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LA  MEDECINE.

 

 

 

 Grégoire Ichok (1892-1940),son supérieur au dispensaire de Clichy

 
Dès l'ouverture du dispensaire de Clichy, Grisha Ichak alias Ichok ou Ischok en fut nommé médecin-chef et Louis Destouches ne comprit jamais
qu'on lui ait préféré ce Juif qu'il disait n'être ni français ni médecin et certains affirmant qu'il en fit un abcès de fixation.
 Il fallait être de gauche pour exercer une fonction quelconque au dispensaire de Clichy. Louis, qui se rendit lui aussi en U.R.S.S. en 1936 parvint à s'y maintenir, malgré la publication de Mea Culpa (fin décembre 1936), jusqu'à la sortie de Bagatelles pour un massacre (28 décembre 1937). C'est le 10 décembre 1937 qu'il présenta sa démission à la municipalité communiste de Clichy.

Peu après la déclaration de la guerre, en pleine dépression, Grégoire Ichok avait quitté son appartement du 1 rue Gervex pour s'installer à Ville d'Avray chez Salomon Grumbach. Le 10 janvier 1940, après avoir pris une ampoule de cyanure dans la pharmacie du dispensaire, il s'était installé à la terrasse du Café des Sports, place Maillot. A midi il absorba le poison et succomba immédiatement.
 (François Gibault, Céline 1894-1932, Le Temps des espérances, Mercure de France, 1985, p.286).

 

 

 

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    Médecin forçat !

  Au 36 rue d'Alsace, à Clichy, les consultations ont lieu tous les jours de 13h30 à 15 heures, les mardis et vendredis de 21 heures à 22 heures, ce qui laisse au docteur Destouches du temps pour se rendre à Paris, fréquenter des laboratoires ou pour écrire.
 " Chimiste le matin " dira Mahé en évoquant son ami. De bonne heure, le docteur Destouches se rend certains matins à l'Institut
prophylactique, 36 rue d'Assas, fondé en 1916 grâce à la générosité du millionnaire américain Frank Jay Gould, et dirigé par le docteur Arthur Vernes, pour lutter contre les maladies vénériennes. Arthur Vernes (1879-1976) publiera en 1935 S.O.S. pour la défense de la race, préfacé par Alexis Carrel.
 Le docteur Destouches travaille également le matin au 38 boulevard Montparnasse, Paris XVe, à la rédaction de publicités pharmaceutiques pour le laboratoire de Romuald Gallier, un pharmacien, un ancien de 14, membre du conseil d'administration de la Biothérapie, qui a mis au point l'Arthémapectine Gallier, contre les hémorragies, et la Kidoline, contre le coryza aigu du nourrisson. Victor Vasarely réalisait pour lui des dessins publicitaires.

 A la fin de l'année (1928), Louis Destouches entre au service de la Biothérapie, 140 bis rue Lecourbe, laboratoires spécialisés dans les vaccins et la pâte dentifrice. Il y restera jusqu'à la publication de Bagatelles pour un massacre, mais dès avril 1933, son activité y sera réduite. La Biothérapie est dirigée par deux Israélites, Charles Weisbrem et Abraham Alpérine, qui se connaissaient depuis la Russie et la révolution. Pour  1000 francs par mois, le docteur Destouches est employé comme médecin de l'entreprise, mais surtout comme rédacteur médical. Il s'occupe de la publicité du dentifrice Sanogyl et les vaccins du " chercheur maison ", Alexandre Besredka.

 Sans doute Louis et Elizabeth accueillirent-ils après les fêtes de Noël la petite Colette, âgée maintenant de 8 ans. Le 1er janvier 1929, Louis Destouches entrera au dispensaire municipal de Clichy, lors de son inauguration, pour une vacation quotidienne de 17 heures à 18h30, au 10 rue Fanny. La direction en avait été confiée en septembre au docteur Grégoire Ichok. Louis Destouches entamait un nouvel épisode de sa vie romanesque dans la médecine sociale d'un dispensaire de banlieue communiste.
 (Céline en son temps, Spécial Céline n° 14, Eric Mazet, automne 2014, p. 34).

 

 

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   Corniauds vous avez tout gaffé !
 

 Vous avez pas traqué le vrai monstre ! le Céline, bouzeux il s'en fout ! Même que vous seriez plus hanteurs tracassiers, assoiffés, mille fois, que toute l'espèce d'Afrique, d'Asie, chacals, Amérique réunis, condors et dragons, il s'en gode ! C'est le Docteur Destouches qu'est sensible ! Vous y auriez effleuré le Diplôme, c'était du finish et la mort ! Mais là de cette tracasserie d'ombre, piteuserie d'hallali de fantôme, dépècerie de Lune m'outragerai-je ? Que je vous fouetterais tout ça plutôt ! que ça poulope encore plus oultre ! plus nombre ! ahane au spectre ! pisse, sue du sang, plus braillards ! dérate à la charge de pas moi ! A la Lune ! hyéneuse ! Que ça soye encore plus fumant, râlant, enragé ! Ecumez ! Ventremer ! Le cor ! Au cor ! que je vous en sonne ! et de la trompette ! et l'olifant !

 [...] Et votre Diplôme ?
 Ils me l'ont laissé les scélérats ! Ils me l'ôtaient je vous parlerais plus... Je serais à l'action l'heure actuelle ! le grand Soulèvement !... vous voyez pas les Ombres d'Honneurs ? L'Armée française, la grande, la garance, la 14 !... Ils m'infligeaient le final affront je retournais l'Europe à la charge ! Je culbutais les fiotes ! le vide général à ma voix ! les Steppes ! Moscou à la main ! et préservant tout ! clochetons ! Kremlin ! le reste ! brûlant rien ! juste au pompon ! à la tactique ! le coeur ! l'uniforme ! vous auriez vu ce travail s'ils m'avaient froissé mon Diplôme ! Ils peuvent un peu bénir le Ciel ! Ils me rejetaient dans le camp extrémiste !
 (Féerie pour une autre fois, Gallimard, Folio n° 918, avril 1985, p. 38).  

 

 

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 " Louis--Ferdinand CELINE à Saint-Germain-en-Laye " par Bernard GOARVOT

  Vous êtes à la Terrasse de Saint-Germain, au Pavillon Henri IV, par exemple, près du Pavillon Royal, sur le parterre, en 1935-36 lorsque Céline y écrivit Mort à Crédit. Droit devant vous, le quartier de la Défense, où n’existe plus la rampe du Pont : Louis-Ferdinand Destouches y naquit le 27 mai 1894 (enregistré à l’Etat-Civil le 28 mai : « né hier à 4 heures du soir »), de Ferdinand Auguste Destouches et Marguerite-Louise Céline Destouches. Sa grand-mère se nomme Céline Guillou, née Lesjean.

(…) Entrez à droite, et, toujours au Pavillon Royal, vous observez la chambre natale de Louis Dieudonné, dit XIV, dit Roi Soleil… Fleurs de lys sur fond bleu de roy… revoyons la signature du roy, volute, spirale, hélice, qui aimait à gagner Saint-Germain par la Seine, mené par des galériens de Rouen. Le jeune Céline connaît bien la région :

« On lui avait dit à ma mère, qu’elle pourrait tout de suite essayer sa chance au marché du Pecq et même à celui de Saint-Germain, que c’était le moment où jamais à cause de la vogue récente, que les gens riches s’installaient partout dans les villas du coteau…qu’ils aimeraient ses dentelles pour leurs rideaux dans les chambres, les dessus de lit, les jolis brise-bise… C’était l’époque opportune. » Mort à Crédit, p. 365 (Denoël et Steele, 1936).

 « Chère Bonne N… Voici longtemps que je n’ai rien reçu de vous ? Je suis à présent à Saint Germain à cause de l’air. Je n’y tenais plus à Paris ! Je vais seulement en ville pour mon travail (…) » (98 Rue Lepic)

(…) Le Docteur a accouché de son antisémitisme virulent et délirant. Lui qui avait accepté les coupes de la censure dans Mort à Crédit - voir en annexe un exemple d’auto-censure - tombe sous le coup de la Loi (le décret Marchandeau), doit polémiquer, démissionner du dispensaire, etc.                                                                                                                                          
(…) Et voici que Céline songe à ouvrir un cabinet médical, comme au 36 rue d’Alsace à Clichy. Il est de retour à Saint-Germain.
(…) Lettre à Evelyne Pollet, 2 juin 1939 : « Chère Amie, Je reprends la médecine active. Je vais faire des « remplacements » cet été en
Bretagne et en Normandie. Cet automne je me case à St Germain, près de Paris. Ainsi va la vie, tout médiocrement - bien heureux encore d’échapper aux suprêmes catastrophes qui vous font tomber l’outil des mains, et vous laissent complètement désarmé. (…) Enfin un hiver chargé - une corrida sans appel - la meute. Tout ceci est dans le jeu, dans mon destin, je suppose (…) que ferais-je au dehors ? La vie civilisée est devenue fort triste. C’est un accablement funèbre, de tout et de tous. L’homme sérieux doit être un croque-mort ou un mort tout court. Il n’y a plus de joie que dans le vice, forcément - puisque tout est devenu vice- tout est défendu . A vous b(ien) amic(ale) »

(…) Nous retrouvons Céline à Saint-Germain, à l’automne 1939. Sans doute, au-delà de ses ennuis, n’oublie-t-il pas sa « prophétie » du 17 février 1934 : « Il se passe ici des choses assez tragiques. Tout cela finira comme vous savez dans cinq ou six ans - l’union européenne se fera dans le sang. » Au 15 rue Bellevue, aujourd’hui rue de Bellevue, le Docteur D., peut-être flanqué de son double démoniaque Mister C., installe un modeste cabinet médical : DOCTEUR LOUIS DESTOUCHES, Lauréat de la Faculté de Médecine de Paris, réformé. Médaille Militaire. MEDECINE GENERALE, 15. RUE DE BELLEVUE, SAINT-GERMAIN-EN-LAYE. CONSULTATIONS TOUS LES JOURS DE 1H. à 3H. TELEPHONE : 14 20.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          Entrée du cabinet de Céline

De sa main, Céline , sur sa carte de visite, ajoute « rue Félicien David », histoire d’orienter la clientèle dans cette impasse, proche de cette calme et courbe rue, où, s’il était demeuré saint-germanois, Céline aurait eu pour voisin le maréchal von Rundstedt : le bunker existe encore, à peu près intact.

Toujours dans l’idée de placer ses droits d’auteur, Céline avait acheté un appartement situé 1 rue Claude Debussy, à Saint-Germain : « Tout moderne », avec salle de bains. « Il domine la forêt », ainsi le décrit-il à l’un de ses avocats, Me Albert Naud. 5e étage-gauche, angle, comme rue Girardon à Paris, un rare don en effet pour les visions panoramiques (on peut voir les bombardements partout, à 360 °) et le goût de la hauteur. Il n’habitera pas cet appartement, qu’il propose en guise d’honoraires. Il semble qu’il le laissera à ses beaux-parents Almanzor (…) "

   Bernard GOARVOT
 
  (Artaud, Bataille, Céline, auteurs célèbres à Saint-Germain-en-Laye, Editions Hybride 2003. In Le Petit Célinien, mercredi 6 novembre 2013).

 

 

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     Louis-Ferdinand Céline et la pharmacie par Lucie Coignerai-Devillers (1986)

  Le hasard a fait tomber entre nos mains une publication, certes déjà ancienne, sur Louis-Ferdinand Destouches, docteur en médecine, plus connu sous son nom de plume de L.-F. Céline (1894-1961) : le n° 3 Cahiers Céline (Gallimard, 1977) où sont réunis des textes médicaux de cet auteur présentés par J.-P. Dauphin et H. Godard. Il nous a paru intéressant d'en dégager un aspect peu connu de l'œuvre de cet écrivain hors série : sa contribution aux industries pharmaceutiques, au double titre de chercheur et de rédacteur publicitaire.
Déjà, la lecture de sa thèse nous entraîne dans un univers bien étrange. Sa rédaction dans un style qui annonce le Voyage au bout de la nuit, voire Bagatelles pour un massacre, correspond bien peu à celle qui est de tradition dans ce genre de travaux. Le sujet en est connu. Épouvanté de la mortalité effroyable par septicémie qui frappait les parturientes des hôpitaux de Vienne, Semmelweis en vient à déterminer que l'infection est propagée par les mains sales des étudiants, qui effectuent des touchers sans se désinfecter les doigts : 40 % d'accouchées en meurent. Lorsqu'elles sont soignées par des infirmières aux mains désinfectées, le taux de mortalité par puerpérale tombe à 0,2 % ! Mais l'opposition des grands patrons est féroce et Semmelweis engagera un combat dans lequel sa raison sombrera. Telle qu'elle est retracée par Céline, la fin hallucinante de Semmelweis, jetant des morceaux de chair de cadavre sur les étudiants, est tellement outrée que les médecins
hongrois enverront une protestation à l'Académie de Paris.
Moins connu est un autre travail du Dr Destouches-Céline : menant une carrière en « dents de scie » qui va de l'exercice médical privé aux dispensaire d'hygiène sociale, puis à la collaboration « alimentaire » aux industries pharmaceutiques, il met au point et présente au public une spécialité, la Basedowine, ainsi composée :
- poudre d'ovaires : 0,075
- extrait thyroïdien : 0,05
- monobromo isovalerylurie : 0,15
- extrait acéto-soluble d'hormone ovarienne : 0,01(pour un comprimé).
Le produit est enregistré au Laboratoire National de contrôle des médicaments en 1933 sous le n° 343-4 et commercialisé par les Laboratoires R. Gallier, 1 bis, place du Président-Mithouard, Paris VIIe. Il restera en vente jus qu'en 1971.
Selon son auteur, la Basedowine est efficace contre le Basedow fruste et léger, le nervosisme thyroïdo-ovarien, si fréquent dans la population féminine des villes et des campagnes, les règles douloureuses ou irrégulières, la ménopause naturelle ou artificielle. Un bel encart reproduit dans les Cahiers Céline traduit très fidèlement et très agréablement cette notion d'équilibre retrouvé.
En 1925, Céline- Destouches avait publié chez Doin un ouvrage sur La quinine en thérapeutique qui fut traduit en espagnol, en italien et en portugais.

  De l'exercice classique de la profession à ses incursions dans la médecine sociale et à ses travaux cités ici, on devine que Céline, plus que médecin, se voulait chercheur. Deux communications de lui à l'Académie des Sciences sur Convoluta Roscoffensis (1920) et Galleria Mellonella (1921) ont été ainsi jugées par le Pr André Lwolff : « L'une et l'autre publications portent témoignage d'une certaine hâte et d'une naïveté non moins certaine dans la pensée et dans l'expression. L'ensemble correspond assez bien à cette image du chercheur que l'écrivain, sans ménagements, tracera dans le Voyage et qui, paradoxalement, est sa propre image... Nul ne regrettera qu'il ait sacrifié le métier de chercheur à celui d'écrivain. Sa contribution à la science eût difficilement pu égaler en valeur et en originalité son
apport aux lettres, qui est considérable ». (Figaro littéraire, 7-13 avril 1969).
J'ai eu le bonheur de rencontrer une dame très âgée, d'une mémoire et d'une intelligence remarquables, qui, femme du chirurgien-chef de l'hôpital de Saint-Denis, eut le privilège de rencontrer le Dr Destouches : elle garde de lui le souvenir d'un être courtois, doté d'une facilité d'élocution hors du commun et dégageant une « aura » extraordinaire. Peut-être n'était-il pas inutile de rappeler l'incursion que ce littérateur de choc fit dans le domaine pharmaceutique.

Lucie COIGNERAI-DEVILLERS
Revue d'histoire de la pharmacie, 74e année, n°269, 1986. pp. 137-139.
 (In Le Petit Célinien 26 mars 2012).


 

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          LES PIQURES et... SOON BE OVER

   Clovis pour la contre-visite il se munissait d'une grosse lanterne, une énorme à l'huile, un " mail-coach ", quand on l'appelait au passage, il voyait mal, entendait bien, il arrivait tout près du lit, il les éclairait en pleine face, ça faisait un rond blanc tout autour, ça se découpait sur la nuit, la figure du bonhomme en peine. Il se penchait alors là tout contre, il leur parlait à voix basse : " Chutt ! Chutt qu'il faisait... Chutt ! mon ami ! Réveillez personne !... Je vais revenir immédiatement ! Je vous ferai votre petite piqûre !... Soon be over !... Soon be over ! Ca va passer !... A chaque souffrant les mêmes paroles... et puis de salles en salles... les étages... Soon be over ! Ca va passer !... C'était comme un tic chez lui.
 Il en faisait pas mal dans une nuit des piqûres et des piqûres !... chez les hommes et chez les femmes... Il était tellement miraux que je lui tenais sa lanterne tout contre... juste contre la fesse... qu'il enfonce net son aiguille... pas à côté ni de travers...
 Au bout d'une quinzaine de jours que je revenais voir la Joconde, on était devenus comme copains, c'est moi qui lui faisait ses piqûres, au camphre, à la morphine, à l'éther, l'usuel du courant, c'est lui qui me tenait la lanterne. Soon be over !... Soon be over !... la ritournelle. " Bientôt fini ! "

 Je les ai tout de suite bien réussies les piqûres avec ma patte folle, c'est automatique une patte folle, le malade sent rien... un souffle... C'est comme ça que j'ai débuté, un petit peu ainsi clandestin au " London Freeborn Hospital " avec le docteur Clodovitz dans la carrière professionnelle. J'ai appris à dire tout comme lui, tout de suite, partout, Soon be over ! Ca va passer ! C'est devenu comme une habitude, un tic, quelque sorte... Il s'en est passé de mille couleurs depuis le " Freeborn Hospital " ! de ci, de là, du bien, du mal, de l'affreux aussi c'est certain. Vous jugerez vous-même. Sans idées aucunes... arrêtées... simplement dans le cours des choses... c'est déjà beau !... Soon be over !...
 (Guignol's band, Folio, 1972, p. 128).

 

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        LE DISPENSAIRE MUNICIPAL DE CLICHY

 A l'occasion de l'ouverture du Centre de santé Chagall-Goin, le bulletin municipal de Clichy publie une note sur l'histoire du dispensaire municipal où travailla le Dr Louis Destouches, de 1929 à 1937. C'est la première fois, à notre connaissance, que le bulletin municipal évoque la présence de Céline comme médecin dans cette ville :
  " Les lieux sont inaugurés le 1er janvier 1929. Le bâtiment regroupe le dispensaire anti -tuberculeux de l'Office Public d'Hygiène Sociale de la Seine, le Bureau d'Hygiène municipal (en charge de la santé publique), le dispensaire municipal (médecine générale et nombreuses spécialités), le laboratoire (de chimie, biologie et médecine), les bains-douches et le service des assistantes sociales. "

 Parmi la première équipe soignante se trouve le Dr Louis-Ferdinand Destouches. Il recevra le public en consultations de médecine générale à hauteur de 22 heures par semaine jusqu'à sa démission en 1937.
  Apprécié, il laisse le souvenir d'un homme généreux aux diagnostics avisés " (Clichy Actus, février 2019).
 
  Merci à Roger Cuculière, habitant Clichy, qui nous a aimablement communiqué cette information.
 (Bulletin célinien n° 416 de mars 2019).

 
 

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         NAISSANCE DE LA VOCATION AU CAMEROUN ?

  Peut-on affirmer que la véritable vocation médicale de Louis a pris naissance au Cameroun ? Peut-être pas cependant, les blessures horribles des soldats de la guerre de 14, le dévouement des médecins militaires dans les hôpitaux qu'il a pu admirer pendant sa longue convalescence, ont pu déjà faire naître en lui ce besoin de " faire médecine ". Trente ans plus tard, il ne tarira pas d'éloge sur le docteur Jalaguier qui, lui, savait sauver des soldats que l'on croyait perdus (Astraud, 2014).
  Sa compassion africaine ne serait alors qu'une forme d'épanouissement d'une vocation plus anciennement ancrée, peut-être même dès l'enfance, selon lui. Elle exprimera cependant une première forme de mise en pratique qui est d'autant plus remarquable qu'à cette époque, Louis Destouches ne pouvait rêver à ces études supérieures longues et coûteuses qui étaient hors de sa portée, compte-tenu de son niveau d'études et de l'état de fortune de ses parents. Et il en était parfaitement conscient. Au retour en France, son engagement comme conférencier hygiéniste à la fondation Rockefeller sera une sorte de succédané ou de pis-aller plus pragmatique.

  Ainsi que le constate très justement Buin (2009), " sa médecine est un humanisme de la misère, une démarche compassionnelle - il déteste la souffrance, la pauvreté -, un infime rempart contre l'inéluctabilité de la maladie invalidante et de la mort ". La commisération de Céline est universelle comme l'affirme Renard (2004), elle s'ouvre à l'humanité presqu'entière dès que celle-ci est représentée par les " battus de la vie, les enfants, les plus pauvres, les plus misérables ". 
 
Plus tard, pendant sa carrière de médecin, Céline répugnera à se faire payer en retour du soulagement de la souffrance des autres, il aimera railler en proclamant qu'il soignait par vocation et qu'il écrivait pour payer le terme de son loyer. Les premiers soins qu'il prodigue à ses Pahouins sont forcément gratuits ; il n'écrit pas encore, mais il s'estime confortablement rémunéré, l'acte médical va donc de soi, et n'en déplaise aux contempteurs, il s'agit bien de la gratuité d'un acte d'amour.

 Comme ses lettres permettent de le constater, Louis a fini par se doter d'une véritable infirmerie de campagne, infirmerie toute officieuse et d'initiative personnelle qui venait se substituer, et très au-delà, à la maigre dotation de la C.F.S.O. Il veut toujours épater un peu, surtout quand il écrit à Simone Saintu, mais tout de même, il doit s'improviser médecin, se trouvant confronté à la nécessité de soigner, de venir en aide aux populations qui vivent sur la plantation. " Je fais de grandes quantités d'injections d'Atoxil contre la maladie du sommeil qui sévit désastreusement dans la région, ainsi que d'autres maladies qui se manifestent chez les noirs fréquemment et dégoûtamment aigu, mais dont l'existence doit être ignorée des jeunes personnes ".
 Il se pose même en petit Claude Bernard des forêts équatoriales : " J'emploie le reste de mon temps à des recherches au microscope... Je fais quelques petites études sur les toxines végétales et animales. Pour me convaincre de visu de la nocivité des alcools je fais sur les singes de petites expériences "...
 
Il extrait, affirme-t-il, du furfurol ou aldéhyde pyromnéique à partir de six litres d'eau-de-vie, denrée qu'il est bien placé pour se procurer sur place. On ose espérer qu'il n'a pas étendu ses " petites études " au genre humain...

 Au même moment, il commande encore à son père tout un arsenal pharmaceutique et infirmier : dans sa liste à la Prévert, figure en tête un drapeau tricolore. Pour le coup, c'est le papa aux grosses moustaches qui a dû être content ! Ce papa qui sera son correspondant familial de plus en plus exclusif : interlocuteur, témoin, et éventuellement secours. Je ne nie pas l'empreinte de la mère dans la vie et dans l'œuvre de Céline (Renard, 2004), mais je ne suis pas persuadé pour autant de la mise entre parenthèses du père ou d'une image paternelle négative.
 Le point d'orgue est atteint le 21 octobre où une longue liste de demande d'achats additionne produits chimiques, pharmaceutiques, verreries de laboratoire et même un bistouri à deux tranchants. On n'est pas vraiment pas dans la démarche de quelqu'un qui songerait dès demain à quitter le pays... Mais la situation est bouleversée quand le 30 octobre, Louis fait part à son amie Simone d'une violente attaque de dysenterie qui l'a immobilisé pendant quatre jours et qui a été traité avec du Laudanum, qui ne provenait pas de sa pharmacie personnelle. C'est vraisemblablement un signe précurseur : avait-il conservé des séquelles de son séjour, puis de son hospitalisation à Dakar ?
 (Pierre Giresse, Céline en Afrique, Du Lérot éditeur, janvier 2019, p. 114).

 

 

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            Le médecin de Meudon
 
 
... En même temps un dévouement aux humbles, tout en discrétion. " Personne ne savait en dehors d'une infime minorité que Céline donnait des consultations. Ses patients logeaient au Bas-Meudon, ils étaient démunis, il les visitait en catimini. "
 Les vrais céliniens apprécieront à leur juste mesure les lignes que Serge Perrault consacre à la rencontre fortuite qu'il fit du docteur Destouches (Céline de mes souvenirs, du Lérot, 1992), en visite : " Grosse surprise ! Un Céline rasé, costumé, cravaté. Du jamais vu depuis longtemps. Du rarissime ! " (...) " Pas de bonjour ! Pas de regard ! Il est gêné par cette rencontre. "
 Et pour cause. Revêtu de son unique tweed anglais, il allait " en se cachant " voir une concierge qui se mourait d'un cancer. " Il la soignait comme il pouvait, pour pas un sou, bien entendu. En plus, elle l'engueulait. Elle trouvait qu'il la guérissait pas assez vite. "
 En fait
 Céline attendit quelque peu avant de demander sa réinscription à l'ordre des médecins de Seine-et-Oise auquel il appartint de nouveau à compter du 16 septembre 1953. Il était surnommé le " médecin des pauvres " atteste Carole Rider-Melk ; on savait qu'il soignait sans demander un sou, en outre il avait en horreur les formulaires de la sécurité sociale qu'il ne remplissait jamais ". Ce que l'intéressé confirme : " Je me suis fait plus de tort jamais prendre un rond aux malades que Petiot de les faire cuire au four. " (D'un château l'autre, p.9).
 (Eric Verneuil, BC, n° 146, novembre 1994).

 

 

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           LE MEDECIN-PELERIN

 Dans le monde moderne, l'ascèse se révèle souvent être une tromperie qui permet aux oligarchies financières de subjuguer des nations conditionnées. La maladie et la mort n'apparaissent pas chez Céline comme les produits du hasard mais comme la force de la nature qui se rappelle à l'homme. A Vigny-sur-Seine, le professeur Baryton évoque un cauchemar immonde et atroce, que vient encore renforcer l'âcre monotone du temps.
  Les hôpitaux sont donc le lieu privilégié de la réflexion célinienne : ils symbolisent le travail de la mort qui s'accomplit chaque jour sur les vivants. Qu'ils soient en Flandre, à Paris, à Vigny-sur-Seine, à Londres, à Bambola-Fort-Gono, à Détroit, à Berlin, à Léningrad ou à Clichy - pour se limiter à ceux où Céline exerça -ces hôpitaux montrent Céline en médecin-pèlerin. De plus, la médecine offre à l'écrivain une grille de lecture du monde ; le discours scientifique devient alors le point de départ d'une allégorie raciale : Céline est parvenu à synthétiser dans sa mystique la pensée d'Alexis Carrel et celle d'Arthur de Gobineau.

 Céline pense alors le monde et surtout la nation avec les critères scientifiques de la médecine. Il conçoit la nation comme un corps, une figure organique en quête de vitalité et de puissance. Non seulement Céline dénonce les illusions du modernisme, le mondialisme scientifique et le prophétisme hébraïque, mais il précise encore que la science est au service de la mort ; ainsi du major du service psychiatrique qui détecte les faux-blessés :
 
 " Avec nous autre [un Professeur] avait échoué là, vague en instance de Conseil de Guerre. Cependant comme sa famille s'acharnait à prouver que les obus l'avaient stupéfié, démoralisé, l'instruction différait son jugement de mois en mois. (...) Que pouvait-il bien avoir décidé, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques ? (...) Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans une autre guerre : la peur. L'envers et l'endroit de la guerre. (...) De temps en temps, l'un d'entre nous disparaissait, c'est que son affaire était constituée, qu'elle se terminait au Conseil de Guerre, à Biribiou au front, et pour les mieux servis à l'Asile de Clamart. (...) L'impuissance du monde dans la guerre venait pleurer là, quand les femmes et les petits s'en allaient, par le couloir blafard de gaz, visites finies, en traînant les pieds. " (Voyage. p. 48).

 En raison de leur rationalisme, la science en général et la médecine en particulier n'intègrent pas dans leur pratique quotidienne la quête du sacré. Pire, la science parachève en la ralentissant la décadence de l'individu vers la mort. Dans cette logique, la médecine ne conjure plus la maladie, mais seulement ses effets. Elle révèle de surcroit à l'individu l'étendue de son désastre.
 Défenseur de l'ascétisme contre le matérialisme, à l'instar de tous les anarchistes de droite, Céline donne à son œuvre une dimension écologique : la dure loi de la sélection naturelle et le déterminisme biologique entre les races est exalté dans Nord par Harras qui veut fortifier les blessés du front de l'Est en les exposant.. aux pires froids. De même, dans Féerie pour une autre fois :

 " Jeûne et Féerie ! Féerie des sens et des passions ! et rigolade ! Qui lit Féerie dîne ! Qui lit Féerie n'a plus faim. " (Féerie. p. 251).

 Céline voit dans l'œuvre le produit des forces de la nature ; la création littéraire est pour le Celte ce que le dolmen est à la Bretagne de ses ancêtres : le respect bienveillant des rites et des secrets de la nature. Mais le rationalisme  et le judaïsme sont des transgressions de cette loi naturelle du paganisme célinien. Dans L'Ecole des cadavres, il dénonce les conséquences des progrès scientifiques sur la guerre. La " Chirurgie des Armées " ressemble sous sa plume au " Théâtre des Armées " de la drôle de guerre, mais tous les progrès évoqués ne font qu'empirer la condition humaine, ce qui en fait donc des transgressions des lois naturelles :

 " Vous serez requinqués sur place, refilés " pronto subito " dans l'impétueuse aventure, jusqu'à l'éventrage final !A la gloire de la corrida ! (...) Ça va barder les corps à corps ! Dix, vingt fois mieux qu'en 14 ! Grâce aux transfusions ! Cinquante fois plus que sous l'Empire ! N'importe quel soldat pourra survivre désormais à de bien plus terribles blessures, de bien plus grands délabrements qu'en 14, des arrachements, des épanchements d'une gravité surprenante, des hémorragies qu'autrefois on aurait tenues pour fatales. " (L'Ecole des cadavres, p. 210).

 Grâce à la " science transfusionnante ", aucun soldat ne sera plus " exempt de sarabande ". Car le sang " en conserves " améliore le " rendement de la soldatesque ". Ce passage parodique vise d'abord les Majors de 1914 qui " amputaient le morceau entier" ; ensuite, Céline raille la dimension sacrificielle du sang versé dans la littérature nationaliste d'avant 1918. Le sang ne symbolise plus le principe de l'identité nationale, le patrimoine génétique commun au soldat et aux ancêtres de sa race.
 Au contraire, Céline fait de ce sang un liquide tourbillonnant - comme tous les objets du maelstrom célinien. En effet, grâce au " Service des injections Compensatrices ", le soldat combattra " jusqu'à la dernière goutte ", au " dernier globule ". Les hôpitaux militaires deviennent la " cuisine des saignants ". La dimension burlesque de ce passage provient des métaphores qui désignent les blessures du soldat par le travail du boucher :

 " A chaque fuite : un litre de sang ! Et hop ! Un coup de pompe ! Et ça refoncera de plus belle, la viande à bataille ! C'est fini les excuses faciles, les virées vers les hôpitaux pour une petite nappe de répandue (...) On utilisera tous les restes, impeccablement, toute la viande, le jus, les os, les rognures du soldat, on gaspillera pas un trouffion. L'envers vaut l'endroit ! On recoud, ça tient, on injecte, c'est marre. Bonhomme comme tout neuf ! On vous fera durer jusqu'au bout ;
  On vous remplacera le morceau entier (Chirurgie Carrel). On vous refera, complètement méconnaissable (...) Ça devient vraiment trop facile avec des progrès pareils de se tenir héroïques des mois... des mois... des années... Y aura plus de raisons que ça finisse. " (L'Ecole des cadavres, p. 280).

 Céline insiste donc sur le caractère grotesque et mortel de la science qui exploite les faiblesses consubstantielles à la nature humaine. Le Bardamu virtuel qu'il exhorte à refuser une nouvelle " féerie " avec l'Allemagne ne pourra même plus escompter une blessure pour échapper à sa condition : la science achète du temps par l'intelligence du savant pour vendre de la souffrance au soldat.
 L'acharnement thérapeutique ne supprime pas la mort, mais la repousse seulement dans l'avenir : la médecine n'est alors qu'un remède lénitif incapable de supprimer les causes du Mal.
 (Céline et la politique (XV), Numa, BC n° 172, janvier 1997, p. 6).

 

 

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             CELINE MEDECIN

   " Le toubib Céline avait toujours hâte de retourner vers les consultants qui l'attendaient au dispensaire. Il était véritablement le médecin des pauvres.
  Jamais, je n'ai vu un praticien accueillir ses malades avec autant de respect et d'élan fraternel. Dès que l'infirmière ouvrait la porte, Ferdinand se levait d'un bond et s'en allait à la rencontre du plus infirme, du plus grincheux, du plus misérable.
  Il émanait alors de sa personne une sorte de chaleur enveloppante, une tendresse qui se chargeait des pires fardeaux, une force qui ne plierait jamais parce qu'elle voulait comprendre, secourir, sauver, donner l'espérance. "
               Henri POULAIN

 (BC n° 149, février 1995, p. 12).

 

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                              A FREDERIC EMPAYTAZ

                                                   Le 21 [janvier 1941.]

                  M. le Président,

  J'ai l'honneur de porter à votre connaissance une observation qu'il m'a été donné de faire dans le cours de ma pratique au dispensaire de Bezons, et particulièrement pour ce qui concerne l'allocation de bons d'aliments " aux malades ".
  " Obtenir " le bon est précieux, mais l'achat de l'aliment auquel ce bon donne droit est encore plus indispensable. Or tous les malades ne disposent pas des sommes nécessaires à l'achat de ces denrées autorisées, supplémentaires. Il s'en faut ! Nombre sont encore en possession de leurs tickets normaux, et pour cause ! Cependant, pour diverses raisons trop longues à énumérer, étudier actuellement, qui ne sont plus de notre compétence, de discussion délicate, je n'envisagerai qu'un seul cas : celui des enfants dont les pères sont actuellement prisonniers en Allemagne, à la charge, aux soins de la mère, et subsistant strictement de l'allocation militaire. Ces enfants sont notoirement sous-alimentés. Il me semble que pour ceux-ci il conviendrait, après enquête individuelle sévère, de toute urgence, dans la mesure du possible, d'envisager l'organisation d'au moins quatre repas par semaine, OBLIGATOIRES, composés richement de légumes, viandes, graisses, fromage, sucre, confiture.
   Dans l'état actuel des choses, la croissance, la santé de ces enfants est nettement menacée. Cette catégorie des " enfants de prisonniers ", parmi tous les sujets de misère qui sollicitent en ce moment l'attention des pouvoirs publics (qui ne peuvent remédier à tout), me semble l'un des plus dignes de sollicitude et d'action, sinon le plus digne. Et peut-être au surplus le moins difficilement remédiable.
   Il existe certes de grandes détresses d'enfants et d'adultes dans la catégorie " chômage ". Mais, lorsque le père est présent (à moins d'alcoolisme habituel, incoercible), le cas est tout de même moins désespéré. Les familles de chômeurs ont encore cent façons de pallier dans une certaine mesure aux insuffisances de l'allocation. Tandis que les femmes seules, sauf exception, sont absolument désarmées.
  J'envisage quatre repas par semaine car ce n'est point hélas le sirop, les vitamines ou même l'huile de foie de morue qui peuvent remplacer un fonds alimentaire insuffisant. Il me semble qu'avec quatre repas solides [OBLIGATOIRES], assurés en plus du lait, le cap de cette misère pourrait être doublé, sans désastres.
  La doléance d'une mère femme de prisonnier (un enfant de cinq ans) que je rapporte pour l'avoir entendue, hier même, résume je crois assez nettement la situation :
  " Le jour où j'achète du charbon, nous ne mangeons pas. "
  Je vous prie d'agréer, M. le Président, l'assurance de mes sentiments très respectueux et dévoués.
                                                                                                          
                                                                                                              Le médecin du dispensaire
                                                                                                                          L.F. Destouches

  (Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 615, 41-4, octobre 2009).

 

 

***

 

 

           La vocation médicale.

 C'est que la vocation médicale, je l'avais, tandis que la vocation littéraire, je ne l'avais pas du tout. Je considérais le métier littéraire comme une chose tout à fait grotesque, prétentieuse, imbécile, qu'était pas faite pour moi. Pas sérieux quoi... Alors que j'avais toujours la vocation médicale... Oh, profonde... Ça, je n'trouvais rien d'plus vénérable qu'un médecin dès ma plus petite enfance...
 Alors, c'est venu quand il a fallu que je fasse une thèse, et que je la fasse en vitesse, alors je suis tombé sur un souvenir, et j'ai dit, j'vais faire en vitesse une thèse sur l'histoire de la médecine et Semmelweis... (Chants de perruches, ici, sur la bande). Alors, bon, en avant pour Semmelweis... J'ai fait cette petite thèse sans prétention, et puis j'étais à ce moment-là moniteur à Tarny...

 J. Guenot : C'était après la guerre ?

 Alors... Après la guerre de 14, en 18... Alors... C'était en 23, j'étais moniteur à Tarny, chez Brindeau. Brindeau, le professeur d'obstétrique, et lui, il avait à faire avec la thèse, forcément... Alors, il m'a dit... Et c'était un musicologue distingué, il était passionné d'orchestre, il y allait tout l'temps, à cette époque-là, il était très sérieux et très sévère, d'ailleurs... Une autre époque... Il badinait pas... Alors, y m'a fait v'nir... Moi, j'l'approchais qu'à vingt-cinq mètres, j'étais troufion, moi, rien du tout...
 Et il m'a fait v'nir, il m'a dit... Dites-donc, il a fait à son chef de clinique... Dites-donc, il est fait pour ça... Il est fait pour écrire... Et puis c'est tout... Eh bien voilà, je m'suis dit, une réflexion baroque...

 On l'enterre, la réflexion baroque, on n'en parle plus, on parle d'autre chose... Et puis alors est venu mon métier à la Société des Nations, et puis l'Amérique, et puis l'Afrique, etc. Et puis, je suis revenu m'installer à Paris, parce que ça me paraissait pas assez vivant, y avait trop d'papiers... Pis c'était des gens riches... Alors je suis revenu me placer dans la banlieue parisienne, à Clichy exactement. Et alors là, tout d'un coup... J'connaissais Dabit, qu'était au métro des Abbesses... C'était un très gentil garçon... Lui, vous savez qu'il était communiste... Alors, il se met à sortir Hôtel du Nord chez Denoël... Moi, à ce moment-là, j'avais un mal énorme à payer mon loyer, justement... C'était pourtant pas brillant, je vous assure... Alors, comment en sortir... Et je m'suis mis à écrire... Et j'ai pris le nom de ma mère, qui s'appelait Céline...
 (Entretiens avec Jean Guénot et Jacques Darribehaude, Cahiers Céline 2, Actualité littéraire 1957-1961, 18 février 1982, p.147).

  

 

***

 

          Hôpital à Leningrad...

  Le confrère avec lequel je visitais cet hôpital, par hasard n'était pas youtre, c'était même un Russe très slave, d'une cinquantaine d'années, dans le genre balte, rude, explosif, et je dois dire pittoresque... à toutes les allures !...  Il comprenait bien l'apoloche... Tous les dix mots environ, entre les explications, entre les détails de technique, il s'interrompait brusquement et il se mettait à crier très haut, très fort, en baryton, plein l'écho, pour que les murs en prennent tous, il rigolait en même temps...
 " Ici ! confrère, Tout va Très bien !... Tous les malades vont Très Bien ! Nous sommes tous ici, Très Bien !... " Il en hurlait sur la tonique... sur le mot " Bien " ! Il insistait, il possédait l'organe stentor... Nous arpentâmes tout au long, couloirs, corridors, grandes et petites salles... Nous nous arrêtions au surplus ici et là... pour regarder une vérole, une névrite, un petit quelque chose...

  Bien sûr, ils avaient des draps, ces malades, des châlits de troupe, de la paillasse, mais quelle crasse !... bon Dieu ! quels débris ! quel grandgousien chiot moisi... quelle gamme d'horreurs... quel sale entassement poisseux !... de cachectiques sournois... d'espions grabataires, d'asiates rances, tordus de haines peureuses... Toutes les têtes du cauchemar, je veux dire les expressions de ces malades... les grimaces de tous ces visages, ce qui émanait de ces âmes, non de la pourriture bien sûr, viscérale ou visible, pour laquelle je n'éprouve, on le pense, aucune répulsion, et tout au contraire un réel intérêt. Cependant le mélange de tant de hideurs... c'est trop !... Quelle fiente désespérée, quel prodigieux ramassis de puants guignols !... Quel cadre ! Quel égout !... Quel accablement !...

 Pas un coup de peinture sur les murs depuis Alexandre !... Des murs ?... du torchis en étoupe de fange ! Une sorte d'immense insistance dans le navrant, la désolation... J'ai vu pourtant bien des naufrages... des êtres... des choses... innombrables... qui tombaient dans le grand limon... qui ne se débattaient même plus... que la misère et la crasse emportaient au noir sans férir... Mais je n'ai jamais ressenti d'étouffoir plus dégradant, plus écrasant, que cette abominable misère russe... Peut-être le bagne du Maroni offre-t-il de pareilles accablantes déchéances...

 [...] Le confrère Touvabienovitch, revêtu lui aussi d'une blouse fort crasseuse... ni plus ni moins que les autres membres du personnel... ne me fit grâce d'aucun détail, d'aucun tournant de cette immense installation, d'aucun service spécialisé. J'ai tout vu, je pense, bien tout vu, tout senti, depuis le cagibi des piqûres, jusqu'aux oubliettes tabétiques, de la crèche aux essaims de mouches, jusqu'aux quartiers pour " hérédos ". Ces petits-là, " syphilis infantiles ", semblaient entre autres fort bien dressés, préalablement, ils m'attendaient bien sages, au passage, ils devaient jouer pour les rares visiteurs toujours le même rôle, la même petite comédie... Ils m'attendaient au réfectoire... attablés devant autant d'écuelles, par groupes, par douzaines, en cercle, tondus, verdâtres, bredouillants hydrocéphales, une bonne majorité d'idiots, entre 6 et 14 ans, enjolivés par la bonne impression de serviettes, très crasseuses, mais très brodées... Figuration.

  A notre entrée, ils se dressèrent tous d'un seul jet, et puis tous ensemble se mirent à brailler quelque chose en russe... la sentence ! " Tous va Très Bien !... Nous sommes tous Très Bien Ici ! "
 " Voilà ce qu'ils vous disent confrère ! Tous... "
 Touvabienovitch avait des élèves dans le coin... d'ailleurs il se fendait la pêche, ce confrère est un des rares Russes que j'ai vus rire pendant mon séjour à Leningrad.
 " Voilà nos femmes de service ! nos infirmières du service !... " On aurait pu, avec un peu d'attention... les distinguer, les reconnaître parmi les malades, elles semblaient encore plus déchues, navrées, perclues, fondantes de misère que tous les malades hospitalisés...
 [...] " Combien gagnent-elles ?...
 - 80 roubles par mois... (une paire de chaussures coûte 250 roubles en Russie)... Et puis, il a ajouté, en surplus (dans son tonnerre habituel), mais elles sont nourries ! confrère, nourries !... "
 Il se bidonne ! " Tout va très bien ! " qu'il vocifère.
 (Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, août 2017, p.119).

 

 

                                                                                                                                                ***

 

       Trois kilos par semaine. 

  Parlons médecine... il me vient encore quelques malades... certes !... jamais vous pouvez vous vanter d'être absolument sans malades !... non ! un de temps à autre... bon !... je les examine... pas plus mal que les autres médecins... pas mieux... aimable, je suis ! oh ! très aimable ! et très scrupuleux !... jamais un diagnostic de chic !... jamais un traitement fantaisiste !... depuis trente et cinq années, jamais une prescription drôlette !... trente-cinq années, malgré tout, c'est la mort du cheval !... pas que je me tienne pas au courant !... que si ! que si !... je lis à fond tous les prospectus... deux, trois kilos par semaine !... au feu ! au feu le tout ! c'est pas moi qui serai inquiété pour " prescriptions à la légère " !... si vous sortez du vieux Codex... bigre ! bougre !... où que vous allez ? Assises ?... 10e Chambre ?... Buchenwald ? Sibérie ?... Merci !... cabaliste, alchimiste dangereux !

  Rien à me reprocher ! seulement un petit truc... que je demande jamais d'argent ; je peux pas tendre la main !... même pour les A.S... même les A.M.G... je démordrai pas !... idiot d'orgueil ! l'épicier lui ?... les nouilles ?... le paquet de biscottes ?... et le carbi ! et même l'eau du robinet ? je me suis fait plus de tort jamais prendre un rond aux malades que Petiot de les faire cuire au four !... grand seigneur je suis, voilà !... grand seigneur de la Rampe du Pont !... M. Schweitzer, l'abbé Pierre, Juanovici, Latzareff, eux peuvent se permettre des grands gestes... mais moi je fais que braque et louche !... surtout sorti de tôle, on ne sait comme !

  Les malades dont je vous parlais, les derniers qui me viennent, me racontent leurs états de santé, les maux dont ils sont accablés... je les écoute... encore !... encore !... les détails... les circonstances... à côté de ce que moi Lili on a dégusté depuis vingt ans... ma doué ! pucelets !... et comment qu'on en est sortis !... tendres roses !... du tiers ! du dixième... ils seraient à ramper sous les meubles !... tous les meubles ! beuglant l'horreur !... ce qui leur reste de vie !... à les entendre jérémiadier je peux pas m'empêcher de me dire " damné foutu corniaud idiot où tu t'es mis ? tel pétrin ?... quelle lubie ? " ma langue au chat !... à la Thomine chatte, là, qui brrrt ! brrrt ! sur mon papier... que ça lui est si fort égal toutes mes salades ! brrt ! brrt ! le monde entier indifférent ! animaux ! hommes ! l'idéal gras !... pardi !... gras comme Churchill, Claudel , Picasso, Boulganine ensemble ! postères ! postéras ! et brrt ! brrt ! vous en serez aussi !... communisses-capitalisses Champions tous élevages gras double !

  Commissars rentiers ! parfait revenants 1900, très améliorés !... parlez-leur voir mes clients qu'ils pourraient peut-être essayer... pour leur bien ! tout pour leur bien ! peut-être manger un peu moins de viande !... pour leur digestion ! vous verrez la haine !... vous avez effleuré les Dieux !... Barbaque et Bibine ! pas une passion politique qui se puisse comparer !... dévotion, ferveur !... athée du bistek ! hostile à wisky ? rayé des vivants !
  (D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.17).

 

 

                                                                                                                     ***

 

 

     Une ampoule avant chaque repas, vous passez Roméo de choc.      

    Mais que je revienne à mon affaire !... de temps en temps quelques entêtés arrivent tout de même à me découvrir, dans un tré-tréfonds de hangar sous une pyramide d'invendus... oh ! je me ferais très bien une raison... d'être le tartineur qu'on lit plus... que la pure Vrounze épurée rejette ! le médecin plus damné que Petiot ! plus criminel que Bougrat ! ah ! que je serais même bien content !... mais y a la nouille ! nouille si hostile aux dialectiques ! que du cash ! Loukoum, Achille et leur smala sont garantis côté des nouilles ! eux ! d'où leurs petits airs philosophes... ôtez-leur les nouilles vous écouterez ces putois ! pas de sursis avec la nouille !

  " Et votre autre corde à votre arc ? " je vous entends... " la médecine ? " les malades me fuient ! voilà ! j'avoue !... démodé ?... certes !... je veux !... je connais pas les nouveaux remèdes ? oh ! quel mensonge ! je les reçois tous les nouveaux remèdes ! je lis à fond tous les prospectus... que savent-ils de plus mes confrères ? Rien ! que lisent-ils de plus ? Rien ! l'instinct guérisseur si je l'ai ! j'en suis perclus !... tel traversé d'ondes et de fluides !... avec le quart de ce que je reçois " remèdes nouveaux "... le dixième ! j'aurais de quoi empoisonner tout Billancourt, Issy, et le reste !... et Vaugirard ! Landru me fait rire, le mal qu'il se donnait !... question " faire du bien ", rien m'échappe ! les plus bouleversants progrès !... je serais pas comme tous les confrères qu'ont laissé la pénicilline sécher, moisir cinquante ans ! autre chose comme magnifique connerie que le Suez !

 oh ! moi, vigile ! je peux vous rajeunir en cinq sec !... vingt... trente ans de moins ! n'importe quel nonagénaire !... j'ai le sérum là ! sur ma table !... quel rebouteux qui s'aligne ? sérieux, garanti, timbré, remboursé par les A.S. ! une ampoule avant chaque repas !... vous passez Roméo de choc ! la " Relativité " en ampoules !... je vous la donne ! vous vous rebuvez le Temps, ainsi dire !... les rides !... les mélancolies... les aigreurs ! les bouffées de chaleur... qu'est-ce que je peux faire ?... la Comédie-Française, gamine ! Arnolphe saute à la corde !... reboumé ! Madeleine Renaud, Minou, Achille au Luxembourg ! à Guignol ! et l'Académie !... Mauriac, enfin, enfin, enfant de chœur !... nous emmerdant plus !... tous ses refoulements exposés !... une ampoule avant chaque repas ! garanti par les Assurances !...

  Je serais guérisseur, ça irait... ça serait une façon... et pas bête !... je ferais de mon cabinet mi-Bellevue un lieu de " refrétillement " des blèches !... Lourdes " new-look ", le Lisieux-sur-Seine !... vous voyez ?... mais le hic ! je suis que le petit médecin tout simple... je serais empirique ? je pourrais me permettre... je peux pas !... ou " chiropracte " ?... non ! non plus !
  J'ai le temps de méditer... repenser le pour, contre... de réfléchir ce qui me fait le plus de tort ?... mon complet peut-être ? mes grolles ?... toujours en chaussons ?... mes cheveux ? je crois, le plus surtout de pas avoir de domestiques... ah, et aussi le pire du pire : " il écrit des livres "... ils les lisent pas, mais ils savent...

  Je vais chercher les malades moi-même (les rares), je les ramène moi-même à la grille, je les guide qu'ils glissent pas (ils me feraient un procès), la glaise, la gadoue !... les chardons aussi... je vais moi-même aux " commissions "... voilà qui vous discrédite !... je vais aussi porter les ordures ! moi-même ! la poubelle jusqu'à la route !... vous pensez ! comment je serais pris au sérieux ? " Docteur ? Docteur ? pour la petite !... dites-moi ! savez-vous ? l'intrait sec de fibre de cœur de morue ?... une révolution il paraît ? vous savez ? et l'hibernation ? ce que vous dites ? pour les yeux de maman ? "
  Oh ! que je réponds ceci ! cela ! kif !... c'est pas moi qu'ils iront croire ! défiance totale !...
  (D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.31).

 

 

                                                                                             ***


 

          Interview avec Francine BLOCH.
 

 - Et bien, vous m’avez dit l’autre jour que de vos deux métiers, en somme, celui de médecin vous avait donné sans doute plus de satisfactions. Pourquoi ?

 - Ah, parce que je suis né pour être médecin tandis que je suis pas né pour être écrivain du tout.

 - A quel moment avez-vous commencé votre médecine ?

 - Ah, eh ben j’ai gagné… J’ai commencé ma médecine en 1918, tout de suite après la guerre, parce que…

 - Dans quelles conditions ?

 - Ah, ben… très péniblement, parce que j’ai passé mon bachot sans aller au lycée, en gagnant ma vie.

 - Ah oui, ça c’est assez rare évidemment.
 
 - C’est assez rare, oui.

 - C’est beau.

 - De moi-même, oui, parce que j’avais envie d’être médecin. Bon, alors je m’apprenais avec des petits manuels, et puis à ce moment-là, à ce moment-là vous savez, avoir un métier… je gagnais ma vie, alors avoir un métier, dame, c’était, c’était dur. Douze métiers, treize misères, dit le proverbe. Et j’en ai eu beaucoup, on me foutait à la porte parce qu’on trouvait que je faisais mal mon métier. Alors j’ai fait tous les métiers comme ça, beaucoup de métiers, alors on me parle d’Amérique et de machins, mais j’ai fait tout ça, mais je suis bien régulier, alors j’ai travaillé dur, dur, dur, dur, et puis j’ai passé, y avait des gens, y avait des gens à la session là, qui étaient plus vieux que moi, y’en avait de soixante-dix ans qui passaient leur bachot, des malins qui voulaient aussi avoir leur bachot avant de mourir.
  Et ben moi, bon, ben moi, je voulais avoir mon bachot pour aller à la Faculté, au P.C.N. alors je suis entré à la Faculté de médecine de Rennes, à l’école de médecine de Rennes à cette époque-là.
  Eh bien je me suis marié avec la fille du directeur de l’école, Mlle Follet, c’était Follet, Athanase Follet, et puis dame alors après ça a suivi son cours quoi. Et puis je suis entré à la Société des Nations, et puis, à la Société des Nations, j’ai fait des voyages à travers le monde.

 - Ah bon ! Qu’est-ce que vous étiez à la Société des Nations ?

 - Epidémiologiste, je cherchais des petites bêtes. J’allais chercher des… anophèles, mais je suis licencié ès sciences naturelles.

 - Ah oui…

 - Ah mais, j’apprenais tout, moi. Alors, j’apprenais les sciences naturelles, alors j’apprenais l’épidémiologie, alors j’ai fait de l’épidémiologie et alors c’était pour la Société des Nations, on m’avait mis là, la fondation Rockefeller m’avait mis là, eux m’avaient envoyé partout.
  Alors, au Congo… et au Dahomey… et puis au Nigéria pour la chasse à la fièvre jaune qu’était pas encore décidée à ce moment-là. Et puis, j’ai fait ça pendant quatre ans. Et puis en rentrant ben mais à la Société des Nations on m’a dit que je pouvais pas rester parce que j’étais pas riche. Fallait être riche pour être à la S.D.N. C’est très gentil, mais fallait beaucoup d’argent. C’était bien payé, mais c’était pas assez, fallait beaucoup d’argent. Alors là encore je me suis rendu compte qu’il fallait tout de même faire un métier plus… prolétaire. Alors je suis rentré dans la médecine, la médecine de quartier, à Clichy. 

 - Et vous n’avez pas cessé depuis… combien de temps ?

 - Depuis 24.

 - Depuis 24 ?

 - Oui, depuis 24, oui je le sais parce que je suis retraité maintenant.

 - Oui, depuis trente-cinq ans.

 - Oui, trente-cinq ans.

 - Et vous exercez encore ici. Ah vous êtes retraité. Mais ces dernières années vous avez continué ?

 - Ah oui, oui, oui, oui, oui. Je suis toujours curieux de ces choses-là. Oui, oui, oui. Toujours curieux. Tandis que, mon Dieu, la littérature je regarde ça de loin. A moins qu’on m’apporte un livre avec un style nouveau, mais je vois rien du tout, jamais moi, je vois rien du tout, c’est toujours traité en dessus.
 (Cahiers de la NRF, Céline et l’actualité 1933-1961, Gallimard, janvier 2003, p.441).

 

 

                                                                                                                         ***

 

          INTERVIEW avec Robert SADOUL


 - C’est la première fois que l’écrivain Louis-Ferdinand Céline parle à la radio. Louis-Ferdinand Céline, ou plutôt docteur Destouches, si vous préférez, j’aimerais savoir si vous avez commencé à écrire avant de pratiquer votre métier de médecin.

- Pas du tout. Si l’on peut dire, parce que j’ai écrit une thèse qui s’appelle « La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis », et qui est en somme un peu littéraire.
  Elle peut être considérée comme un premier roman, si l’on veut dire. Alors c’est un roman médical, strictement médical, et scientifique, pour une partie. Voilà. Alors ça, ça remonte à 24, 1924.

- Oui, et vous avez commencé votre métier de médecin en quelle année ?

- En 24.

- En même temps ?

- Oui, monsieur, oui, oui. Je suis entré à la Société des Nations aussitôt après ma thèse, je suis rentré à la Société des Nations à la section d’épidémiologie et d’hygiène à Genève en 1924, exactement, oui, et j’y suis resté quatre ans.

- Mais est-ce que vous pensiez faire ce double métier ou aviez-vous déjà choisi votre voie ?

- Pas du tout. Pas du tout, du tout, du tout. Pas le moindrement. J’avais uniquement une vocation médicale, et je regrette l’avoir un peu négligée. Je me serais livré entièrement à la médecine, je n’aurais pas eu tant d’ennuis, et alors je me suis livré… je me suis livré à la littérature et il m’en a coûté très cher.
  Je l’avais fait d’ailleurs très simplement, en 27, en quittant la Société des Nations, pour acheter un appartement. Je le dis très franchement. Rue du Bois, à Clichy, Seine. Parce que, à ce moment-là, je n’avais pas le sou, et il m’était très pénible de payer mon terme, alors je m’étais dit : en achetant un appartement, ce sera un souci de moins. Et en vendant un livre, si j’arrive à écrire un livre, eh bien, comme ça, j’aurai de l’argent pour acheter un appartement.
 
   Alors j’ai demandé à… J’ai été voir Denoël, ou plutôt j’ai laissé chez lui un manuscrit, je me suis mis à écrire, j’ai écrit un manuscrit, n’importe quoi, c’était le Voyage au bout de la nuit, et puis je l’ai laissé chez Denoël, et puis il a été perdu, c’est une autre femme qui l’avait, enfin il y a eu une confusion générale, et puis finalement on m’a retrouvé.
  Je m’appelle Céline, parce que c’est le nom de ma mère, elle s’appelait Céline, je croyais bien comme ça passer inaperçu, car je me suis aperçu par la suite qu’il est très difficile de pratiquer la médecine en même temps qu’on est écrivain. Vous passez pour un médecin farceur, pour un médecin de fantaisie, ça rend la vie très compliquée.
 
  Et alors on a vivement… on n’a pas très vivement, non, au bout d’un certain temps on a percé cet anonymat bien honnête, et puis, en effet… on a mis sur la piste… et je suis devenu ce bonhomme qui s’appelle Céline, d’un nom de femme, puis il m’en a coûté cher, et puis j’ai continué à écrire parce que je travaillais après dans un dispensaire, municipal, et alors là on est très mal vu quand on fait de la médecine et puis en même temps que l’on se fait connaître comme écrivain, on n’aime pas beaucoup ce type, on n’aimait pas du tout, cette fonction d’écrivain, ça paraissait ridicule, ce bonhomme assis sur la table, devant une table, qui se met à penser des choses soi-disant sublimes, pour quoi faire ? Il sait mieux les choses que les autres…
  
   Mais je n’en faisait qu’un but strictement alimentaire, commercial, et nécessaire, et puis voilà que tout d’un coup on m’a appris que ça se vendait bien. Bon, j’ai dit : ben, tant mieux, et puis alors… et puis la vie s’est mise à devenir extrêmement compliquée, moi ça m’a toujours été une espèce de malédiction, cette affaire d’écrire. Bien. Voilà toute l’histoire.
  (Cahiers de la NRF, Céline et l’actualité 1933-1961, Gallimard, janvier 2003, p.487).

 

 

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            BONNE-SŒUR LAÏQUE

   François Gibault, biographe de Céline, relèvera ce qu'il nomme les " inexactitudes " et les " exagérations " de Céline par rapport à l'histoire dite " véridique " du chercheur hongrois ; mais il ne paraît pas réaliser qu'à travers Semmelweis, Céline se crée un idéal du moi, un modèle identificatoire, comme s'il se traçait à l'avance une destinée.
  De ce modèle, il faut retenir l'idéal de bonté, cette espèce de vocation de " bonne-sœur laïque " que se reconnaissait l'auteur ; ce charisme particulier qui l'a fait se dévouer et soigner toujours et contre tout, quelles que soient les circonstances. " Médecin, confie-t-il à Robert Poulet, j'ai découvert qu'il est en mon pouvoir de faire aux gens un bien incontestable. Un homme souffre devant nous ; et nous faisons ce qu'il faut pour qu'il ne souffre plus. Cela c'est une chose certaine. Alors elle remplit la pensée ; on n'a plus le loisir d'évoquer d'autres réalités ".

 Céline était trop conscient des limites du pouvoir médical pour prétendre " guérir " ; il entendait toutefois soulager la souffrance humaine. Ses commentateurs, toujours si curieux de sa vie, ne se sont pas interrogés, à notre connaissance, sur tout le matériel de soignant que Louis réclame à son père dès son voyage en Afrique en 1916. Insistant sur le curieux comportement de Céline par rapport à l'argent, ils ne mentionnent jamais qu'en contrepartie, sa seule " collaboration " s'est traduite par l'achat de médicaments pour les Français exilés malades, sur sa propre bourse ; sans compter les innombrables demandes - impératives - de bons de lait et de denrées supplémentaires pour ses malades du dispensaire de Bezons sous l'occupation.
 (Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.24).

 

 

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            Toujours la vocation.

  Réinstallé chez ses parents, ayant définitivement écarté leur projet initial, sans autre diplôme que le Certificat d'Etudes mais curieux de tout, Louis va trouver un nouvel ombilic pour alimenter son travail intérieur : il rencontre Raoul Marquis. Contrairement à ce que note Gibault, le hasard n'est pas à l'origine de cette rencontre : plutôt les affinités. Ingénieur civil, son personnage évoque un peu celui d'Edouard Bénédictus, que Louis retrouve par ses intérêts dans tous les domaines. Marquis dirige la revue Euréka. Né à Graffigny, il se fait appeler Marquis Henri de Graffigny ; fantaisiste aux limites de la mystification, c'est un autodidacte comme Louis.

  La légende voudrait, qu'occupant auprès de Marquis des fonctions indéfinies, le jeune Destouches ait eu l'occasion d'exploiter une lettre de la Fondation Rockefeller adressée à son patron, lui apprenant que l'on recherche des propagandistes qualifiés. Pendant quelques mois, il va enseigner l'hygiène et la prévention de la tuberculose, à l'aide d'un " Guignol prophylactique ", menant la vie des Gens du Voyage dans la " roulotte d'hygiène ", costumé en soldat américain, reçu triomphalement autant par les enfants que par les adultes. Ainsi, continue-t-il à réaliser le vecteur du grand-père Auguste... Voyage... invention... ici, " publicitaire ".
  Louis acquiert le bagout des bateleurs, fait la conquête de la riche héritière qu'il souhaitait rencontrer : Edith Follet, fille d'un Professeur de Médecine de l'Université de Rennes. Il profite de son travail à la mission pour passer la 1ère partie de son Bac (avril 1919), la seconde en juillet. Ses notes sont très honorables. Puis il épouse civilement et religieusement Edith Follet, le 19 août 1917.

  Chacun y trouve son compte : Follet a de la sympathie pour ce jeune garçon entreprenant et intelligent qui possède, en outre, un oncle Georges, secrétaire à la Faculté de Médecine de Paris ; influent auprès du Doyen, il obtiendra la nomination de Follet au poste convoité de Directeur de l'Ecole de Médecine de Rennes. Edith est jeune et amoureuse, (d'après François Gibault, la première épouse acceptera de s'effacer contre quelques avantages procurés par la famille Destouches). Sa personnalité ne paraît pas devoir déranger Louis. Ce dernier a trouvé un nouvel ombilic culturel : depuis Londres, il a un intérêt prononcé pour la médecine ; or, son beau-père a mis pour condition à ce mariage, qu'il la fasse... Le jeune couple habite chez les Follet. Louis trouve sur place une bibliothèque qu'il dévore et où il s'installe.

 [...] La thèse de médecine sur Semmelweis, présentée en 1923, montre les extraordinaires progrès réalisés par Céline dans l'élaboration de sa pensée et dans l'appropriation de la langue. Le jury l'estime " doué " pour écrire.
 [...] Ferveur pour la médecine... sans parler de ce " Voyage " qui toujours l'attire vers le large. Quinze jours après la soutenance, Louis se sert du Professeur Selkar Gunn (de la mission Rockefeller et qui faisait partie de son jury) pour rencontrer le Docteur Ludwig Rajchman, Directeur de la Section d'Hygiène à la S.D.N. à Genève. Il s'emploie activement à se faire nommer là-bas. Gunn, qu'il considère comme un père, le met à la disposition de cette Eglise par le truchement de la Rockefeller, le recommande chaleureusement à Rajchman qui l'accueille effectivement avec beaucoup de bienveillance et le reçoit chez lui.

  Louis qui a planté fille et femme, reprend le fil, un instant interrompu, de ses pérégrinations. Il est passionné d'hygiène, de médecine préventive, persuadé qu'elle joue un rôle plus efficace que les thérapeutiques. Son protecteur lui accorde toutes les missions souhaitées de par le monde. Louis s'est énormément cultivé durant son séjour à Rennes. Rajchman va parachever sa maîtrise de la langue en lui donnant le sens de la litote : ne pas décrire, mais faire imaginer ; renvoyer à ce qui n'est pas effectivement là, n'est-ce pas le sens de toute symbolisation ?
 Louis aurait pu rester à la S.D.N. et satisfaire sa vocation d'hygiéniste, son goût pour l'écriture et sa passion du Voyage, si sa culpabilité l'avait laissé en paix. Il s'en explique aux journalistes, mais la baptise " conscience sociale " : " J'étais à la Société des Nations (...) j'ai vu vraiment que le monde était gouverné par le Bœuf, par Mammon ! (...) Ça m'est venu tard, moi, la conscience sociale (...) ".  
   Comment profiter d'une existence dorée, luxueuse quand il sait que sa mère travaille, gagne sa vie dans la fatigue et s'incline devant la richesse dont il voit bien qu'elle est le fruit d'astuces et pas forcément de mérites. Effectivement, Marguerite Destouches n'est pas " pauvre ", mais elle travaillera jusqu'à sa mort (à 75 ans), comme démarcheuse pour un laboratoire pharmaceutique...

  Pas plus qu'il ne supportait le confort opulent de Rennes, Louis ne va supporter le luxe de la S.D.N.. Nous avons montré le conflit vécu par Céline au niveau de la polarité patriarcale et matriarcale de la civilisation judéo-chrétienne. Il nous paraît totalement inepte d'évoquer, comme le font les commentateurs un antisémitisme de Céline dans l'Eglise. Son sentiment de culpabilité, qui le rend d'autant plus critique vis-à-vis du milieu où il évolue, nous paraît amplement suffisant pour expliquer son refus de ce milieu ; il est surtout incapable de trouver un compromis au conflit qui le déchire et qu'il porte sur scène dans sa pièce, peinant sans le vouloir son protecteur.
  Cette incapacité est le fruit de surinvestissement qui lui font, à son insu, assimiler le monde des pauvres à celui de sa mère ; le monde de la Loi, de l'argent,
du pouvoir, à celui du père. Ces surinvestissements l'empêchent d'inventer une autre solution. Il rompt. Rajchman ne sera jamais hostile à l'égard de Louis ; il l'aidera, même après son départ. Simplement, le contrat à la S.D.N. n'est pas renouvelé. Louis est mis en congé par Léon Bernard pour un prétexte réel : son paludisme.

  Au cours des deux dernières années, Louis a rencontré Elizabeth Craig, jeune fille américaine, danseuse, qui visitait la Suisse avec ses parents. Louis en est très épris, mais continue d'entretenir beaucoup de relations féminines. On peut penser qu'il a transformé ses défenses : il ne protège plus sa vulnérabilité par la solitude, mais par une multiplicité qui, finalement, s'annule.
  Le Docteur Destouches se retrouve dans une situation précaire : il s'installe avec Elizabeth au 36 rue d'Alsace à Clichy où il soigne le tout venant misérable de la banlieue. La Société de Médecine de Paris accepte sa candidature sur les conseils de Georges Rosenthal (1928). Il y annonce son désir d'étudier l'organisation du travail des malades et des ouvriers. Son Cabinet de Clichy lui rapporte fort peu. Il ne sait pas se faire régler ses consultations, aidant même ses malades trop pauvres. Pire, il envisage une médecine sociale qui lui aliène ses collègues. Rajchman, appelé à son secours, l'introduit à Laennec, dans le Service du Professeur Léon Bernard, où il se forme à la médecine de dispensaire.
  Robert Debré, qui l'enseigne, sera frappé par l'amertume qu'éprouve le jeune médecin au contact de la misère. Ce stage débouche, en 1929, sur une vacation au nouveau dispensaire de Clichy où il pratique, dès son ouverture, grâce aux appuis du fidèle Rajchman, de Léon Bernard, de son oncle Georges et du Docteur Hazemann, Directeur du dispensaire avant de devenir Directeur de la Médecine d'Hygiène Populaire.

  Louis Destouches investit beaucoup cette fonction où il laissera la réputation d'un médecin très proche de ses malades, très hygiéniste (ses prescriptions comportent toujours " pas de café - pas de vin ") aimant les pointes verbales et le petit scandale qu'elles entraînent. Il est apprécié. Son arrivée au dispensaire provoquait un véritable changement ; " une vitalité soudaine animait les locaux de la rue Fanny : le personnel, les infirmières et les patients paraissaient irrésistiblement sensibles à une influence bénéfique ".
  Il se fait cependant des ennemis avec ses boutades : le Docteur Waynbaum l'ayant repris pour l'avoir saluée d'un " bonjour Madame " (alors qu'elle est demoiselle) sera traitée de " fossile ", publiquement. " Je vais où ma bite me mène ", répond-t-il à une dame distinguée... " Toute cette bidoche, c'est pour moi " murmure-t-il à un collègue en montrant la salle d'attente ".
  (Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.373).

 

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