit l'ouvrage avec passion. Si l'on en croit Simone de Beauvoir, cette œuvre aura une forte influence sur l'auteur de Huit-clos, comme elle le relatera dans La Force de l'âge : " Le livre français qui compta le plus pour nous cette année, ce fut le Voyage au bout de la nuit de Céline. Nous en savions par cœur un tas de passages. Son anarchisme nous semblait proche du nôtre. Il s'attaquait à la guerre, au colonialisme, à la médiocrité, aux lieux communs, à la société, dans un style, sur un ton qui nous enchantaient. Céline avait forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante que la parole. [...] Sartre en prit de la graine. Il abandonna définitivement le langage gourmé dont il avait encore usé dans La Légende de la vérité. " On sait également par divers témoignages que Sartre aurait déclaré que c'était le livre qu'il aurait aimé écrire.

  En 1937, il est muté comme professeur au lycée Pasteur de Neuilly-sur-Seine et commence à publier ses premiers écrits comme La Nausée, qui rate de peu le prix Goncourt (un point commun avec Céline), dans lequel est mis en exergue cette phrase tirée de L'Eglise : " C'est un garçon sans importance, c'est juste un individu ", preuve au moins qu'il suivait les autres créations de Céline. A noter que cette phrase est tirée de l'acte III, la partie le plus antisémite de la pièce.
  Fait prisonnier en 1940, Sartre est interné dans un stalag (camp de prisonniers en Allemagne), où il se charge d'animer autant que possible la vie culturelle des prisonniers. C'est à cette occasion qu'il écrit et fait monter, lors de la Noël 1940, Bariona, une pièce de théâtre antisémite, qui sera jouée devant ses camarades d'infortune, au premier rang desquels se trouvaient des officiers allemands qui ne manquaient pas de saluer les saillies antisémites par de vigoureux applaudissements.

  En 1941, Sartre est libéré et retrouve Simone de Beauvoir et Paris. Professeur au lycée Condorcet en remplacement de Henri Dreyfus-Le Foyer, évincé parce que juif, il s'engage dans la résistance et fonde le réseau informel Socialisme et Liberté qui, au maximum, comportera une cinquantaine de membres et ne laissera pas un souvenir impérissable auprès des résistants. Faute d'avoir pu engager une action concrète, le mouvement Socialisme et Liberté s'auto-dissoudra à l'automne. La carrière littéraire et professorale de Sartre se poursuivra, avec le brio que l'on connaît, sous l'Occupation.
  Toujours en 1941, Sartre publie des éditoriaux dans le très collaborationniste Comœdia, puis en 1943 un ouvrage, L'Etre et le Néant. Le 3 juin 1943, il monte Les Mouches au théâtre de la Cité (ex-théâtre Sarah-Bernhardt aryanisé). Malheureusement pour lui, la pièce est un échec et le public parisien boude les représentations. La plupart se joueront dans une salle aux trois-quarts vide. Seuls les officiers allemands, qui ont des places réservées au premier rang, se rendent au théâtre pour applaudir la pièce. On est bien loin de l'esprit de la résistance...

  Pour tenter de redresser la situation, Sartre cherchera le prestigieux patronage de Céline en l'invitant aux représentations. Céline refusera d'y paraître. Son ami, Charles Dullin, qui dirigeait le théâtre de la Cité, lui avait fait part des souhaits de l'auteur des Mouches, mais en vain. Tout oppose les deux hommes. Le style de Céline est léger et novateur, celui de Sartre est lourd et gourmé. Céline est un grand gaillard, bien charpenté, terriblement séduisant auprès des femmes, Sartre est petit et laid. Céline vient d'une famille de petits commerçants et n'a pas fait de longues études, Sartre est issu de la bourgeoisie parisienne et sort de l'Ecole normale supérieure. Céline aime le contact avec les petites gens, il est très à l'aise dans les milieux prolétaires, Sartre est introverti et se réfugie dans l'écriture. Céline est un homme de style, Sartre d'idées. A bientôt cinquante ans, Céline a un vécu important, Sartre de près de dix ans son cadet, est un fonctionnaire de l'Education nationale. Céline est un ancien combattant de 1914, Sartre a été fait prisonnier en juin 1940. Enfin, en 1943, d'un point de vue littéraire, Céline est tout, Sartre n'est rien.

  Le tournant aura lieu en juin 1944, Céline s'enfuit en Allemagne tandis que Sartre devient l'archétype même du " grand résistant ". En août de cette année, Camus propose à Sartre d'écrire des reportages pour Combat et de relater, à vif, les combats pour la libération de Paris. Ces chroniques auront un retentissement international considérable, qui fera beaucoup pour son nouveau statut. Pour Louis-Ferdinand Céline les temps ont changé. Par la violence de ses prises de position dans ses pamphlets et par son attitude ambiguë pendant l'Occupation, l'auteur de Bagatelles pour un massacre est devenu le symbole honni de la collaboration et de l'antisémitisme.
  Fin 1944, c'est Jean-Paul Sartre qui occupe désormais une place prépondérante dans le monde des lettres. Membre très influent du Comité national des écrivains, il décide quel auteur peut publier, qui doit être banni de la République des Lettres... André Malraux, qui avait des états de service beaucoup plus conséquents dans la résistance et qui avait plusieurs fois risqué sa vie, ne faisait pas partie dudit comité. Ce qui en dit long sur les conditions de sa composition.

  En décembre 1945, Sartre " tue le père " et publie ses Réflexions sur la question juive, dans la revue Les Temps modernes (le texte sera publié en volume en 1946). Dans le chapitre " Portrait de l'antisémite ", Sartre écrit que : " Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis c'est qu'il était payé. " Ce qui est mal connaître Céline, à qui on peut reprocher beaucoup de choses par ailleurs, mais qui refusera de toucher le moindre centime des Allemands comme des autorités de Vichy. Mais quand paraît l'article, Céline est en fuite au Danemark et sous le coup d'une demande d'extradition. Son retour aurait été synonyme d'une condamnation à mort. Robert Brasillach avait été fusillé pour moins que cela... Cette sortie de Jean-Paul Sartre est d'autant plus étonnante qu'un peu plus haut dans Ses Réflexions sur la question juive il avait écrit : " Un homme qui trouve naturel de dénoncer des hommes ne peut avoir notre conception de l'honneur. "
  Pourquoi Sartre s'en prend-il donc ainsi à Céline, quitte à lui causer des torts irréparables ? Jalousie littéraire ? Esprit de revanche par rapport à un écrivain qui lui a fait de l'ombre ? Souci de donner des gages envers les membres de la résistance ? Le mystère demeure. Mais l'affront ne restera pas sans réponse.

  En 1947, au Danemark, Céline reçoit par l'intermédiaire d'Albert Paraz le texte de Sartre. La réponse ne se fera pas attendre. A chaud, il reprend sa plume de polémiste et écrit un texte d'une rare virulence, intitulé A l'agité du bocal dans lequel il s'en prend à l'auteur des Mouches, qu'il brocarde sous le nom de Jean-Baptiste Sartre...
 C'est probablement le meilleur texte polémique de Céline. Piqué à vif, il réplique à Sartre, en faisant feu de tout bois. Extrait :

 " Mais page 462, la petite fiente, il m'interloque !  Ah ! le damné pourri croupion ! Qu'ose-t-il écrire ? " Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis c'est qu'il était payé. " Textuel. Holà ! Voici donc ce qu'écrivait ce petit bousier pendant que j'étais en prison en plein péril qu'on me pende. Satanée petite saloperie gavée de merde, tu me sors de l'entre-fesses pour me salir au-dehors ! Anus Caïn pfoui. Que cherches-tu ? Qu'on m'assassine ! C'est l'évidence ! Ici ! Que je t'écrabouille ! Oui !... Je le vois en photo... ces gros yeux... ce crochet... cette ventouse baveuse...
  [...] M'avez-vous assez prié et fait prier par Dullin, par Denoël, supplié " sous la botte " de bien vouloir descendre vous applaudir ! Je ne vous trouvais ni dansant, ni flûtant, vice terrible à mon sens, je l'avoue... [...] Vous avez tout de même emporté votre petit succès au " Sarah ", sous la botte, avec vos Mouches... Que ne troussez-vous maintenant trois petits actes, en vitesse, de circonstance, sur le pouce, Les Mouchards ? Revuette rétrospective... L'on vous y verrait en personne, avec vos petits potes, en train d'envoyer vos confrères détestés, dits " collaborateurs ", au bagne, au poteau, en exil...[...] Rien que du vrai sang ! au bock, cru, certifié des hôpitaux... du matin même ! sang de fusillés !... Tous les goûts ! Ah quel avenir J.B.S. ! Que vous en ferez des merveilles quand vous serez éclos Vrai Monstre ! Je vous vois déjà hors de fiente, jouant déjà presque de la flûte, de la vraie petite flûte ! à ravir !...déjà presque un vrai petit artiste ! Sacré J.B.S. "

 En 1947, Sartre est tout (auteur chez Gallimard) et Céline n'est rien... Cruel retour de situation. Le livre sera finalement édité à quelques centaines d'exemplaires par Pierre Lanauve de Tartas (édition très prisée des collectionneurs) et sera repris en annexes du Gala des vaches d'Albert Paraz. Il passe finalement inaperçu et Jean-Paul Sartre n'aura rien à craindre de la " déculottée " de Céline.
  Reste la postérité. Après un long purgatoire, Céline est aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands auteurs du XXe siècle et l'engagement de Sartre dans la résistance a été nuancé. Néanmoins, il semblerait que Sartre n'ait jamais renié son admiration pour Céline. En 1946, à une enquête du journal Le Monde sur " Ecrire pour son époque ", Sartre a reconnu que " peut-être Céline demeurera seul de nous tous. "
  Les disciples de Sartre ne diront pas la même chose, à l'instar de Serge July, à l'époque directeur de Libération, qui, le 17 octobre 1997, a déclaré au micro de France-Inter : " Sartre était le parrain de Libération. Je suis de la génération élevée dans l'existentialisme, mais pour le style du journal, qui s'est démarqué de celui des autres journaux, il faut remonter à Céline, car c'est lui qui a écrit pour le peuple, qui a écrit en langage parlé. C'est lui le premier, c'est lui la révolution. "
 (David Alliot, Céline, Idées reçues sur un auteur sulfureux, Ed. Le Cavalier Bleu, 2011)


                                                                                                        
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 C'est Paraz qui avait signalé à Céline, l'article de Sartre, " Portrait de l'antisémite " (repris en volume dans Réflexions sur la question juive), en octobre 1947. Sartre écrivait effectivement p. 462 (c'est la seule mention de Céline) : " L'antisémite a peur de découvrir que le monde est mal fait : car alors il faudrait inventer, modifier et l'homme se retrouverait maître de ses propres destinées, pourvu d'une responsabilité angoissante et infinie. Aussi localise-t-il dans le Juif tout le mal de l'univers.
  Si les nations se font la guerre, cela ne vient pas de ce que l'idée de nationalité, sous sa forme présente, implique celle d'impérialisme et de conflit d'intérêts. Non, c'est que le Juif est là, derrière les gouvernements, qui souffle la discorde. S'il y a une lutte des classes ce n'est pas que l'organisation économique laisse à désirer : c'est que les meneurs Juifs, les agitateurs au nez crochu ont séduit les ouvriers. Ainsi l'antisémitisme est-il originellement un Manichéisme ; il explique le train du monde par la lutte du principe du Bien contre le principe du Mal.

 Entre ces deux principes aucun aménagement n'est concevable : il faut que l'un d'eux triomphe et que l'autre soit anéanti. Voyez Céline : sa vision de l'univers est catastrophique ; le Juif est partout, la terre est perdue, il s'agit pour l'Aryen de ne pas se compromettre, de ne jamais pactiser. Mais qu'il prenne garde : s'il respire, il a déjà perdu sa pureté, car l'air même qui pénètre dans ses bronches est souillé. Ne dirait-on pas la prédication d'un Cathare ?
  Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il était payé. Au fond de son cœur, il n'y croyait pas : pour lui il n'y a de solution que dans le suicide collectif, la non-procréation, la mort. D'autres - Maurras ou le P.P.F. - sont moins décourageants : ils envisagent une longue lutte souvent douteuse, avec triomphe final du Bien : c'est Ormuzd contre Ahriman. "
 (Céline et l'Actualité 1933-1961, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, janvier 2003, p. 382).

 
 

 


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              HISTOIRE D'UNE ARRESTATION.

 En fait, il a été reconnu et dénoncé anonymement dès le 1er octobre 1945 à l'ambassade de France qui réclame son extradition. " Le dimanche 16 décembre 1945, le quotidien danois Politiken publiait en première page l'information suivante :

                                  " UN NAZI FRANCAIS SE CACHE A COPENHAGUE
                                       Il s'agit de l'écrivain Céline qui a fui avec
                                                 le gouvernement de Vichy

                                  Paris, samedi,
Politiken, de source confidentielle. 
                                      Le journal Samedi-Soir rapporte que l'écrivain
                                  Céline vit comme réfugié politique à Copenhague.  
                                Céline est célèbre pour son roman
Voyage au bout
                                de la nuit ; il fut durant la guerre un nazi et un anti- 
                                sémite acharné. Ses livres antisémites ont donné à
                                penser que cet homme était pratiquement fou.
                                   Après la guerre, il s'est réfugié avec le gouverne-
                                ment fantôme de Vichy à Sigmaringen, où il a renié
                                toute son œuvre antisémite, et il a réussi à gagner
                                le Danemark, où il vit chez une Danoise et où il don-
                                ne des consultations gratuites. "
(1).             

 A la suite de cet article, " le 18 décembre 1945 [en réalité le 17], Céline et sa femme furent arrêtés, de nuit, par des policiers en civil (2) ". " Céline ne crut pas une seconde à l'arrestation [...]. Il était persuadé en revanche que les communistes et les résistants danois le recherchaient pour l'assassiner (3)."
 
Pour échapper à ceux qu'il croit être des tueurs, il tente, armé d'un petit pistolet, de fuir par les toits. " Notre escalade de Ved Stranden, Lili, moi, Bébert, les toits les gouttières... les poulets armés, méchants feux braqués... Cache-cache autour des cheminées... Noël 1945 !... (4) "

  Cela ressemble à la séquence vaguement impressionniste d'un film noir des années 40 : la silhouette du fugitif armé qui se découpe en ombre chinoise, les vapeurs de brume qui montent dans la nuit, les tuiles glissantes et les cheminées ; dans l'escalier, la bousculade des flics en chapeau mou et imper mastic ; sur le pavé humide de la rue les traction avant noires attendent moteur tournant... Les décors pourraient être d'Alexandre Trauner, la mise en scène, elle, manque un peu d'imagination et accumule les clichés. La même histoire racontée par Lucette, prend un tour encore plus dramatique : - " Des hommes armés mais sans uniforme étaient arrivés au milieu de la nuit. Elle [Lucette] n'était pas sûre qu'ils fussent de la police comme ils le disaient ; elle pensait qu'ils pouvaient être de simples assassins.
  Elle les avait tenus dehors jusqu'au moment où ils avaient enfoncé la porte ; alors elle était montée sur le toit et avait menacé de se jeter dans la rue. Cependant Céline qui fouillait dans ses poches pour leur montrer certains papiers, était soupçonné de chercher un révolver. Ils avaient menacé de les fusiller sur l'heure.
(5) "

  En réalité, ni l'un ni l'autre n'a jamais franchi la rambarde de la lucarne, personne n'a grimpé sur le toit, Céline a fini par ouvrir la porte et se rendre aux policiers. Pour un témoin danois, cette arrestation est : " une pantalonnade ! Céline en chemise, tremblant de tous ses membres, sa femme qui criait à la fenêtre ! Un gros scandale. Ah ces Français, toujours légers ! (6) "

(1) Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline ?, Plon, 1975.
(2) Henri Godard, notice de D'un château l'autre.
(3) François Gibault, Céline 3, Cavalier de l'Apocalypse.
(4) D'un château l'autre.
(5) Frédéric Vitoux, La Vie de Céline, Grasset, 1988.
(6) Birger Bartholin, cité par Henri Thyssens, Tout Céline n°5, Liège, 1990).

(Emile Brami, Céline, Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple..., Ecriture, 2003).

                                 

                                   

 

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           LA MORT DE ROBERT DESNOS.

 La mort tragique de Robert Desnos a longtemps été imputée à l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Légende noire véhiculée avec un certain succès dans nombre de publications consacrées au poète... Qu'en est-il ?...
  La première rencontre entre les deux hommes aurait lieu le 14 mai 1936 lors d'un dîner chez Bernard Steele, l'associé de Denoël. Etaient présents, Steele et sa femme, Denoël, Céline, Antonin Artaud, Robert Desnos et sa femme Youki et Carlo Rim qui relate cette soirée.

 Comme d'habitude Céline assure une partie du spectacle. La conversation tourne autour de son antisémitisme. Artaud évoquera le sujet avec Céline, mais aucun incident est remarqué. On ignore si Céline et Desnos se sont revus par la suite. Il est probable que les choses en soient restées là. Il est possible que Desnos, à l'identique des autres surréalistes, ne goûtait guère les textes de Céline et la réciproque était certainement valable.

 Depuis juillet 1940 Robert Desnos écrivait dans Aujourd'hui, un journal collaborationniste financé par les Allemands. De juillet à novembre le rédacteur en chef était Henri Jeanson. Estimé relativement critique vis-à-vis de Vichy, il est remplacé en novembre par Georges Suarez, plus en phase avec le " rapprochement " franco-allemand de l'époque. Robert Desnos, qui faisait partie de l' " équipe Jeanson " reste et poursuit ses rubriques sur la vie culturelle, la littérature, la musique, le cinéma, etc. Il occupe même le poste de " chef des informations ", ce qui lui permet d'obtenir des informations importantes, voire confidentielles. On note que Desnos et Suarez entretenaient une estime réciproque.

 La première " pique " de Desnos envers Céline remonte au 16 décembre 1940. Ce jour-là, il publie un article très critique du livre de Hans Carossa, Les Secrets de la maturité : " Je connais peu de livres aussi détestable que celui-ci. Il est à l'orgeat ce que Céline est au vitriol... " Il n'y aura aucune réaction de la part de Céline. Il n'a pas dû lire l'article, et s'il l'avait lu la pique aura été jugée insignifiante.
  L'affaire commence réellement en mars 1941. Le 28 février Les Beaux draps sont publiés et Aujourd'hui en reçoit un exemplaire. Le 3 mars, Robert Desnos publie un article dans lequel Céline est pris à partie : " Le courrier qui souvent, fait bien les choses m'apporte en même temps deux volumes d'Henry Bordeaux et un livre de M. L.-F. Céline. Ainsi ai-je le choix entre la restriction et l'indigestion. C'est qu'en effet ces deux auteurs ont plus d'un point commun. Leur clientèle est à peu près la même et l'excès de l'un correspond aux déficiences de l'autre. Je trouve chez tous deux le besoin d'écrire pour ne pas dire grand-chose. En vérité si le premier a le souffle court, le second n'a pas de souffle du tout : il est boursouflé et voilà tout. Ses colères sentent le bistrot et en cela il est, comme beaucoup d'hommes de lettres intoxiqué, par la moleskine et le zinc.
 [...] Je n'ai jamais, pour ma part, pu lire jusqu'au bout un seul de leurs livres. L'ennui, l'ennui total me force à dormir dès les premières pages. Et tous les deux représentent les éléments principaux de notre défaite par l'injustice même de leur succès. [...] Brave homme l'un, brave gars l'autre ? Je veux bien... Mais à quoi bon... à quoi bon les lire ? Je vois bien pour qui ils écrivent. Je ne vois pas pourquoi. "

  C'est par voie d'huissier, que Céline fait parvenir un " droit de réponse " à Georges Suarez, qui sera publié le 7 mars : " Votre collaborateur Robert Desnos est venu dans votre numéro du 3 mars 1941 déposer sa petite ordure rituelle sur Les Beaux draps. Ordure bien malhabile si je la compare à tant d'autres que mes livres ont déjà provoquées - un de mes amis détient toute une bibliothèque de ces gentillesses. Je ne m'en porte pas plus mal, au contraire, de mieux en mieux. M. Desnos me trouve ivrogne " vautré sur moleskine et sous comptoir ", ennuyeux à bramer, moins que ceci... pire que cela... Soit ! Moi je veux bien, mais pourquoi M. Desnos ne hurle-t-il pas plutôt le cri de son cœur, celui dont il crève inhibé... " Mort à Céline et vivent les juifs ! "
  M. Desnos mène il me semble une campagne philoyoutre (et votre journal) inlassablement depuis juin. Le moment doit être venu de brandir l'oriflamme. Tout est propice. Que s'engage-t-il, s'empêtre-t-il dans ce laborieux charabia ? Mieux encore, que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature face et profil, à la fin de tous ses articles ! La nature signe toutes ses œuvres - " Desnos ", cela ne veux rien dire. "

 En évoquant la publication de son profil, Céline suggère que le journaliste est juif et que Desnos est un pseudonyme qui cache un nom forcément suspect. Mais Desnos n'est pas juif. Il est né à Paris en 1900 et l'origine de sa famille, comme celle des Destouches soit dit en passant, se perd entre la Bretagne et la Normandie.
 Comme d'usage, le dernier mot revient à Desnos : " La réponse de M. Louis-Ferdinand Destouches, dit " Louis-Ferdinand Céline ", est trop claire pour qu'il soit nécessaire de commenter chaque phrase. Au surplus, les lecteurs n'auront qu'à se référer à mon article de lundi dernier. Je crois utile cependant de souligner la théorie originale suivant laquelle un " critique littéraire " n'a qu'une alternative : ou crier " mort à Céline " ou crier " mort aux juifs. "
  C'est là une formule curieuse et peu mathématique dont je tiens à laisser la responsabilité à M. Louis Destouches dit " Louis-Ferdinand Céline. "
 
En fin d'article, il rappelle incidemment à son adversaire qu'il écrit sous son vrai nom, en signant : " Robert Desnos, dit " Robert Desnos. "

 L'affaire en restera là. Desnos ne sera pas inquiété, les Allemands étaient plus affairés à traquer les " vrais " juifs qu'à écouter les élucubrations de Céline. Il continuera à écrire et à publier ses articles dans Aujourd'hui.
 Le 22 février 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté. Non pour l'article de Céline paru trois ans auparavant en 1941, mais pour ses activités de résistant. En juillet 1942, Robert Desnos avait rejoint le mouvement Agir, où il publiait des articles sous le pseudonyme de " Cancale ". Sa position à Aujourd'hui lui permettait d'obtenir des informations qu'il transmettait ensuite à son réseau.
  Qui a dénoncé Desnos ? On l'ignore encore à ce jour, mais ce n'est certainement pas Céline qui ne savait rien du tout des activités clandestines du poète...

 Après l'arrestation de son mari, Youki Desnos interviendra auprès de Suarez pour obtenir sa libération. Ce dernier écrira une longue lettre à l'officier allemand dont dépendait le sort du poète et se portera même garant de sa moralité collaborationniste. L'intervention échouera de peu et Desnos sera déporté à Buchenwald (le camp des déportés politiques). Preuve qu'il existait un lien d'estime entre les deux hommes, Georges Suarez obtiendra que le salaire de Desnos soit versé à sa femme. En retour, celle-ci témoignera en sa faveur lors de son procès en octobre 1944. En vain, puisqu'il sera fusillé dès novembre.
  Robert Desnos ne reverra jamais la France et mourra du typhus le 8 juin 1945, au camp de Terezin, à 60 km au nord de Prague, où il avait été déporté après l'évacuation de Buchenwald par les nazis.

 Objectivement, aucune preuve concrète n'a jamais établi de lien entre Céline et les causes de la déportation de Desnos. Ce qui n'empêchera pas la légende de prospérer. Fin 1945, alors que Céline est à la merci d'une extradition en France, il n'est fait aucune mention du décès de Desnos. Idem pendant toute la procédure judiciaire qui s'étendra jusqu'en 1951. Desnos est le grand absent des reproches faits à Céline.
  Les nombreuses recherches faites de part et d'autre disculpent Céline. Depuis longtemps ses biographes battent en brèche cette accusation. En 2001, Jean-Paul Louis publie " Desnos et Céline ", le pur et l'impur, le plus long article sur le sujet. La conclusion est connue... Il en sera de même de la part des biographes du poète. Au début des années 2000, Marie-Claire Dumas, présidente de l'Association des amis de Robert Desnos, a reconnu que Céline n'était pas à l'origine de l'arrestation du poète. En 2007, dans sa biographie de référence consacrée à Desnos, Anne Egger statue définitivement sur l'affaire en écrivant : " Les altercations publiques avec Céline remontant à 1941 et avec Pierre Pascal en 1942 sont bien trop anciennes pour imaginer une dénonciation de leur part, bien que la rumeur ait souvent accusé Céline. "

 L'affaire semble définitivement close. Mais depuis 2002, dans le guide vert Michelin consacré à la ville de Prague, le lecteur peut lire p. 265 cette référence à Robert Desnos : " Résistant, il publia sous un pseudonyme des articles antinazis dont Louis-Ferdinand Céline le désigna pour auteur. Arrêté et déporté à Buchenwald, il fut transféré au ghetto de Terezin où il mourut."
 
La légende noire de Céline n'a pas fini de faire vendre du papier...
 (David Alliot, Céline, Idées reçues sur un auteur sulfureux, Ed. Le Cavalier Bleu, 2011).

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  " La seconde " dénonciation ", qui aurait visé Robert Desnos n'est pas moins spécieuse et tordue que la première pour nos historiens (Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour). Pour ces deux historiens Céline est responsable de l'arrestation et de la mort de Desnos pour l'avoir dénoncé comme Juif aux Allemands.
 Résumons les faits. Le 3 mars 1941, dans Aujourd'hui, journal dirigé par Georges Suarez depuis décembre 1940 et qui sera fusillé à la Libération, Desnos compare Céline à Henry Bordeaux, se moque des Beaux draps et traite Céline d'ivrogne.
 Le 4 mars, par sommation d'huissier, Céline adresse un droit de réponse à Aujourd'hui, qui est publié le 7 mars. Il reproche à Desnos de mener une campagne " philoyoutre ", d'user d'un pseudonyme et le défie de publier sa photo de face et de profil.

 Ce n'était pas encore le temps des rafles et du port de l'étoile, mais Desnos pouvait perdre son emploi de journaliste, les Juifs de nationalité française ayant perdu, par décret de Vichy, leur statut de citoyen à part entière depuis le 3 octobre 1940. Catholique et breton, Desnos ne risquait rien, et Céline le savait l'ayant plusieurs fois rencontré. Desnos continua à écrire et à publier.
  Le 22 janvier 1943, dans Ciné-mondial, revue financée par l'Ambassade d'Allemagne, deux photos de Robert Desnos sont publiées, de face et de profil, pour illustrer un article à la louange de Desnos qui " fait partie de l'écurie Pathé dont le propriétaire est Borderie et l'entraîneur Marcel Rivet " : " Il a derrière lui un mont Blanc de poèmes, un Himalaya d'articles, des lyrics, des chansons, des commentaires de films, et il est recordman de slogan publicitaire radiophonique : quatre mille à son actif. "

 Desnos était entré dans la Résistance mais ne vivait pas clandestinement. Il sera arrêté le 22 février 1944, près de trois ans après l'affaire d'Aujourd'hui. Céline n'y était évidemment pour rien. En outre, depuis le 8 février Céline était à Saint-Malo, attelé à Guignol's band, et il y restera tout le mois. Mais pour nos historiens, par un jeu de ricochets, la légende perdure : Céline est à l'origine de l'arrestation et de l'horrible fin de Desnos. "
 (Manipulations, Eric Mazet, Année Céline 2017, p.253).
 


 

 

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            FOUDRES et FLECHES...

 C'est le destin des chapelles littéraires que de se quereller et de se jeter des anathèmes à la figure ; de se diviser, d'afficher les vieilles haines recuites, d'excommunier au moindre écart, et de faire valoir SA vérité au détriment de celle des autres. [...] Depuis quelques semaines, le microcosme est secoué par une querelle picrocholine dont il a le secret, et qui oppose le sieur Eric Mazet - bien connu des lecteurs de Spécial Céline - à l'un de ses contempteurs. L'objet du litige ? Un article écrit par notre éminent célinien, qui n'a pas l'heur de plaire au directeur d'une revue concurrente.

  En 2011, le " directeur de la publication " de la revue Etudes céliniennes, puisque c'est de lui qu'il s'agit, demande à M. Eric Mazet de rédiger un article " critique " sur notre D'un Céline l'autre, tout juste publié aux Editions Robert Laffont. Pour plusieurs raisons, celui-ci décline l'invitation. La principale, c'est qu'il a apprécié cet ouvrage auquel il a participé de façon active et désintéressée. La deuxième raison de ce refus est que M. Eric Mazet est trop fin connaisseur des travers humains pour savoir ce qui se cachait derrière la demande d'un article " critique " par le directeur de la publication de cette revue. Ce dernier vouant une animosité certaine aux nombreux travaux sur Céline qui affichent une proximité avec le " grand public " et ses éditeurs, un article de la revue Etudes céliniennes se devait de rabaisser notre ouvrage à la piètre valeur qui est intrinsèquement la sienne.

[...] Mais le crime suprême d'Eric Mazet est d'avoir rédigé en lieu et place de l'article demandé, un article " critique " du dernier ouvrage paru du directeur de la publication de la revue Etudes céliniennes, publié sous le titre Accueil critique de " Bagatelles pour un massacre ", par les Editions Ecriture en 2010, et de le lui avoir envoyé pour avis !
 Dans ce long article, solidement charpenté et à l'argumentaire consistant, Eric Mazet répond avec la méticulosité qui est la sienne aux affirmations proférées dans son introduction audit ouvrage. L'article est net, implacable. Mais en creux, on peut y lire une critique virulente des postures du directeur de la publication de la revue Etudes céliniennes.
 Ce n'est un secret pour personne que ce personnage se sert de Céline - et ce depuis de nombreuses années - comme d'un tremplin pour mieux s'affirmer dans certains cénacles intellectuels comme le " responsable " d'un fonds qu'il n'a pas constitué et qu'il gère de façon sélective et partisane.

 [...] Quand l'on décide de s'engager dans ce long travail de recherche que sont la vie et l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline, cela ne peut se faire sans de violentes contradictions. Céline est un génie, certes, mais un génie complexe, un génie controversé, et, disons-le, un génie antisémite. Depuis plus de cinquante ans, Céline déchaîne les haines et les passions. Eric Mazet explique qu'il a " bien des raisons personnelles de ne pas aimer Céline " et explique pourquoi. Nous aurions pu, nous aussi, écrire cette phrase et expliciter les nombreuses raisons personnelles et familiales qui nous auraient fait détester Céline. J'aurais pu évoquer mes aïeux sur plusieurs générations qui se battirent et moururent, " pour la France ", évoquer mes grands-parents qui militèrent du " bon " côté, lors du dernier conflit mondial, et qui terminèrent leur épopée glorieuse dans une geôle allemande pour l'une, et dans un camp de concentration pour l'autre.
  Je pourrais évoquer les nombreuses médailles, citations officielles, etc., qui couvrent les murs de la demeure familiale, et qui en remontreraient à beaucoup. Tout cela pour dire que des céliniens comme M. Eric Mazet et moi-même, sommes libres de lire ce qui nous plaît, sans entrave aucune, sans jamais recevoir ni accepter de leçons de morale de la part de résistants de la vingt-cinquième heure, de petits bureaucrates embusqués derrière leurs petits diplômes.

  Pour M. Eric Mazet et moi-même (et je l'espère de nombreux autres...), Céline nous fait rire. Céline nous fait voyager, Céline nous fait émerveiller. Céline est une passion, pas un plan de carrière universitaire, et nous le prenons tel qu'il est, pétri de contradictions, avec ses luminescences et ses malédictions. Céline, c'est la
littérature, c'est la vie, c'est aussi la mort. Et nous sommes las d'avoir à nous justifier.
 Mais cette attitude un tantinet altruiste déplaît. Et c'est là que se dresse notre Savonarole, notre " directeur de la publication ", dernier rempart de la civilisation contre l'abject qui sommeille en nous. Car, aux yeux de notre individu, toute personne qui lit Céline - voire, qui prend du plaisir à lire Céline - devient un personnage suspect qu'il convient de ramener à la raison première, où à exclure à force d'anathèmes.

 La revue Etudes céliniennes est à cette image. Un entre-soi d'individus " sûrs " qui se veulent idéologiquement irréprochables. Une coterie de personnages - toujours les mêmes - qui s'auto-congratulent, s'auto-publient, s'auto-critiquent, s'auto-satisfassent, et qui s'auto-invitent dans les colloques... Dans ce monde clos, l'apport extérieur est considéré comme une menace, la vulgarisation comme une insulte, la commercialisation comme un déshonneur. Ce qui peut expliquer pourquoi cette revue à la sinistre couverture ne trouve guère plus de cent acheteurs et n'a guère apporté à la connaissance de notre écrivain favori, si ce n'est les articles de M. Eric Mazet justement, et de quelques autres.

 [...] Enfin, puisque la vie et l'œuvre de Céline déplaisent tant à certains : puisque Céline est un auteur contestable, nuisible, honteux, dangereux : puisqu'ils ne l'aiment pas, voire le combattent, avec des arguments plus ou moins fallacieux, puisque c'est un salaud... Que ne se déchargent-ils pas de ce poids si lourd qui pèse sur leur conscience ? Que ne vont-ils pas voir ailleurs ? La vie est belle, mais courte, et le monde littéraire est vaste. Ils seront ainsi libérés de ce venin qui empoisonne leur existence ; et la notre par la même occasion.
  Nul doute qu'ils trouveront des auteurs plus conformes à leurs idées, leurs opinions. Cela apaiserait tout le monde. Qu'ils laissent les vrais amateurs ( " ceux qui aiment " ) travailler sereinement à leur auteur favori, sans s'encombrer d'oisifs qui passent leur temps à dénigrer celui des autres.
  Nous n'avons pas besoin de Torquemadas, Savonaroles, et autres Fouquier-Tinvilles de la pensée. Nous n'avons pas besoin de " gardiens de la révolution ", ni de " ministère du vice et de la vertu ". Nous sommes adultes et responsables, nous savons travailler, débattre entre nous y compris sur des sujets " délicats " sans recevoir des leçons de morale.
  Nul doute que ces tristes sires trouveront des cieux littéraires plus cléments, loin des fumées noires des usines de La Garenne-Rancy. Nous leur souhaitons bon vent.
 (David Alliot, Polémique, Spécial Céline n° 9, mai-juin-juillet 2013, p.9).

 

 

 

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           TALENT et GÉNIE... DESTRUCTEUR.

 A bord de La Malamoa, amarrée près du pont de la Concorde, plusieurs fois par semaine, je descendais voir les récents tableaux de mon ami Henri Mahé, écouter sa femme Maggy jouer du piano, m'intégrer à cette vie ardente d'alors.
  Louis-Ferdinand Céline était très souvent là. C'est ainsi que, l'écoutant plus fréquemment que je ne discutais avec lui, je me suis fait une opinion sur ce qu'il était ; un blessé du cœur, de corps, de l'esprit. Un être tout d'amour brûlant pour ses semblables, mais incapable de leur pardonner de n'être qu'eux-mêmes, de n'être ni assez beaux, ni assez bons, pour sa grande âme souffrante.
 Vouloir la perfection, cela ferait crier. Les cris de Céline m'ont toujours exaspérée. Je comprends qu'il ait crié. Il y a de quoi. Mais je ne puis lui pardonner de ne pas avoir eu un talent constructeur en plus de son génie destructeur.

 J'essayais, malgré ma jeunesse, ou plutôt à cause de ma jeunesse, de faire admettre à cet amateur de picpoul, car il parlait volontiers, combien l'ordre était supérieur au désordre, nécessaire au pays. J'essayais de le convertir aux idées royalistes. Est-ce que Léon Daudet, dans son éditorial de L'Action française, avec son objectivité coutumière, n'avait pas été le premier à signaler le Voyage au bout de la nuit comme un chef-d'œuvre, mais aussi réclamé " Ariel après Caliban " ?
- " Non mais, Henri, elle est marrante ! C'est une vraie poison ! Et elle est convaincue, c'est le plus drôle ! "

 Céline professait le communisme. Henri aurait bien rejoint mes idées. Mais Céline le mettait à même de voir toutes sortes de documents sur l'imbécilité, la traîtrise et la concussion des royalistes. Henri devenait anarchiste. J'en étais triste. Elizabeth Craig, la maîtresse de Céline, assistait aux débats, belle de cette beauté qui coupe le souffle. Elle portait alors de longs cheveux rouges tombant sur ses épaules. Que faisait-elle avec cet homme mal habillé, qui n'en semblait pas même jaloux ? L'homme s'était déguisé une fois pour toutes, enfermé dans une armure qui, peut-être l'empêchait de recevoir les coups que sa sensibilité aurait rendus mortels, mais qui, sans aucun doute, le blessait aux entournures.
- " Pas de sentiments ! Pas de jalousie !  C'est vulgaire et c'est cul ! "

  Si j'en veux à Céline, c'est aussi parce que l'accueil d'Henri Mahé a toujours été parfait pour lui, et donnant l'impression de l'apprécier, Céline le lui a mal rendu. Il débordait de mots grossiers, de descriptions horribles de plaies, de pus, de sanies, de banlieues, de misères, de cas pathologiques, de forfaits, d'impostures, et il avait l'air de se plaire beaucoup sur la péniche. Je le vois, ramassé sur lui-même, affalé dans un fauteuil en tubes chromés et toiles rouges, se détachant sur le décor bleu d'Outremer clouté d'étoiles d'or du salon de La Malamoa, avec sa figure ravagée de moine espagnol, parlant, toujours, parlant des pauvres gens pour qui tout est peine et misère, et, juste au moment où il allait s'attendrir, ricanant, abandonnant son registre sourd, sa voix introvertie, pour un vocero scandé de gros mots et de sentences amères.
  Ces réunions valaient celles que décrit Balzac chez Tullia. Henri Mahé polarisait, par sa générosité, son verbe imagé, sa drôlerie, les personnalités les plus pittoresques, des parasites aussi, et les vedettes les plus talentueuses.

  On rencontrait Germaine Tailleferre, Beby le clown, le Prince d'Urach, le baron Surcouf, des gars du Milieu, des Maîtres du Barreau, pas toujours exemplaires, des actrices, Nane Germon et Polaire, des industriels importants, des littérateurs et de très jolies femmes. Céline s'y plaisait. Il apporta un jour le manuscrit de son roman pour connaître l'avis de son ami. Henri Mahé lui présenta les plus grands artistes et composa un merveilleux portrait d'Elizabeth Craig.
  Lisez le chapitre consacré au peintre sur sa péniche, " aux environs de Toulouse " dans le Voyage au bout de la nuit. Vous comprendrez pourquoi j'en veux encore à Céline, quoique dans Bagatelles pour un massacre, il ait tout de même proclamé : " Il y a deux peintres à Paris : Gen Paul et Mahé ! "
  Hommage aux fresques du cinéma Rex et du Balajo, mais aussi hommage à son ami breton, à ses rêves et à son verbe, sa générosité de grand seigneur. Hommage du sombre Caliban au doux Ariel...
 (Hélène Gallet, Paris. 1962, in Spécial Céline n°6, p.66).

 

 

 

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                  L'AFFAIRE HINDUS...

 Le 20 juillet 1948, Milton Hindus (1916-1998), jeune professeur de littérature à Chicago, juif américain originaire du Bronx, débarquait en gare de Korsor du train de Copenhague. Céline et Lucette l'attendaient sur le quai : il venait rendre une visite amicale à l'homme avec lequel il avait échangé une importante correspondance littéraire depuis le début de l'année 1947. Après avoir été le surprenant thuriféraire, en 1945, dans une revue littéraire, The Angry Penguins, du quatrième pamphlet, Les Beaux draps.

 Quand Hindus arrive au Danemark, la situation de Céline a beaucoup changé. l'extradition était exclue. Céline est protégé par Mikkelsen, Seidenfaden et Federspiel. Korsor était un petit port à l'abri des tempêtes. En France, Céline avait désormais un avocat pour défendre ses intérêts, et on parlait de supprimer la Cour de justice. Milton Hindus était une monnaie qui n'avait plus cours et son instrumentalisation n'avait plus d'objet. Quant à la qualité de la relation humaine avec l'Américain, Céline la jaugea à l'aune de son expérience des hommes : Milton Hindus était venu " chercher à faire la vedette " - ce que son comportement ultérieur démontrera d'ailleurs. Comment imaginer que ce jeune professeur traverse l'Atlantique pour des terres inconnues, afin simplement de parler littérature ? Il avait en réalité un projet éditorial, car il disposait d'une remarquable correspondance de Céline ; il lui suffirait de prendre des photographies, ce que Céline lui refusera, et de recueillir une série d'entretiens intimes auprès de l'écrivain maudit, et pourquoi pas une repentance ? Hindus venait de postuler à l'université juive de Waltham (Massachussetts), la Brandeis University, ce qu'il ne révèlera à Céline qu'après son départ du Danemark.

  Céline, en fait, a été immédiatement déçu par l'indigence intellectuelle d'Hindus et son mauvais maniement du français " Je l'ai trouvé trop idiot à première vue, il se venge - il cherche la vedette comme tous ! " Le 1er août, il écrit à Marie Canavaggia : " Hindus est une espèce de rabbin imbécile amoureux d'Hitler ! Quelle fatigue !... Il en est à décortiquer Zola ! au baba ! Il me fout de ces migraines ! Je n'ai plus de patience. Mais l'engueuler me fatigue aussi. Il ne comprend rien et ne comprendra jamais rien. "
 Même les sujets littéraires tournent court, se réduisant chez Céline à la provocation ou au paradoxe. Tous deux ont compris qu'ils n'avaient plus rien à se dire. Hindus quitte Korsor le 13 août 1948.

 Déçu de n'avoir pu battre monnaie avec l'écrivain antisémite et d'en avoir été réduit à recueillir des ragots - ce que Céline lui reprocha dès le 9 août - ; déçu de ne rapporter qu'un maigre butin au lieu du grand livre dont il rêvait, ne pouvant alors publier les magnifiques lettres de Céline, sans l'autorisation de celui-ci, sous peine de poursuites judiciaires, et sachant qu'elles étaient la seule richesse du livre que nous connaissons aujourd'hui, Hindus va donc se venger, et, comme il l'annonce rageusement, venger " sa race ".
  Il n'hésitera donc pas à comparer Céline à Hitler : " Il est plus permanent et important qu'Hitler parce qu'il est plus obscur que lui ". " La débâcle française de 1940 fut préparée autant par le Voyage au bout de la nuit et Bagatelles pour un massacre, que par Mein Kampf ".

 Hindus annonce par la suite à Céline le projet de son essai, vers le 15 février 1949, sous le premier titre Céline, le monstrueux géant. Hindus demande surtout à Céline l'autorisation, contre paiement, de publier ses lettres. On comprend la méfiance et le refus de Céline. Celui-ci ne réagit pas outre mesure. Le 4 mars, Céline demande à Albert Paraz d'envoyer à Milton Hindus Le Gala des vaches : " c'est le prof qui me défend là-bas ". Apparemment Céline n'a pas encore lu le livre d'Hindus et il est prudent.
  Sur la recommandation de son éditeur, Hindus envoie à Céline les épreuves. La fabrication semble répondre alors à une certaine urgence, celle du procès de Céline, qui est annoncé par la presse.
  Hindus date son introduction du 18 août 1949. Sans doute révèle-t-il la véritable raison de son voyage quand il écrit : " En Céline ce n'est pas seulement l'artiste, c'est aussi le pamphlétaire qui m'attirait ".
  Dans l'épilogue, il justifie son projet : " Je publie ce livre [...] parce qu'il constitue, après dix ans, une réponse à la polémique que Céline a livrée à ma race. [...] Mais il n'écrit pas alors ce qu'il ajoutera dans la traduction française : " Six millions de Juifs d'Europe sont morts. Mais mon témoignage entrera dans l'histoire de leur martyre ".

  Sans doute alors envoie-t-il son ouvrage à Céline. Le 23 août, dès la première lecture, Céline lance à Hindus : " Soyez heureux ! Votre livre est aussi méchant que possible ! Il va me faire tout le tort possible ! " Céline était tout à fait conscient du tort que pouvait créer ce livre s'il était publié avant l'audience de son procès.
 Le 24, Céline écrit à Paraz : " Déjà un ignoble juif Milton Hindus qui est venu me voir cet été, ici - essaye en ce moment de sortir en Amérique un pamphlet en ce sens ! "
  Pour Céline, pas de doute, c'est un pamphlet. Les écrivains ou journalistes américains comme Henry Miller et Alfred Kazin ne s'y sont pas trompés. Le 25, Céline menace l'universitaire de procès, ce qui met fin au projet de publier les lettres : " Je suis obligé de vous prévenir que si vous faites publier le livre dont vous m'envoyez le projet je vous intenterai immédiatement un procès devant la justice américaine [...] Vous m'envoyez au surplus une lettre où vous me proposez de l'argent ! Pour la publication de je ne sais quelles lettres ! etc. "

 Le 30, auprès de Paraz, Céline conscient des répercussions possibles au Danemark, se fait précis et virulent : " " Ah oui l'Hindus celui-là encore une fameuse ordure ! [...] Il a été ramasser les ragots chez les potes de Paris, et un bavacheur de Copenhague. Il fait de l'anti anti-sémitisme à retardement - En voilà un qui me veut à toute force bouffeur de juif - Il joue les David. Au demeurant un parfait imbécile au physique de Buster Keaton encore plus ahuri - et au dedans - Babitt + Judas. Il veut venger Buchenwald maintenant sans aucun risque. Il s'est planqué pendant toute la guerre. En plus évidemment grand ami de Sartre. Il a bourré son manuscrit de mensonges provocateurs propres à me faire foutre à la porte du Danemark [...] Le tout enrobé de louanges imbéciles bien sûr pour faire impartial ".

 Céline va écrire plusieurs lettres au président de la Brandeis University. La première date sans doute de novembre 1949 : " Monsieur le Président, Je suis terriblement désolé de devoir vous ennuyer en mentionnant un si petit et grotesque incident - la cause en est une plaisanterie stupide de M. Milton Hindus. Mais je ne peux m'en empêcher, puisque l'auteur de ce dérangement, l'un de vos professeurs, ne m'a donné ni explication ni réponse. Sans doute savez-vous que Milton Hindus a rapporté de son voyage en Europe une histoire très méchante à propos de la visite qu'il m'a faite en exil, où il a supplié qu'on le reçoive.
 Un méchant conte, mensonger, et de plus complètement idiot. J'impute à M. Hindus ce mensonge total. Inventions calomnieuses, haine, et haine idiote - il ne manque rien là-dedans. J'ai prévenu Hindus que si cette fable paraissait en Amérique, je lui ferais immédiatement un procès en diffamation. J'ai pris toutes mes dispositions à cet effet. Hindus a laissé à toutes mes connaissances ici l'impression qu'il était un goret et d'une nature complètement sauvage. Mais il est certainement vaniteux, jusqu'au délire, et désespérément avide qu'on parle de lui. Je n'ai pu le recevoir. J'étais malade. Il a beaucoup ennuyé ma pauvre femme. Il ne parle pas un mot de français. Comment peut-il se permettre de juger mes livres et ma personne ?
  Je vois dans son essai laborieux un effort de spontanéité qu'il confond évidemment avec de l'originalité. C'est lamentable. En français, il ne connaît pas la différence entre " un mauvais goût " et " le mauvais goût " ! Il me fait trahir Stendhal ! Il est crasse d'ignorance et de prétention. Je vous laisse juge de la façon indécente dont il traite les femmes dans son livre, en particulier ma femme, et de la façon lâche avec laquelle il me fait insulter le Danemark qui m'a donné asile... Un provocateur n'agirait pas autrement. Sont-ce là les manières d'un professeur en vacances ?
 Je voulais, Monsieur le Président, attirer votre attention sur ce fait avant d'en appeler au jugement des cours américaines. Car, tout ceci, étant dit, ce manuscrit contenant ces ordures a déjà beaucoup trop circulé en Amérique, tant pour la réputation de votre Université que pour la mienne, et pour les délices venimeux de M. Hindus...
    Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma haute considération.

 Hindus modifie le titre de son livre qui devient The Crippled Giant. Cherchant manifestement à nuire à Céline il engagera une course contre la montre avant le procès qui est prévu pour le 21 février 1950. C'est vers le 15 janvier que The Crippled Giant est imprimé à New York. Sur la jaquette en couleurs : photo de Milton Hindus vu de profil. Dernière de couverture : photos d'identité de Céline et d'Hindus, réflexions d'Henry Miller sur le livre.
  Céline pousse Marie Canavaggia à retrouver la préface d'Hindus à Mort à crédit et à l'envoyer au journal Combat, qui serait prêt à la publier. Le 19 janvier, Combat, le journal d'Albert Camus, au grand crédit moral et intellectuel, publie des extraits de la préface d'Hindus à Mort à crédit sous le titre : " Un Juif témoigne pour L.-F. Céline ".
  Est-ce Maurice Nadeau ou Pascal Pia, tous deux admirateurs de Céline, qui sont à l'origine de cette publication ? Céline a obtenu ce qu'il souhaitait. Le Monde Juif et Le Temps retrouvé s'indignent. Le 26 janvier, Combat peut publier les vives réactions de la préface d'Hindus sous le titre : " D'autres Juifs témoignent contre L.-F. Céline ". Trop tard. Céline divise les Juifs. Sous la direction de Maurice Bismuth, et avec Paul Lévy, directeur de Aux Ecoutes, une " Association d'Israélites pour la réconciliation des Français " se crée et témoigne à décharge pour Céline.

 Le 21 février 1950, la Cour de justice condamne Louis Destouches, par contumace, à un an de prison, à 50 000 francs d'amende, à la dégradation nationale et à la confiscation de ses biens à concurrence de la moitié. Il est déclaré en état d'indignité nationale.
 Sous le masque faussement amical de l'intellectuel épris de tolérance, le jeune Hindus s'est comporté en délateur animé par des intérêts personnels. Reconnaissons-lui, cependant, le mérite d'avoir provoqué une admirable correspondance, peut-être la plus importante pour la compréhension de l'art poétique de Céline.
  (Images d'exil, Klarskovgard, 1945-1951, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Du Lérot, 15 juin 2004).

 

 

 

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                 CELINE A KRANZLIN - LE TEMOIGNAGE D'ASTA SCHERZ.

 Après avoir quitté Montmartre le 17 juin 1944, Céline et Lucette Destouches sont installés à Baden-Baden dans le Brenner's Park hotel. Souhaitant gagner le Danemark au plus vite, ou du moins, se rapprocher de la frontière, Céline accepte l'offre du docteur Hauboldt, qui leur propose un hébergement dans le château des Scherz, situé en Prusse, à 60 km au nord de Berlin.
  D'août à octobre 1944, Céline, Lucette et Robert Le Vigan passeront plusieurs mois chez les Scherz, avant de rejoindre le dernier gouvernement de Vichy, qui venait d'être installé à Sigmaringen par les Allemands. Ces mois passés dans le château prussien fourniront la trame principale de
Nord, le dernier roman publié par Céline de son vivant.
  Mais au moment de sa rédaction, Céline n'avait même pas pris la peine de masquer les noms de ses anciens hôtes, les croyant décédés peu après l'arrivée de l'Armée rouge. En 1962, soit un an après la mort de l'écrivain, Asta Scherz, bien vivante, découvre le roman de Céline, et porte plainte. Le correspondant allemand de
Paris-Presse
(1) l'interroge sur le séjour du docteur Destouches dans son château.

  " J'irai à Paris, s'il le faut, pour connaître les résultats de mon action en justice ", nous dit Mme Asta Scherz, 60 ans, dans son petit appartement du 11, Goertz Allee, à Berlin. Elle est décidée à faire le maximum pour sauver l'honneur de sa famille. Elle a remis entre les mains de son avocat, le Dr Fromm, une plainte en diffamation contre les Editions Gallimard qui publièrent Nord, de Louis-Ferdinand Céline, dans lequel Mme Scherz s'est reconnue.
  " C'est en lisant une critique de Maurice Nadeau dans un journal français que j'ai appris l'existence de ce livre, nous a dit Mme Scherz. J'ai acheté Nord à la librairie française de Berlin-Ouest et je me le suis fait traduire. C'est alors que j'ai vu que ce M. Céline avait écrit sur moi et sur ma famille de véritables horreurs. "

  En 1944, fuyant précipitamment le territoire français sur les talons de la Werhmacht en déroute, Céline et son ami le comédien Le Vigan s'étaient retrouvés en Allemagne, dans le domaine de la famille Scherz, dans la province de Brandebourg.
   " Il habitait dans la ville du domaine, raconte Mme Asta Scherz. Il vivait sous son vrai nom, le docteur Destouches. Je l'ai vu, en tout, trois fois pendant son séjour. Il n'a jamais eu aucune relation avec ma famille. Il ne s'entretenait qu'avec trois prisonniers français, dont l'un était notre jardinier. Ce monsieur est resté dans le domaine d'août à octobre 1944. Nous ne nous sommes jamais adressé la parole, d'une part, parce que je ne connais pas un mot de français, d'autre part, parce que ce personnage ricaneur nous faisait à tous l'effet d'un charlatan. "

 Peu après, Céline partait pour la Suède [sic, pour le Danemark], tandis que les Scherz, chassés de leur domaine, en 1945, par les Russes, se retrouvaient finalement à Berlin-Ouest.
  La famille Scherz avait possédé le domaine pendant cinq générations. Asta Scherz est la fille d'un général-major. Quant à son mari, il avait appartenu au parti national-socialiste, puis à la SA jusqu'en 1935, date à laquelle il fut frappé de poliomyélite. Il devint par la suite entièrement paralysé et c'est dans cet état que le vit Céline. Depuis, Eric Scherz est mort en 1949 d'un cancer à l'estomac, à l'âge de 60 ans. La famille est actuellement composée de Mme Asta Scherz, 60 ans, de son fils Udo, 23 ans, et de sa fille Anne-Marie, 30 ans.

  La famille Scherz avait presque oublié ce docteur français traqué, qui avait passé trois mois auprès d'eux sans leur parler, quand Asta Scherz eut sous les yeux une traduction de Nord. Les noms étaient à peine changés, mais les lieux étaient bien les mêmes, ainsi que les personnages.
  C'est ainsi que Mme Scherz se vit décrite sous le nom d'Isis Chertz, comme une demi-mondaine peu farouche qui tentait d'empoisonner son mari pour hériter du domaine.
 Quant au mari lui-même, il était présenté comme une sorte de demi-fou, tandis que le beau-père menait avec des prostituées polonaises d'effarantes bacchanales.
 " Je ne comprends pas ce qui a pu pousser cet homme à écrire ce livre affreux et à raconter ces choses sur nous, dit Mme Scherz. Il devait être fou, ce n'est pas possible ! "

  Asta Scherz vit maintenant très chichement dans un petit appartement meublé de deux pièces. Elle est secrétaire dans une entreprise. Son fils Udo est diplômé de physique et sa fille conseillère fiscale à Hambourg.
  " Vous savez, précise Mme Scherz, que Nord est interdit à Berlin et dans toute l'Allemagne ? Je ne sais pas encore quelle somme je vais demander comme dédommagement. Mon avocat la fixera. En tout cas, une première action sera engagée ici, à Berlin, le 1er juillet. "
 
 
(1): Anonyme, " L'aristocrate prussienne qui poursuit l'éditeur de Nord en diffamation : " Ce monsieur Céline a écrit des horreurs sur moi. Nous l'avons vu trois fois. Il avait l'air d'un charlatan ". Paris-Presse L'Intransigeant, 3-4 juin 1962.

 (David Alliot, Spécial Céline n°2, septembre-octobre 2011).