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                                                                          SES   VOYAGES

 

 

 

 

   Son dernier voyage. Ce 1er juillet 1961...

  Evocation de ce dernier voyage à partir de la documentation célinienne disponible et de la presse de l'époque.

  Philippe Alméras : Céline entre haines et passions, Robert Laffont 1994.
  François Gibault : Céline, 1944-1961, Cavalier de l'Apocalypse, Mercure de France, 1981.
  Jean Guenot : Louis-Ferdinand Céline damné par l'écriture, chez l'auteur, 1973.
  Pierre Monnier : Ferdinand furieux, L'Age d'Homme, 1979.
  Erika Ostrovsky : Céline, le voyeur-voyant, Ed. Buchet-Chastel, 1972.
  Paul Del Perugia : Céline, Nouvelles Editions Latines, 1987.
  Robert Poulet :  Mon ami Bardamu, Plon, 1971.
  Dominique de Roux :  La mort de L-F Céline, Christian Bourgois, 1966.
  Frédéric Vitoux : La vie de Céline, Grasset, 1988.

 ... Chaleur d'été. Paris en stagnation : presque une nécropole où ne viennent que les étrangers. Des boulangeries fermées d'où l'odeur du pain s'est envolée et des canalisations éventrées par les travaux. Tous les habitants sont partis pour célébrer l'exode annuel à la campagne ou à la mer.
  La route des Gardes se déploie au soleil, plonge dans la brume, serpente depuis Versailles jusqu'au lointain palais du Louvre. Ancienne route des rois de France. Flanquée à présent de modestes pavillons, avec les usines Renault en bas. Seuls les pavés d'autrefois demeurent et aussi la splendeur continue de la vallée de la Seine. La route se traîne le long de clôtures de maçonnerie et de villas en mauvais état, puis s'élève à un sentier étroit, presque dissimulé à la vue.

  Une rude montée conduit à trois maisons identiques. Style Louis-Philippe, séparées par des jardins et de vieux arbres. Elles dominent le paysage au-dessous d'elles. Rappel de la noblesse d'antan. La dernière (" Villa Maïtou ") est fermée par de hautes portes jaunes. Elle est haute et crépie sur un soubassement de pierre. Une allée pavée de dalles de ciment rose contourne le gazon par la droite. Ce qui frappe le plus, en montant cette allée, c'est le contraste entre le style du pavillon Louis-Philippe et les peintures bleu piscine des barrières. C'est là que vivent depuis dix ans Louis-Ferdinand Destouches et son épouse Lucette.

  La vue sur Paris et la Seine a emporté un choix qui par ailleurs déroute. La cuisine est à l'entresol. Céline travaille et dort au rez-de-chaussée, Lucette a aménagé les deux étages supérieurs pour la danse. La vue profite surtout au studio. Le confort est très relatif, le chauffage central existe mais l'installation est ancienne et on ne l'allume pas souvent. On a ajouté des chauffage au gaz.

  Nul chauffage nécessaire ce 1er juillet 1961 : une vague de chaleur submerge la France. La veille, il a fait plus de 32° à Paris et la météo annonce qu'il fera encore plus chaud aujourd'hui, avec une tendance orageuse accrue. Ce temps est dû à la présence d'un anticyclone, solidement ancré sur l'Europe centrale et qui commande sur l'hexagone un chaud flux du sud.

  Le grand soleil de la veille ramène une aurore presque incandescente, Villa Maïtou, les chiens, les chats, le perroquet s'ébrouent déjà dans l'ombre de la maison. Les journaux du matin regorgent de publicités pour les boissons rafraîchissantes - le 1/4 Ricqlès ou le " Tonic Water " de Perrier - et les glaces Motta à la crème fraîche, " désormais fabriquées en Normandie ".

  A propos de l'Algérie, De Gaulle confie en privé que " la seule solution raisonnable reste l'association. " Et d'ajouter : " Si tout accord avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) est impossible, nous regrouperons les Français autour d'Alger et d'Oran. "
  
Céline a fini par considérer la guerre d'Algérie comme un évènement mineur en comparaison des problèmes Est-Ouest et surtout de celui posé par la Chine. Dixit un confrère, le docteur Robert Brami, familier du 25 ter route des Gardes. Dans quelques jours, trois mois après les accords d'Evian et deux jours après le référendum d'autodétermination en Algérie, le président de la République annoncera officiellement la reconnaissance par la France de l'indépendance de l'Algérie. Si les attentats au plastic se multiplient à Alger, le pire est encore à venir... En métropole, la majorité des Français n'en ont cure. Le grand rush des vacances a commencé en ce premier week-end de juillet. Les citadins s'en vont, sous la chaleur, à la recherche du calme, de la fraîcheur, de l'eau... C'est le Tour de France qui passionne les foules. La veille, le Belge Planckaert a fait cavalier seul au Ballon d'Alsace et a gagné, détaché, à Belfort.

  Oui, l'été a surgi, torride. Depuis quelques jours, Céline se retire sous la pierre de sa maison, brûlante comme la Casbah. Il ne supporte plus le soleil, sortant au crépuscule : " Je vais aux commissions. " Il rapporte la viande des bêtes, marcheur qui a perdu son ombre. Les gens de Meudon en le croisant auraient pu dire, comme les habitants de Vérone au sujet de Dante : " Eccovi l'uom ch'è stato all inferno " (Voyez, l'homme qui a été en enfer).  

   Un autre médecin, André Willemin, lui rend régulièrement visite : " Il s'est enfermé dans cette villa de Meudon comme dans un fortin... Sa carcasse ne l'intéresse plus, lui qui a été un athlète et un cuirassier héroïque de 14. Il l'abandonne aux intempéries... Il ne trouve jamais plus de deux à trois heures d'un sommeil constamment interrompu. Après minuit, il erre dans la maison... "
  " Quand il arrête de travailler, dit Lucette, il a le sang à la tête, les mains qui tremblent, les jambes qui flageolent, il me fait peur. " - " Je te dis que je vais crever ! " répète Céline...

  Chaleur étouffante dès le matin de ce samedi 1er juillet. Lucette, levée à six heures, trouve Louis à la cave, à la recherche d'un peu de fraîcheur, l'air absent. Il accepte de remonter dans sa chambre et de s'allonger. Il lui dit : " Ferme tout. Je ne peux pas supporter la lumière. " Cette photophobie annonce l'hémorragie cérébrale qui va le foudroyer quelques heures plus tard...

   En fin de matinée, Serge Perrault passe, comme il le fait souvent, mais Céline refuse de le voir. Il ne veut voir personne. Au tout début de l'après-midi, Marie-Claude et Rose de France viennent travailler avec Lucette au premier étage. Vers quinze heures, Marie-Claude descend dans la chambre de Céline pour boire une tasse de thé. Il se sent un peu mieux et plaisante gentiment.

  " Ce jour-là, il se plaignit de la tête plus que d'habitude. Je lui ai appliqué des compresses. Il s'est allongé, nu, tellement il avait chaud. Et son bras droit est devenu glacé, ce qui était étonnant par une journée aussi caniculaire. Le sang n'y circulait plus. Je pense que l'hémorragie cérébrale du côté gauche était déjà commencée. Tout de suite, j'ai deviné que la crise était anormale. J'ai voulu appeler un médecin mais son médecin traitant n'était pas là.
  J'ai pensé à Willemin . Louis m'a dit : " Je te défends de l'appeler, je ne veux pas, je veux qu'on me laisse crever tranquille, je ne veux ni piqûre ni médecin, je ne veux plus rien. " Tout devait suivre la nature jusqu'au bout.

  A la fin de l'après-midi, sa poitrine se soulève douloureusement pour des inspirations de plus en plus saccadées et courtes. Il suffoque. Vers dix-huit heures, sa poitrine se soulève une dernière fois.
   Au-dehors, un soleil toujours éclatant, et, dans la maison, une étrange impression de silence et d'apaisement. Etrange ? Pourquoi ?... Au bout d'un moment, on comprend que les animaux se sont tus. Il n'y a plus un aboiement, les chats sont invisibles, cachés, il n'y a plus un pépiement d'oiseaux. Toto le perroquet ne parle plus... Il va rester des mois sans parler...

   Quelques jours auparavant, Christian Dedet, jeune confrère et romancier comme lui, est l'un des derniers à avoir une vraie conversation avec Céline :
  " Je lui ai rendu visite vingt-quatre heures avant sa mort. J'ai été frappé parce qu'il faisait une canicule épouvantable ce jour-là et lui, il avait plusieurs tricots de laine. En plus de tout ça, il grelottait, il avait froid. Il s'asseyait, il se levait parce qu'il tenait en place nulle part, il avait des douleurs partout, il était très arthrosique, et en plus il avait des sifflements dans l'oreille, des maux de tête.
   J'ai pensé qu'il avait le centre de régulation thermique atteint, peut-être par une tumeur du cerveau, peut-être par l'évolution en sclérose de son artério-sclérose cérébrale dont officiellement il est mort mais je me demande s'il n'avait pas une tumeur au cerveau. "

  " La mort, disait Céline à la fin de sa vie, m'est toujours présente. A chaque seconde de ma vie, je l'ai vue et je la vois, en moi, en face de moi. Tout homme qui me parle est à mes yeux un mort ; un mort en sursis, si vous voulez ; un vivant par hasard et pour un instant. Quant à ma mort à moi, c'est ce que j'ai de plus présent, de plus conscient. Ma grande préoccupation , pour le moment, n'est-elle pas de protéger ma femme, autant que possible, contre les désagréments qui peuvent l'atteindre quand je ne serai plus ?
  Travaillant, écrivant, je poursuis cette idée, je m'installe donc continuellement par l'esprit dans l'avenir proche pour moi comme pour nous tous, où je serai mort et enterré. A cette seconde où je vous parle, j'ai la cervelle occupée à la fois
par les choses dont nous parlons et par la conviction que maintenant, tout de suite, je peux m'affaisser et rendre mon dernier souffle. Mais cette hantise ne m'attriste pas, ne me paralyse pas, comme tant de morts-vivants qui jouent à cache-cache avec la pourriture. "

   Pour conclure, donnons la parole à un quatrième médecin, André Jacquot, qui délivra cette manière d'épitaphe : " C'était un esprit curieux de tout, lisant énormément, s'intéressant aux problèmes les plus complexes comme aux choses les plus banales. Il aimait s'entretenir avec les gens les plus simples et il les écoutait avec patience et attention. Servi par une prodigieuse mémoire, il possédait une érudition extraordinaire qui lui permettait de traiter avec compétence n'importe quel sujet...
  Malgré la vigueur de ses écrits, il s'est toujours défendu d'être un doctrinaire, encore moins un chef de file... La seule création originale qu'il revendiquait avec véhémence parfois, c'était son style si particulier... Par ailleurs, sa règle de vie était : ne rien devoir à personne. Son esprit d'indépendance était poussé à tel point qu'il n'accepta aucune aide matérielle dans ses moments de grande détresse...
  Il avait horreur de l'embrigadement et détestait l'esprit de système... Avec cela, il était un confrère excellent, sans prétention, ignorant la jalousie. "

  Cinquante ans après, un tel diagnostic est-il encore admis par la bien-pensance qui le voit résolument en grand écrivain ennemi du genre humain ?
  (BC n°318, avril 2010).

 

                                                                                             

 

 

 

 

 

         MEUDON

  Peu après l'ordonnance d'amnistie, le 1er juillet 1951, Céline et Lucette prirent l'avion pour la France.
 Ils emmenaient avec eux non seulement le chat Bébert, mais aussi la chienne Bessy adoptée à Korsör ainsi que deux autres chats.
  Ils décollèrent de l'aérodrome de Kastrup, près de Copenhague, en direction de Nice. Céline auparavant, avait tenu à remercier la population de Korsör de son hospitalité, par le biais d'un article publié dans le journal local.

  Ils passèrent l'été sur la Côte d'Azur où résidaient les parents de Lucette, à Menton. Ils rencontrèrent Albert Paraz, retiré à Vence.
  En septembre, ils regagnèrent Paris et s'installèrent dans un pavillon du bas Meudon dont ils venaient de faire l'acquisition, au 25 ter route des Gardes.

  C'était une belle demeure délabrée et sans confort, construite au milieu du siècle dernier, et fort mal distribuée avec ses pièces les unes au dessus des autres, sur trois niveaux. Elle dominait, elle domine encore la Seine face à l'île Seguin et aux usines Renault.

  Céline ne devait plus guère en bouger jusqu'à sa mort. Il demeura là, travaillant sans relâche, ne s'accordant aucune distraction, refusant toujours aussi obstinément de boire une goutte d'alcool ou de fumer une seule cigarette... Pas une sortie au restaurant, au théâtre, au cinéma. Rien.

  Lucette ouvrit là un cours de danse, et Céline - ou plutôt le Dr Destouches - un cabinet médical. Mais si Lucette put bénéficier assez vite d'une clientèle de jeunes élèves qui venaient, au premier étage, s'initier aux " danses classiques et de caractère " sous l'œil attentif et fatigué de l'écrivain, qui les voyait monter et descendre en attendant que battent au plafond les coups sourds de leurs exercices, lui, au contraire ne pratiqua plus guère la médecine...
 
     Sa réputation sulfureuse s'était vite répandue dans le quartier. Sa vie de bohème et de sauvage faisait peur aux patients. Jamais ou presque le docteur ne sortait de chez lui. Il recevait peu et décourageait ses visiteurs. Entouré de la meute assez terrifiante de ses chiens molosses : Bessy, Agar, Balou..., vêtu d'un amoncellement incroyable de pull-overs mités enfilés les uns par-dessus les autres, il ne soignait guère que les malades non prévenus se risquant jusqu'à sa porte, ou les voisins trop pauvres pour se payer un médecin en apparence plus rassurant...

  Du reste, tous les journalistes ou les amis venus le voir après la guerre, à Meudon, ont gardés de Céline la même impression de méfiance bourrue, de défiance loquace, de misère à la fois ostensible et cachée. Trop ostensible pour être tout à fait vraie, trop cachée aussi pour ne pas receler l'amertume des grandes solitudes et l'habitude des souffrances qui oppressent.

  Dès 1951, les éditions Gallimard avaient racheté les droits des œuvres de Céline (à l'exception de ses pamphlets) et les republièrent toutes entre mars et mai 1952.
  Bébert venait de mourir, ses maîtres l'avaient enterré dans le jardin de Meudon... En juin 1952 sortait Féerie pour une autre fois, le premier livre de Céline où le chat faisait entendre ses miaulements. Le silence de la critique fut total et l'échec public évident.
   Céline souffrit de cet isolement intellectuel qu'atténuèrent un peu le soutien (tant matériel que moral) de Gaston Gallimard, la bienveillance affectueuse de Jean Paulhan (avec lequel il se brouilla bien vite) et surtout l'amitié de Roger Nimier. On peut presque dire que Céline se maintint alors en vie (intellectuelle) par la seule correspondance qu'il échangea avec eux.

   En juin 1954, Gallimard publia la suite de Féerie, intitulée Normance - et ce fut le même échec et le même silence. C'est à ce moment-là que Céline écrivit Entretien avec le professeur Y (publié à l'origine dans La Nouvelle Revue Française), qui reste une manière d'art poétique provocateur et bouffon dont la gravité - cachée - passa alors inaperçue.

   Peu à peu se brisa pourtant l'étau de silence qui pesait sur Céline. Des écrivains situés à gauche comme Maurice Nadeau, Gaétan Picon ou Jean-Louis Bory eurent le courage tranquille d'afficher leur admiration pour l'auteur de Voyage au bout de la nuit. Ce roman publié en " Livre de poche " bénéficia dès 1956 d'une diffusion massive et toucha de nouveaux lecteurs. Dans Arts ou dans Paris-Match parurent des articles ou reportages sur l'ermite de Meudon. Robert Poulet publia chez Plon son livre Entretiens familiers avec L.F. Céline...

  Et surtout, en 1957, parut D'un château l'autre, que cette fois-ci la critique accueillit bruyamment. L'auteur fut l'invité de Pierre Dumayet à l'émission de télévision Lectures pour tous (le document est saisissant), il s'exprima à la radio suisse-romande, il donna à L'Express une interview tonitruante et provocatrice qui choqua nombre de ses amis de droite, il polémiqua avec Roger Vaillant... La force de son roman s'imposa. Des étudiants et des universitaires apprirent le chemin de Meudon.

  La publication de Nord en 1960 confirma amplement ce regain d'intérêt. Céline échappait déjà de son vivant au purgatoire. N'entra-t-il pas en 1960 dans la collection " La Pléiade ", pour Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit préfacés par le professeur Henri Mondor ? Pendant longtemps, seuls André Malraux, Henri de Montherlant et lui-même connurent ce privilège d'y avoir été publiés de leur vivant.

   Le 1er juillet 1961, alors qu'il venait d'achever la deuxième version de son roman Rigodon, Céline fut frappé d'une rupture d'anévrisme et mourut subitement. Il fut inhumé le 4 juillet au cimetière de Meudon.

  " Nous n'étions pas trente pour l'accompagner au cimetière. Le curé de la paroisse lui avait refusé son eau bénite. Tous les honneurs ! Il pleuvait. Un enterrement incomparable, celui que méritait Céline. "
  (Lucien Rebatet, Cahiers de l'Herne n° 3). (F. Vitoux, Céline, Dossiers Belfond, 1978).

 

                                                                           

 

 


 

 

 

   KLARSKOVGAARD, près du port de KORSÖR

  Le 19 mai 1948, Céline et Lucette (et toujours Bébert), acceptent l'invitation de Thorvald Mikkelsen, leur avocat.
 Ils partent pour la propriété de celui-ci à Klarskovgaard, près du port de Korsör, au bord de la Baltique.
       Des pavillons qui composaient le domaine, ils occupent surtout le plus modeste et le plus retiré : Fanehuset(littéralement, la " maison du drapeau ", demeure assez inconfortable, semble-t-il, sans eau courante, au sol de terre battue, chauffée par des feux de tourbe à la chaleur parcimonieuse, affirmera Lucette Destouches.

  Que dire de ces longs mois d'exil à Klarskovgaard ? Céline et sa femme y mènent une vie austère, rude, laborieuse et triste. On connaît leur témoignage... Céline multiplie ses correspondances, comme pour se maintenir en vie.
  Un jeune universitaire américain d'origine juive, Milton Hindus, se passionne pour son œuvre, lui écrit et vient même lui rendre visite. Leur entente fut de courte durée.

  En vérité, ce n'est pas à Korsör mais à un millier de kilomètres de là que l'actualité célinienne se développe alors. Si le 17 octobre 1949, la cour de justice de la Seine vient d'arrêter les poursuites engagées contre Céline, le 3 septembre de la même année le commissaire du gouvernement réclame à son encontre l'application de la loi pénale concernant les délits mineurs contre la sûreté de l'Etat.

  Le 21 février 1950, la cour de justice rend son arrêt (un an d'emprisonnement, 50 000 francs d'amende, indignité nationale), mais un an plus tard, ces mêmes cours seront dissoutes.

  Le 25 avril 1951, enfin, entre en vigueur l'ordonnance d'amnistie rendue par le tribunal militaire de Paris.

  Sur le plan littéraire, Casse-pipe avait été publié en 1948 dans les Cahiers de la Pléiade, grâce à Jean Paulhan qui prit la défense de l'écrivain.
  C'est dans Le Gala des vaches d'Albert Paraz, ouvrage consacré en partie à Céline, que figura A l'agité du bocal, qui était encore inédit. Le ballet Foudres et Flèches sortit chez un petit éditeur, Jonquières. Pierre Monnier republia Casse-pipe, Mort à crédit et Scandale aux abysses...

  La polémique ne désarme pas en France, bien entendu. L'heure est encore aux procès d'épuration. Le Comité national des écrivains tranche des bons et mauvais romanciers. (" Ces haineux " disait Paraz).
  Mais du moins commence-t-on à reparler timidement de l'auteur de Voyage au bout de la nuit.
   (F. Vitoux, Céline, 1978).

                                                                                                                              * * *

     Quand Louis, Bébert et elle débarquèrent à Klarskovgaard le 19 mai, dans le bourgeonnement soudain du printemps tardif, dans ce pays sans réelles demi-saisons, où, à l'hiver interminable succédait un été miraculeux et trop bref, se doutaient-ils qu'ils allaient y rester plus de trois ans, ballottés dans cette propriété d'une demeure à une autre, à attendre, à s'ennuyer, à écrire, à recevoir de trop rares visites, à suivre de loin les péripéties des actions en justice engagées contre l'écrivain, à observer les efforts malheureux de petits éditeurs pour relancer ses ouvrages d'avant-guerre ? Lui allait souffrir de névralgies sans cesse plus prononcées. Elle tomberait malade. Le vieux Bébert, âgé de quinze ans, partagerait bientôt sa vie et l'intimité de ses maîtres avec de nouveaux compagnons, une chienne et d'autres chats ; après des mois d'enfermement dans une soupente de Copenhague, il retrouverait surtout une certaine liberté, rôdant en lisière de la forêt, dans la solitude inquiétante de la nature. Formidable destin pour ce chat de Montmartre !

   Comment raconter la vie de Céline en cette période ? En évoquant d'abord son existence au jour le jour, ses rencontres, ses misères, ses découragements. Puis en distinguant ce qui fut au fond ses deux principales préoccupations : la republication difficile de ses livres, pour briser la conspiration du silence qui s'acharnait sur lui dans le climat de l'après-guerre, et bien sûr les étapes de ses procès...

        Ils débarquèrent donc du train à Korsôr avec leurs bagages de bohémiens, leurs valises miteuses, leurs casseroles, quelques livres. Un taxi les emmena à Klarskovgaard. Mikkelsen n'était pas là. Personne pour les accueillir, les aider à s'installer. Ils logèrent pour quelques jours dans la demeure principale. Louis put fouiner dans la bibliothèque. Les choses se présentaient en somme assez bien. Mais dès l'arrivée de l'avocat, ils durent déménager. Ils se replièrent dans la maison d'amis. Pour une brève période seulement. Car la vie mondaine de Klarskovgaard commençait, avec ses « célébrités » que Mikkelsen s'enorgueillisait de fréquenter.

    « Louis n'était pas un homme de la campagne, explique Lucette, et Korsôr, c'était la campagne, ce n'était pas la vraie mer, celle que Louis aimait, Le Havre, Saint-Malo, les mouvements des bateaux, du port. En face de Korsôr s'étendait une mer grise, pas salée du tout, sans marée, où l'on péchait des poissons qui n'avaient pas de goût. Nous n'avions pas la même façon de voir, lui et moi. L'aspect sauvage de cette côte me plaisait plutôt. Je me baignais chaque jour, je me lavais dans la mer. Elle était glacée l'hiver, ça ne me gênait pas. Vivre ainsi, c'était tout naturel pour moi. Mais Louis ne s'adaptait pas, ne parvint jamais à s'adapter.
     Il vécut ce séjour tragiquement, comme un lion en cage. Et puis il y avait ces déménagements incessants, d'une maison à l'autre, comme des domestiques qu'on loge comme on peut et que l'on chasse, dès qu'on a besoin de récupérer les lieux qu'ils occupent. Vous savez, même changer de cellule pour un prisonnier qui ne possède presque rien, c'est un monde de désarroi. Louis avait ses liasses de papier sur sa table, ses manuscrits en cours, autour de lui le chat, ses animaux, ses habitudes. Il fallait empaqueter nos affaires dans des boîtes. Pour lui, c'était vraiment pénible. Et la cabane (Fanehuset) était des plus rudimentaire. Sans compter qu'il régnait un drôle de climat. Du jour au lendemain, l'été finissait. Ça devenait du vent, du froid, de la nuit. Il n'y avait qu'à regarder les arbres. A moins d'un kilomètre d'où nous étions, nous apercevions des dunes et les arbres qui s'y agrippaient avaient des allures de nains qu'on aurait torturés. Ils avaient tenu à la terre parce qu'ils voulaient vivre — mais dans quel état ! Par chance, il y avait partout des
oiseaux, des porcs-épics, des chats. J'aimais les observer...
    Mikkelsen ? Il adorait recevoir. Des ambassadeurs, des personnalités anglaises surtout. A peine arrivé chez lui, il nous conviait à déjeuner. Nous n'y tenions pas particulièrement. Ces convenances, ces mondanités ! Louis ne voulait pas se donner en spectacle, faire le clown devant tous ces gens, comme Mikkelsen l'espérait. Alors, il se renfermait, se renfrognait. Il ne disait pas un mot. Il faisait celui qui ne parlait pas anglais. Et puis on rentrait dans notre baraque. Par la suite, on a renoncé à ces déjeuners.
»

    Premières visites personnelles pour Céline, peu après son arrivée à Klarskovgaard, celle de l'éditeur américain James Laughlin le 25 mai et de l'écrivain et journaliste danois Ole Vinding le 12 juin. Ce dernier habitait alors à une quinzaine de kilomètres de la propriété de Mikkelsen. Il éprouva tout de suite une vive affection doublée d'une grande admiration pour Céline. Ils prirent l'habitude, dès lors, de se revoir assez souvent. Surtout, il sut fort bien l'observer, le décrire, le comprendre en profondeur tout en épiant chez lui les symptômes les plus apparents de la maladie, du délire...

    En ce premier été de Klarskovgaard, la visite la plus déterminante, la plus éclairante aussi pour comprendre Céline, fut sans conteste celle de Milton Hindus, du 20 juillet au 11 août. Le jeune universitaire américain s'était décidé enfin à faire le voyage, à s'embarquer pour l'Europe, à rencontrer Céline, cet écrivain antisémite qu'il admirait et qui lui inspirait une si troublante fascination. Il l'avait écrit au préalable dans son journal intime : « Céline est une écharde plantée dans mon esprit. Il faut que je l'absorbe ou la rejette — complètement. »

    Avant de gagner le Danemark, Milton Hindus avait d'abord séjourné à Paris où il avait rencontré la plupart des amis de Céline : Marcel Aymé, Gen Paul, etc. A la demande de Céline, il avait même été voir Guy Tosi, le directeur littéraire de Denoël qui lui avait confié une lettre à l'intention de l'écrivain.
      A peine arrivé à Korsôr où Céline lui avait retenu une chambre au-dessus d'un cabaret, un vrai taudis, le logement le moins cher qu'il ait pu trouver, le jeune universitaire (qui allait changer d'hôtel très vite) fut frappé par la tristesse, la mélancolie, l'usure de cet homme qui lui sembla si malade, accablé de soucis. Ils se virent presque quotidiennement durant le séjour de l'Américain. Tantôt Louis et Lucette allaient en bicyclette jusqu'à Korsôr, tantôt Milton Hindus qui avait loué un vélo, se rendait chez eux, à Fanehuset.
   Une Française, Mme Dupland, que Lucette avait connue à Copenhague (elle habitait à l'étage au-dessous de Karen, au 20 Ved Stranden), assista à de nombreux entretiens entre Céline et Milton Hindus. Elle ne devait pas être d'une indulgence excessive à l'égard de ses anciens voisins. « C'est certainement de Madame D... que je tiens les détails les moins ragoûtants sur Céline. » Elle contribua sans nul doute à renforcer l'impression de désenchantement, de déception que Milton Hindus éprouva très vite à l'égard de l'auteur du Voyage.
    
         On voit bien ce qui pouvait nuire à Céline dans le livre de Milton Hindus : ses propos rapportés sur Mikkelsen et les Danois, sur l'antisémitisme, etc. Mais en niant tout en bloc et jusqu'à la réalité de leurs rencontres, Céline faisait-il preuve de cynisme, mentait-il délibérément ? Je ne le crois pas. Toujours ce formidable aveuglement célinien, cette façon d'écarter, presque de bonne foi, une réalité qui le gênait ! Ses amnésies restaient aussi sélectives que ses exagérations. Il balayait les obstacles, les déceptions. Hindus n'avait manifestement rien compris à sa singularité de créateur. Tant pis pour Hindus ! Hindus du coup n'avait jamais existé. A peine Céline l'avait-il aperçu une ou deux fois. Il en était maintenant persuadé. Rien n'existait au-delà de Klarskovgaard, du Danemark, de l'étroit domaine de ses illusions et de ses souffrances.

 
   Et l'été 48 se poursuivit pour lui dans la chaumière de Fanehuset où, depuis le 9 août, il correspondait avec le médecin et écrivain suédois Ernst Bendz, ancien vice-président de l'Alliance française de Gôteborg. Bendz ne tarissait pas d'éloges à son égard. Avec Raoul Nordling, le consul général de Suède à Paris, il interviendra par la suite pour épauler l'écrivain, tenter de plaider sa cause auprès de la justice française lors de l'instruction de son procès...

   A qui Céline du reste n'écrivait-il pas ? Durant ces années interminables de Klarskovgaard, c'était toujours pour lui une façon de se maintenir en vie, sous pression, de s'entraîner, de rompre son isolement. Pas de jour où il n'envoyait au moins deux ou trois lettres, à Le Vigan ou à Paraz, au pasteur Lochen ou à Daragnès, à Jean Paulhan ou à Albert Naud, au docteur Camus ou à Marie Canavaggia — au total près de 4 000 lettres emportées, violentes, contradictoires, nostalgiques, tendres, affectueuses, désespérées, envieuses, lumineuses, sombres, lyriques, mesquines, généreuses, où il n'hésitait pas à critiquer ses amis, ses collègues, ses relations, ses rivaux, à se plaindre furieusement, à envier les autres, tous les autres pour ne se soucier que de lui seul, et puis à faire preuve soudain d'une tendre et inattendue compassion pour son destinataire. Il soignait ainsi Paraz à distance, s'inquiétait des manifestations de sa tuberculose, etc. Bref, des lettres qui ressemblaient à des conversations à bâtons rompus, libres, désinvoltes, vagabondes, intimes, où Céline baissait sa garde, n'écrivait pas pour la postérité, pour donner de lui une image flatteuse mais s'abandonnait à la liberté contradictoire de ses émotions et de ses révoltes de l'instant, de ses petitesses et de sa grandeur.

    Dès l'été 1948, un nouveau compagnon vint tenir auprès de lui une place muette et considérable : la chienne Bessy qu'il mit du temps à apprivoiser, que Bébert n'approcha tout d'abord qu'avec la plus extrême circonspection et dont Lucette se souvient avec la plus intense émotion...

    « Dans la ferme où logeaient les Petersen, il y avait une sorte de grande cage cubique en fer et là-dedans un chien, un berger allemand très beau, très maigre, qui avait l'air d'un loup affamé et sauvage. A peine approchait-on qu'il montrait les crocs. Un chien furieux. Alors nous leur avons demandé ce que faisait ce chien là. Les Petersen nous ont répondu que les Allemands, en partant, avaient laissé des chiots. Ils les avaient tués, n'en avaient gardé qu'un seul, soi-disant pour tuer les lapins, ces lapins sauvages qui proliféraient dans la propriété et dévoraient les plantations. Une fois par semaine, ils libéraient le chien à qui ils ne donnaient pratiquement jamais à manger, ils le lâchaient comme une bête sauvage, il devait se nourrir en tuant des lapins. La chienne revenait les pattes en sang. Ils la réenfermaient jusqu'à la fois suivante. Quand on a vu la misère de cette chienne qui n'avait jamais à manger, on a voulu l'adopter.
    Louis a donné un peu d'argent aux fermiers. Bessy était vraiment une bête sauvage. Elle avait peur de nous, de tout. L'apprivoiser nous a pris du temps. Il a fallu beaucoup de gentillesse, de soins, de patience. On l'avait attachée d'abord avec une corde, on avait peur qu'elle nous bouffe Bébert et une autre chatte qui nous avait adoptés depuis peu. Louis travaillait à sa table, dans la petite chaumière, avec cette corde autour de la taille qui retenait Bessy à l'autre bout. Ah ! je les vois encore... Sitôt qu'elle apercevait Bébert, hop, elle se précipitait. Et Bébert, lui, voulait s'approcher de Louis et de la table. C'était épouvantable. J'ai souvent vu Louis valdinguer avec cette chienne qui tirait de toutes ses forces. A la longue, elle s'est adoucie. Elle n'avait plus peur d'être battue. Elle n'avait jamais connu d'affection. Et elle est devenue d'un attachement à toute épreuve. Bébert dormait au creux de son ventre. Il mangeait dans la même gamelle, du porridge avec un peu de lait qu'on achetait à Korsôr. La chienne, les chats, nous, nous mangions tous la même chose.
»

    A la fin de l'été se présenta à Klarskovgaard un jeune admirateur de Céline, Pierre Monnier, qui travaillait comme dessinateur pour l'hebdomadaire Aux écoutes et s'était retrouvé par hasard au Danemark, cet été là, parachuté attaché de presse d'un groupe folklorique auvergnat intitulé « La Bourrée », qui entamait une tournée de trois semaines. C'était l'occasion de rencontrer Céline. Il n'hésita pas. Un taxi, et il débarqua un beau jour avec un ami devant la chaumière de Fanehuset pour une première rencontre de près de trois heures.
    Pour Monnier, ce fut une sorte de coup de foudre face à cet immense écrivain aux yeux bleu-gris si clairs, à la voix grave et aux fous rires parfois si communicatifs. « De retour à Paris, je lui écris et lui fais part de ma décision de lui apporter autre chose que des paroles d'encouragement... Je ne sais pas très bien ce que je vais faire, mais mon désir de l'aider est net, précis. Il faudra bien qu'il se matérialise. » Il allait se matérialiser en effet. Nous y reviendrons...

   Le 3 septembre 1948, toujours d'après les carnets de Mikkelsen, nous savons que les Destouches quittèrent Fanehuset pour la maison un peu plus spacieuse mais guère plus confortable de Skovly. C'est une habitude qu'ils allaient prendre chaque année, passant l'hiver à Skovly, émigrant à Fanehuset dès le printemps, avec l'arrivée des beaux jours et des invités dans les autres demeures de Mikkelsen.

    Ce premier hiver fut maussade, froid, humide, dans cette demeure si parcimonieusement chauffée avec son méchant poêle de tourbe. Louis souffrait plus que jamais de vertiges et de migraines. Il n'en pouvait plus de manger du porridge à longueur de repas, des pommes de terre et du hareng fumé. Les Petersen leur donnaient parfois du lait, des fruits, assez chichement. Louis se rendit fin novembre à un interrogatoire de police à Copenhague — sans conséquences. Quelques nouvelles visites vinrent tromper son ennui — celle de Raoul Nordling en janvier et en mars 1949 par exemple.
    En février, il retourna à Copenhague pour deux ou trois jours. L'occasion d'arpenter l'asphalte, de faire quelques courses, d'aller une fois au cinéma avec Lucette, de demander au consulat de France un passeport qui lui fut bien entendu refusé. Ils logèrent pour l'occasion dans le petit bureau de Mikkelsen que Louis et Lucette avaient soigné tout l'été de furoncles mal placés et qui, de son côté, s'apprêtait à partir en France (en emmenant peut-être le solde des pièces d'or de Céline, pour pouvoir les changer). Sinon, c'était la routine, les correspondances à expédier, le manuscrit de Féerie qu'il reprenait et complétait sans cesse, insatisfait, et qui finira par se dédoubler avec les volumes : Féerie pour une autre fois et Normance.
 
      De fait, les Pirazzoli séjournèrent bien à Korsôr au printemps de cette année-là, dans la propre maison de Mikkelsen, mais ils ne s'y attardèrent pas, trouvant la vie là-bas trop maussade, trop ennuyeuse...

    En été, Céline reçut la visite de deux nouveaux journalistes, Jean et Marianne Kohler. Le premier relata leur rencontre dans Carrefour du 15 septembre, la seconde dans Paroles françaises du 30 décembre 1949. Céline s'était montré à chaque fois fort prudent. Ne disant rien contre le Danemark. Se plaignant mezzo voce. S'exprimant en idées générales. Exhalant sa mélancolie de la France, aspirant à retourner n'importe où, l'Afrique du Nord ou la Nouvelle-Calédonie, pourvu qu'il y flottât un drapeau français.

    Henri Mahé vint le voir en juillet. Rencontre heureuse entre deux hommes qui s'éloignaient pourtant l'un de l'autre, dont la complicité ne tenait qu'aux années insouciantes et bohèmes d'avant-guerre - complicité qui n'avait pas su se renouveler, se lester d'un plus grand poids à l'épreuve du tragique, de la guerre, des revers de fortune.

    Le 7 décembre mourut Lucien Descaves. Encore une porte qui se fermait pour Céline, un rideau de tiré sur son passé, un deuil supplémentaire, un nouveau fantôme pour l'escorter désormais dans sa vie qui ressemblait à une longue marche funèbre.

     1948, 1949, 1950...

   Les jours, les mois, les années se traînaient pour lui, alors que la Justice, en France, témoignait d'une patiente et redoutable lenteur. Chez Mikkelsen, Céline rencontrait de temps à autre Helga Pedersen qui était alors secrétaire du ministre de la Justice et aussi Ottostrôm, vieille relation d'avant-guerre, familier de la bande de Karen, et qui était devenu pharmacien à Korsôr. Céline ne manquait pas non plus de saluer à chacune de ses visites Aage Seidenfaden, le chef de la police de Copenhague dont la bienveillance lui avait été si bénéfique.
        A partir de mars 1950, il prit l'habitude de correspondre avec Louis Lecoin, le vieil anarchiste et objecteur de conscience qui comprenait fort bien le pacifisme de Céline et entreprenait sa défense avec ses propres moyens — Lecoin qui n'avait cessé, à cause de ses opinions, d'être ballotté lui-même de procès en procès, de prison en prison.

   « Mon cher Lecoin, « (...) Vous êtes un saint de l'espèce saint François... saint Vincent de Paul surtout. Sans moquerie. Absolument. Je suis assez mystique moi-même. Je vous comprends parfaitement. Vous faites votre vie, votre légende en vivant à coup d'humanitarisme et de prison. Vous payez horriblement votre Foi. Je vous admire, je vous aime. Rien n'est gratuit, rien n'est triché. »

   André Pulicani, vieil ami de Montmartre, vint rendre visite à Céline en mars 1950. « Je me souviens de cette pauvre cabane des environs de Korsôr où j'avais eu la joie de vous revoir tous deux et la tristesse de vous trouver dans un dénuement terrible. »

    Deux mois plus tard, les Destouches durent se rendre à Copenhague. Lucette souffrait d'un fibrome. Il fallut l'opérer d'urgence.

« Au moment de notre arrestation en décembre 1945, j'avais mes règles. Elles se sont arrêtées subitement, pour toujours. Je souffrais d'hémorragies à chaque instant. J'étais épuisée. Un fibrome se formait sur un ovaire, grossissait. Je ne disais rien. Et puis un jour, Louis s'est aperçu de l'état dans lequel j'étais. Je ne pouvais plus me lever. On est parti d'urgence pour Copenhague où l'on m'a opérée le jour même. Sinon, je risquais de mourir d'une dernière hémorragie. Louis logeait dans un cagibi de l'appartement de Mikkelsen, où il entassait des dossiers. On ne lui avait pas demandé son avis pour l'opération. On ne l'avait pas laissé entrer tout d'abord. Il rôdait sous les fenêtres de l'hôpital. L'opération a été atroce. Je parlais très mal l'anglais, je ne pouvais pas me faire comprendre, j'étais trop faible.
   Après l'intervention chirurgicale, la fièvre s'est mise à monter, à monter. Louis pouvait enfin venir me voir dans la chambre. La plaie s'était infectée. J'avais comme une sorte de trou dans le ventre. Le médecin m'avait dit au début : "Ah ! il faut vous lever, il faut vous secouer un peu." Je n'avais pas beaucoup d'énergie. Ils m'ont donc fait lever, afin d'éviter tout risque d'embolie. Je me suis traînée jusqu'au bout du couloir, et la plaie brutalement s'est rouverte, une éventration ! Je suis tombée par terre. On m'a retrouvée là, on m'a ramenée à la salle d'opération, on m'a recousue. Il n'y avait pas de pénicilline à l'époque. Avec l'infection, c'était effrayant à voir. Ils ne m'ont même pas endormie. Ils m'ont recousue à vif, sans anesthésie, sans rien. Ils m'ont dit que l'anesthésie serait sans effet parce qu'il y avait trop de pus... Après, ils m'ont fichue sous un drap, sur un chariot et je suis restée là de longues heures, sans surveillance, sans calmant, sous un drap comme si j'étais morte ! Le soir enfin, on m'a ramenée dans mon lit. A trois reprises, j'ai subi de nouvelles éventrations. Comment ai-je survécu ? " Si elle vit, elle vit, si elle ne vit, elle ne vit pas ", disaient les médecins, très philosophes, qui avaient l'air de penser que bien d'autres avaient souffert avant moi, avec la guerre et tout...


   C'est le 15 juillet 1950 que Louis et Lucette regagnèrent seulement Klarskovgaard, après l'hôpital. Le 25 mourut subitement Jean-Gabriel Daragnès. Encore un deuil, un chagrin auquel Céline ne pouvait que prendre part de loin, dans son exil danois. « Au moins que certains chagrins nous aident à ne plus regretter rien, je veux dire à passer gentiment le pas, contents. »

    Comme le monde lui paraissait distant, la politique, l'actualité, les engagements de tout bord ! Certes, Céline lisait les journaux, se tenait au courant, comme on dit. Il n'ignorait rien de la guerre froide entre Russie et Amérique, qui se frigorifiait davantage de jour en jour. En juin, la guerre de Corée venait d'éclater comme un abcès de fixation. La France s'enlisait en Indochine, face au Viêt-Minh. Roger Nimier, avec le Hussard bleu, voulait réconcilier la littérature française avec la désinvolture, l'élégance, la vitesse. Une littérature de droite ? Sans doute. Surtout une réaction contre les pesanteurs politiques, l'esprit de revanche, les Temps modernes de Sartre, comme on voudra.
    Ce livre, à défaut du reste, compta pour Céline. Nimier lui en avait adressé un exemplaire. Céline lui répondit le 15 octobre 1950 : « Ah monsieur vous me faites joliment plaisir en m'envoyant votre hussard. Je me marre dès la première page et à la vingtième j'arrête plus ! Voilà un roman comme j'aime - en direct et savant quand même, oh ! subtil habile roublard... sensible — oh ! là là, je désopile. Ah, c'est dur vous savez où je suis, où j'en suis ! » Une sympathie très vive allait naître dès lors entre les deux écrivains...

     Marcel Aymé à son tour, le fidèle des fidèles, l'ami taciturne, vint faire le pèlerinage à Klarskovgaard, du 8 au 11 mars 1951. Que se dirent les deux hommes ? Probablement pas grand-chose. Plus exactement, Marcel Aymé dut se taire et Céline monologuer à perdre haleine. Une vieille habitude entre eux. Ils se comprenaient ainsi, ils s'estimaient, ils étaient heureux de se voir. L'essentiel était là. Non dans les paroles ou les confidences mais dans cette sympathie mystérieuse et profonde qui les unissait, eux les écrivains, les familiers du silence.

   Printemps 1951. Le séjour de Céline à Klarskovgaard touchait à son terme. Il bénéficierait bientôt d'une loi d'amnistie. Avec Lucette toujours lente à se rétablir, Bébert vieillissant, la chienne Bessy et les nouveaux chats Thomine, Flûte ou Poupine, il s'envolerait pour la France. Finis le porridge, les patates et le hareng fumé, les rapports parfois tendus avec les Petersen, le confort approximatif des demeures de Mikkelsen où tout de même, à Skovly, à partir de novembre 1949, un nouveau puits permit une meilleure alimentation en eau courante ! Céline allait retrouver la France et ses proches.


    Sa fille Colette ? Il lui avait écrit du Danemark à maintes reprises des lettres affectueuses. Le 28 juin 1950, elle avait mis au monde un cinquième enfant.
   Ces grossesses répétées désolaient Céline qui tenait son gendre pour un parfait imbécile. En décembre, il fallut opérer Colette d'un fibrome. Comme l'a écrit François Gibault, « Céline manifesta en cette occasion une extrême inquiétude. Il demanda au docteur Camus d'assister à l'opération et de lui envoyer le compte rendu opératoire. Il téléphona souvent à Paris pour avoir des nouvelles de sa fille, souffrit de son impuissance et de ne pouvoir être avec elle. Il  requit aussi de nouveau les Marteau qui entourèrent Colette de leur mieux et réglèrent les frais de son opération. »

   Cette inquiétude, on en trouve d'autres traces dans la correspondance de Céline. Dans les lettres qu'il adressait en particulier à cette époque à Ernst Bendz. « Je suis resté abasourdi par une mauvaise nouvelle, ma fille (5 enfants !) opérée à Paris. »
     Signalons par ailleurs que Paul Marteau avait été mis en contact avec Céline, en 1948, par l'intermédiaire de Daragnès. Cet industriel, propriétaire des cartes Grimaud, disposait d'une très grosse fortune. Il voulait aider Céline de son mieux. Pas question évidemment de lui faire la charité. Il proposa d'acheter en mai 1947, à un prix fort élevé, des pages manuscrites, au crayon, de la version initiale de Féerie composée à la prison de Vestre Faengsel. Dès lors, Paul Marteau et Céline n'allaient cesser de correspondre. Céline n'hésitait pas à lui demander de menus services, par exemple de déposer de sa part un paquet de bonbons à sa fille. Ce qui ne contribua hélas ! en aucun cas à lever la méfiance, l'hostilité, la rancune que Colette devait éprouver pour son père, sentiments que son mari attisait probablement.

   Rien ne pouvait atténuer non plus la rancœur, l'hostilité à peine déguisée que Gen Paul manifestait à Céline depuis la Libération. Comme s'il ne lui pardonnait pas de l'avoir compromis, de l'avoir entraîné à Berlin en mars 1942, de l'avoir fait inviter à l'ambassade d'Allemagne, de l'avoir associé étroitement à lui en lui demandant d'illustrer ses ouvrages.
   Gen Paul avait filé assez vite en Amérique, dès la fin de la guerre. Prudence, prudence... Il s'était plaint à qui voulait l'entendre que tout était de la faute de Céline, que lui-même n'avait aucune opinion, qu'il ne vendait plus de tableaux maintenant par sa faute, etc. Céline qui avait tant d'affection pour lui n'en prit pas d'abord ombrage, même s'il souffrait au fond du lâchage assez piteux de celui qui avait été sans conteste le meilleur ami de ses dernières années parisiennes...
     En novembre 1950, la nouvelle compagne de Gen Paul, Gaby, vint rendre visite aux Destouches, à Klarskovgaard. Pourquoi ? Gen Paul ne voulut jamais revoir Céline qui finit enfin par juger très sévèrement le peintre. Comme en fait foi cette lettre non datée de Céline à Le Vigan : « Il paraît qu'il [Gen Paul] a peur de l'âge et de crever ! La vie belle - complètement pourri. Il fait plus que des gouaches. Il a plus le courage pour le canevas - mais tout s'enlève - il est riche pas un rond de frais. 800 fr de loyer par an ! Riche ça veut dire terrible. Le passage de Léon Bloy est absolu... L'homme riche est une brute inexorable qu'on ne peut arrêter qu'avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre. »


    Cette référence à Bloy n'a rien d'accidentel. Céline découvrit son œuvre à Korsôr. Bloy le forcené, le catholique vociférateur et intolérant, le vomisseur des tièdes, le persécuté réel et imaginaire, l'exilé volontaire des bords de la Baltique, qui vouait aux protestants en général et aux Danois en particulier une haine aussi féroce que son mépris, lui renvoyait en somme une image à peine déformée de lui-même. Tous deux étaient des grands stylistes, des pamphlétaires, des hommes de l'excès, de la passion, de l'amour trop souvent déçu et des violences jamais contrôlées...
      Évoquer une dernière fois Céline dans le séjour désolé de Klarskovgaard avant son retour en France, c'est voir surgir derrière lui le fantôme de cet autre écrivain français, Bloy, l'auteur du Désespéré, qui campait lui aussi « au seuil de l'Apocalypse ».


 

                                                                        

 

 

 

 

 

 

   COPENHAGUE

 En mars 1945, alors que l'Allemagne à feu et à sang s'apprêtait à céder définitivement à la pression des troupes alliées, Céline décrocha enfin son visa pour le Danemark.
  Le 6 mars, Lucette, Bébert et lui prirent le train. Ulm, Kassel, Göttingen, Hanovre, Hambourg, Flensbourg - une nouvelle fois ils parcoururent l'Allemagne dans toute sa longueur, du sud au nord. Le voyage dura trois semaines.
 
   " Nous avons changé vingt-sept fois de train. Tout perdu et brûlé en route, sauf le chat. Nous avons fait des trente-sept kilomètres à pied, d'une armée à l'autre, sous des feux pires qu'en 1917. " (Lettres au Dr Camus. Ecrits de Paris, octobre 1961).

 
27 mars 1945 : Arrivés à Copenhague encore occupée. Céline, Lucette et Bébert trouvent asile au troisième étage d'un immeuble bourgeois prêté par Karen Marie Jensen. Il apprend alors successivement la mort de sa mère (6 mars), et le
mandat d'arrêt lancé contre lui à Paris par la cour de justice de la Seine pour trahison (19 avril).

 16 mai 1945 : Alors que le Danemark a été libéré, première rencontre avec Me Thorvarld Mikkelsen qui sera son avocat.

 Il écrit péniblement la suite de Guignols band I, jette les premières ébauches de Féerie pour une autre fois et commence la rédaction d'un court ballet : Foudres et Flèches

 Le 17 décembre 1945, à la suite de l'annonce à la une d'un quotidien de Copenhague, de la présence de Céline au Danemark, et alors que la légation française venait de demander aussitôt son extradition, Céline et Lucette sont écroués à la prison Vestre Faengsel de la capitale. On conduit Bébert dans une clinique vétérinaire.
  Dix jours plus tard, Lucette, tenue sans nouvelle de son mari, est libérée. Elle récupère Bébert et logera dans un tout petit appartement sous les combles d'un immeuble du centre de Copenhague, au 8 Kronprinsesse Gade.

 L'année 1946 : Onze mois durant, Céline va resté incarcéré à Copenhague dans des conditions extrêmement dures, avec des va-et-vient entre cellule et infirmerie. Il souffre de bourdonnements incessants, atteint de la pellagre, ayant perdu toutes ses dents, il finit par ne peser que soixante kilos pour ses un mètre quatre-vingt.
  Une fois par semaine, puis deux fois, Lucette peut venir le voir, avec Bébert enfoui dans un sac qui sort son museau au bon moment pour le renifler derrière les barreaux. 

  Le 6 novembre 1946, Céline écrit un long mémoire pour se justifier des accusations portées contre lui. A côté d'argumentations et de réfutations précises, on peut lire ces lignes pour le moins ahurissantes : " Les Juifs devraient m'élever une statue pour le mal que je ne leur ai pas fait et que j'aurais pu leur faire. Eux me persécutent, je ne les ai jamais persécutés. " (Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline ?, Plon, 1975).

  Le 8 novembre, il est hospitalisé au Sundby Hospital.

 Le 26 février 1947 : Après plusieurs séjours en milieu hospitalier, il est admis au Rigshospital de Copenhague (hôpital civil), et son ordinaire s'améliore quelque peu.

 Le 27 juin 1947 : les autorités danoises le libèrent sur parole, mais Céline s'engage à ne pas quitter le territoire.

 Près d'une année durant, il vécut alors avec Lucette au 8, Kronprinsesse Gade. Là, il finit Guignol's band II (publié après sa mort sous le titre contestable de Pont de Londres), et poursuivit la rédaction des futurs Féerie pour une autre fois et Normance.
  Ulcéré par l'accusation de Sartre portée à son encontre dans ses Réflexions sur la question juive ( " Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il était payé " ), il rédigea un court pamphlet d'une violence inouïe dans son délire scatologique : A l'agité du bocal. Sartre y devenait un ténia...
  (F. Vitoux, Céline, Dossiers Belfond, 1978).

 

                                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

   SIGMARINGEN

     Quand un matin du début de novembre 1944, le bruit se répandit dans Sigmaringen : « Céline vient de débarquer », c'est de son Kränzlin que le bougre arrivait tout droit. Mémorable rentrée en scène. Les yeux encore pleins du voyage à travers l'Allemagne pilonnée, il portait une casquette de toile bleuâtre, comme les chauffeurs de locomotives vers 1905, deux ou trois de ses canadiennes superposant leur crasse et leurs trous, une paire de moufles mitées pendues au cou, et au-dessous des moufles, sur l'estomac, dans une musette, le chat Bébert, présentant sa frimousse flegmatique de pur Parisien qui en a connu bien d'autres.
     Il fallait voir, devant l'apparition de ce trimardeur, la tête des militants de base, des petits miliciens : « C'est ça, le grand écrivain fasciste, le prophète génial ? » Moi-même, j'en restais sans voix.

Louis-Ferdinand, relayé par Le Vigan, décrivait par interjections la gourance de Kränzlin, un patelin sinistre, des Boches timbrés, haïssant le Francose, la famine au milieu des troupeaux d'oies et de canards. En somme, Hauboldt était venu le tirer cordialement de ce trou, et Céline, apprenant l'existence à Sigmaringen d'une colonie française, ne voulait plus habiter ailleurs.
     La première stupeur passée, on lui faisait fête. Je le croyais fini pour la littérature. Quelques mois plus tôt, je n'avais vu dans son Guignol's Band qu'une caricature épileptique de sa manière (je l'ai relu ce printemps, un inénarrable chef-d'œuvre, Céline a toujours eu dix, quinze ans d'avance sur nous). Mais il avait été un grand artiste, il restait un prodigieux voyant.

    Nous nous sommes rencontrés tous les jours pendant quatre mois, seul à seul, ou en compagnie de La Vigue, de Lucette, merveilleuse d'équilibre dans cette débâcle et dans le sillage d'un tel agité. Céline, outre sa prescience des dangers et cataclysmes très réels, a été constamment poursuivi par le démon de la persécution, qui lui inspirait des combinaisons et des biais fabuleux pour déjouer les manœuvres de quantité d'ennemis imaginaires. Il méditait sans fin sur des indices perceptibles de lui seul, pour parvenir à des solutions à la fois aberrantes et astucieuses. Autour de lui, la vie s'enfiévrait aussitôt de cette loufoquerie tressautante, qui est le rythme même de ses plus grands bouquins. Cela aurait pu être assez vite intolérable. Mais la gaieté du vieux funambule emportait tout.

    L'auditoire des Français, notre affection le ravigotaient d'ailleurs, lui avaient rendu toute sa verve. Bien qu'il se nourrît de peu, le ravitaillement le hantait : il collectionnait par le marché noir les jambons, saucisses, poitrines d'oies fumées. Pour détourner de cette thésaurisation les soupçons, une de ses ruses naïves était de venir de temps à autre dans nos auberges, à l' « Altem Fritz », au « Baren », comme s'il n'eût eu d'autres ressources, partager la ration officielle, le « Stammgericht », infâme brouet de choux rouges et de rutabagas. Tandis qu'il avalait la pitance consciencieusement, Bébert le « greffier » s'extrayait à demi de la musette, promenait un instant sur l'assiette ses narines méfiantes, puis regagnait son gîte, avec une dignité offensée.

   " Gaffe Bébert ! disait Ferdinand. Il se laisserait crever plutôt que de toucher à cette saloperie... Ce que ça peut être plus délicat, plus aristocratique que nous, grossiers sacs à merde ! Nous on s'entonne, on s'entonnera de la vacherie encore plus débectante. Forcément ! "

   Puis, satisfait de sa manœuvre, de nos rires, il s'engageait dans un monologue inouï, la mort, la guerre, les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les nègres, les faunes, les intestins, le vagin, la cervelle, les Cathares, Pline l'Ancien, Jésus-Christ. La tragédie ambiante pressait son génie comme une vendange. Le cru célinien jaillissait de tous côtés. Nous étions à la source de son art. Et pour recueillir le prodige, pas un magnétophone dans cette Allemagne de malheur ! (Il en sort à présent cinquante mille par mois chez Grundig pour enregistrer les commandes des mercantis noyés dans le suif du « miracle » allemand.)
     Dans la vaste bibliothèque du château des Hohenzollern Céline avait choisi une vieille collection de la Revue des Deux Mondes, 1875-1880. Il ne tarissait pas sur la qualité des études qu'il y trouvait : « Ça, c'était du boulot sérieux... fouillé, profond, instructif... Du bon style, à la main... Pas de blabla. » C'est la seule lecture dont il se soit jamais entretenu devant moi. Il était extrêmement soucieux de dissimuler ses « maîtres », sa « formation ». Comme si son originalité ne s'était pas prouvée toute seule, magnifiquement.

   De temps à autre, quand nous nous promenions tous deux sans témoin, le dépit lui revenait de sa carrière brisée, mais sans vaine faiblesse, sur le ton de la gouaille :

 " Tu te rends compte ? Du pied que j'étais parti... Si j'avais pas glandé à vouloir proférer les vérités... Le blot que je me faisais... Le grand écrivain mondial de la « gôche »... Le chantre de la peine humaine, de la connarderie absurde... Sans avoir rien à maquiller. Tout dans le marrant, Bardamu, Guignol, Rigodon... Prix Nobel... Les pauvres plates bouses que ça serait, Aragon, Malraux, Hemingway, près du Céline... gagné d'avance... Ah ! dis donc, où c'est que j'allais atterrir !... « Maî-aître »... Le Nobel... Milliardaire... Le Grand Crachat... Doctor honoris causa... Tu vois ça d'ici ! "

  [...] Les Allemands passaient tout à Céline, non point à cause de ses pamphlets qu'ils connaissaient mal, mais parce qu'il était chez eux le grand écrivain du Voyage, dont la traduction avait eu un succès retentissant. Le fameux colonel Boemelburg lui-même, terrible bouledogue du S.D. et policier en chef de Sigmaringen, s'était laissé apprivoiser par l'énergumène. Il fallait bien d'ailleurs que Céline fût traité en hôte exceptionnel pour être arrivé à décrocher le phénoménal « Ausweis », d'un mètre cinquante de long, militaire, diplomatique, culturel et ultra-secret, qui allait lui permettre, faveur unique, de franchir les frontières de l'Hitlérie assiégée.

   Il n'avait pas fait mystère de son projet danois : puisque tout était grillé pour l'Allemagne, rejoindre coûte que coûte Copenhague, oh il avait confié dès le début de la guerre à un photographe de la Cour son capital de droits d'auteur, converti en or, et que ledit photographe avait enterré sous un arbre de son jardin. L'existence, la récupération ou la perte de ce trésor rocambolesque n'ont jamais pu être vérifiées. Mais sur la fin de février ou au début de mars, on apprit bel et bien que Céline venait de recevoir le mythique « Ausweis » pour le Danemark.

       Deux ou trois jours plus tard, pour la première fois, il offrit une tournée de bière, qu'il laissa du reste payer à son confrère, le docteur Jacquot. À la nuit tombée, nous nous retrouvâmes sur le quai de la gare. Il y avait là Véronique, Abel Bonnard, Paul Marion, Jacquot, La Vigue, réconcilié après sa douzième brouille de l'hiver avec Ferdine, deux ou trois autres intimes. Le ménage Destouches, Lucette toujours impeccable, sereine, entendue, emportait à bras quelque deux cents kilos de bagages, le reliquat sans doute des fameuses malles, cousus dans des sacs de matelots et accrochés à des perches, un véritable équipage pour la brousse de la Bambola-Bramagance.
         Un lascar, vaguement infirmier, les accompagnait jusqu'à la frontière, pour aider aux transbordements, qui s'annonçaient comme une rude épopée, à travers cette Allemagne en miettes et en feu. Céline, Bébert sur le nombril, rayonnait, et même un peu trop. Finis les « bombing », l'attente résignée de la fifaille au fond de la souricière. Nous ne pèserions pas lourd dans son souvenir. Le train vint à quai, un de ces misérables trains de l'agonie allemande, avec sa locomotive chauffée au bois. On s'embrassa longuement, on hissa laborieusement le barda. Ferdinand dépliait, agitait une dernière fois son incroyable passeport.
    Le convoi s'ébranla, tel un tortillard de Dubout. Nous autres, nous restions, le cœur serré, dans l'infernale chaudière. Mais point de jalousie. Si nous devions y passer, du moins le meilleur, le plus grand de nous tous en réchapperait.
  (Lucien Rebatet, Mémoire d'un fasciste (1941-1947), Pauvert, 1976, Extrait
).
 

 

                                                                                 

 

 

 

 

 

 

    KRÀNZLIN


   
Bébert dans sa fameuse gibecière percée de petits trous, Lucette, Le Vigan et Céline débarquèrent donc à Berlin début septembre 1944. Leur dernière visite remontait aux premiers jours de juillet. En deux mois la ville avait subi d'innombrables bombardements. A peine la reconnurent-ils. Bâtiments dévastés, gravats, éboulis... « C'était une ville plus qu'en décors... des rues entières en façades, tous les intérieurs croules, sombres dans les trous... »
   Ils y restèrent environ huit jours.

    Louis se rendit tout d'abord à l'hôtel Adlon, le meilleur sans doute de Berlin. Pourtant économe, il avait pris ainsi l'habitude de ne descendre, à l'étranger, que dans des palaces. L'Adlon, il avait pu l'apprécier au cours de son bref séjour berlinois de mars 1942, quand il avait remis les clés de son coffre de Copenhague à Karen.

 «  Vous voulez une chambre ?
 — Deux chambres !... une pour moi, ma femme !... et une pour notre ami, là !...
  Ce portier est de la grande époque, la redingote plus que vaste, à passementeries très vermicelle, casquette de super-amiral... mais il aperçoit Bébert !... sa tête !... Bébert aussi le regarde fixe...
   Vous avez un chat ?
  Foutre, il le voit !... clac !... il referme son registre !... il veut plus de nous !
   Aucun animal n'est admis !... »

 
L'équipe dut se rabattre sur un gîte plus modeste que Céline dénomme le « Zénith Hôtel » dans Nord, tenu par un gérant-moujik à barbe, bottes et chemise bouffante, originaire de Sibérie et possible rescapé de l'armée Vlassof...

  Grâce à Epting, Céline rencontra donc le docteur Hauboldt à qui Céline avait été rapidement présenté en juin 42, à l'occasion d'une conférence faite par son collègue allemand au Cercle européen sur les problèmes hygiéniques et prophylactiques posés par le rapatriement et l'émigration des populations d'origine allemande au cours de l'hiver 1939-1940. Le titre exact de Hauboldt ? Céline, dans Nord, l'avait promu au rang de S.S.-Reichoberartz. L'intéressé, dans le procès qui suivra la publication de Nord, intenté par la famille Scherz qui se jugeait diffamée, précisera que ses fonctions étaient plus modestes : responsable du seul service des émigrés de souche allemande, et mobilisé dans la Waffen S.S. Il y occupait de toute façon le poste élevé de Standartenfïïhrer et s'occupait réellement des relations de la Chambre des médecins du Reich avec l'étranger. Le docteur Knapp, à ce titre, était l'un de ses subordonnés. Hauboldt travaillait et séjournait à Berlin au 62 Konigsallee dans le quartier résidentiel de Grùnwald. Il occupait une belle et vaste demeure de style classique dont les sous-sols avaient été transformés en bunker pour y regrouper ses services.
   Selon Céline dans Nord, Hauboldt (qui deviendra Harras dans la nouvelle édition de l'ouvrage consécutive au procès) les reçut en peignoir « citron et bleu ciel », au moment où il s'apprêtait à prendre un bain dans sa piscine privée. Luxe extravagant, nourriture abondante, éclairages tamisés au milieu d'un essaim de dactylos ravissantes avec en bruit de fond le bourdonnement des téléscripteurs alors que loin, très loin à la surface, la ville s'effondrait par pans entiers, hantée par plus de fantômes que d'êtres vivants.

   Hauboldt donna à Céline l'autorisation d'exercer officiellement la médecine en Allemagne. L'équivalence des diplômes facilitait singulièrement cette mesure. Il lui offrit par ailleurs, semble-t-il, un poste médical fixe, bien rétribué, que l'écrivain refusa. Il lui proposa alors un refuge hors de Berlin, dans une vaste demeure appartenant à des amis personnels, les Scherz, où étaient déjà regroupés quelques services sanitaires dépendant de son autorité. Difficile pour l'écrivain de refuser cette dernière offre. La demeure en question, Krànzlin, était proche du village de Neuruppin, à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Berlin. Ce qui rapprochait déjà un peu Céline et ses compagnons de Rostock et Warnemûnde d'où ils pourraient peut-être s'embarquer pour le Danemark...

    A Berlin, Céline eut encore le temps de dîner avec Karl Epting, le 10 septembre, dans une taverne en sous-sol de la Wilhelmstrasse. Alain Laubreaux le surexcité de Je suis partout s'était joint au groupe. Ce fut sans doute un repas mélancolique entre Epting et Céline, une conversation entre deux hommes de culture trop lucides qui devaient évoquer l'avant-guerre sous un paysage de ruines.

Vers le 15 septembre, le quatuor Bébert-Lucette-Le Vigan-Céline arriva donc à Krànzlin, conduit peut-être directement par Hauboldt en grand uniforme de Waffen S.S.

« Soit ! la vie continue !... une très grosse voiture... pas une gazogène... à essence !... il prend le volant... nous sommes en septembre... il fait beau... leur campagne en septembre tourne au rouge, les feuilles... il fait déjà plus que frais... il va pas vite... nous traversons tout Grùnwald, des allées de villas en décombres... et puis des étendues de terres grises... où sûrement rien ne pousse... genre de cendre... pas du paysage aimable !... deux... trois arbres... une ferme au loin... plus près un paysan qui bine, je crois... »

Et ils découvrirent alors le vaste domaine agricole des Scherz, Krànzlin, où ils allaient séjourner près d'un mois et demi.
    D'abord le manoir, une grande et belle demeure rectangulaire construite au XIXe siècle vraisemblablement, avec deux demi-tours d'angle de chaque côté de la façade principale (l'une surplombant de la hauteur d'un étage le toit du bâtiment)   Le rez-de-chaussée était légèrement surélevé, sous un unique premier étage. Les fenêtres qui ouvraient à hauteur du sol appartenaient à des pièces sensiblement enfoncées sous terre : cuisines, débarras, offices. Des vignes vierges couvraient une partie des murs. Le manoir était entouré d'une vaste pelouse où s'élevaient des arbres plus que centenaires. Un peu plus loin s'étendait le domaine agricole avec ses fermes, granges et baraquements récemment construits. Enfin, non loin de l'habitation principale se dressait un pavillon d'habitation du style maison de jardinier assez luxueuse, bordé d'une galerie en bois.

    Au manoir habitait le vieux Erich Scherz, quatre-vingts ans révolus et ancien capitaine de cavalerie, le type même du soldat prussien. Céline en fit un gâteux notoire qui s'efforçait de culbuter les petites Polonaises du domaine ou d'uriner sur elles. Rien ne permet d'authentifier cette assertion que les Scherz eurent toutes les raisons du monde de juger diffamatoire. Au premier étage séjournait également la sœur de son épouse disparue, Fraulein Kàthe Lake, qui jouait du piano avec plus de vigueur que de musicalité. Des employés du service de santé (Dienststelle) de Hauboldt logeaient encore dans ce bâtiment où furent accueillis avec un dédain non déguisé, comme des indésirables qu'il fallait le moins possible fréquenter, Céline et Lucette dans une petite chambre-réduit du rez-de-chaussée, sans eau courante et sans chauffage, et Le Vigan dans une pièce du sous-sol sans aération, non loin des cuisines inaccessibles et torturantes.

   Erich Scherz le fils dirigeait en fait le domaine depuis la retraite de son père. Agé de quarante-cinq ans, il vivait au pavillon avec son épouse Asta et leurs deux enfants Udo et Anne-Marie. Paralysé depuis dix ans à la suite d'une poliomyélite, Erich junior ne quittait pas son fauteuil. Un prisonnier russe à la taille et à la force monumentales l'escortait, le soulevait, le déposait selon ses ordres.
   Enfin, au domaine agricole se côtoyaient différentes communautés : quelques prisonniers français, des objecteurs de conscience allemands (Bibelforscher) qui construisaient des baraquements, des prisonniers russes qui assuraient toutes les tâches agricoles du domaine, des réfugiés ukrainiens et polonais, d'anciennes prostituées de Berlin recyclées dans les travaux forcés et même une communauté de gitans logés dans des baraquements ou des roulottes.

   Et Bébert ? Lucette se souvient encore d'une petite domestique allemande qui travaillait dans le bunker de Grùnwald et était tombée amoureuse du chat. Elle profitait chaque week-end d'une liaison de service entre Berlin et Krânzlin pour lui apporter d'affreux petits poissons qu'elle avait dû pêcher pour lui au bord d'un lac ou d'un ruisseau. Bébert faisait-il grand cas de ce présent ? Lucette en était du moins infiniment touchée.

  Les Scherz demandèrent un jour aux Destouches de leur confier justement le chat pour chasser des souris dans les sous-sols. « On leur a donc prêté Bébert une nuit, on l'a apporté dans la cave. Ils étaient très gênés. C'était la caverne d'Ali-Baba, cette cave, tant il y avait de victuailles. Bébert s'en foutait, des souris. Il n'a rien chassé du tout. On a dû le ramener. Cela a encore entraîné des discussions avec les Scherz. Ils avaient pris Bébert comme on prend un outil. Nous, on avait vu des jambons, des saucissons et tout. Bébert n'avait rien mangé. Il n'était pas si gourmand. »

      Autre personnalité locale, le Landrat chargé de l'administration de la région de Neuruppin, que Lucette ne portait pas précisément dans son cœur depuis qu'il avait menacé d'éliminer Bébert. « Il l'avait pris par les pattes et voulait le tuer en le lançant contre un mur. Je ne comprenais pas bien. En fait, il disait que Bébert n'était pas reproductif. Les animaux domestiques châtrés devaient être tués. Je n'ai d'ailleurs jamais vu de chats en Allemagne, étaient-ils mangés ? J'ai bondi sur le maire, et Bébert est sorti avec nous. Le maire répétait : " Il faut tuer cet animal inutile." Il l'aurait fait. »

Louis, Lucette et Le Vigan étaient quasiment prisonniers de cette vaste propriété qu'ils ne pouvaient quitter sans autorisation. Deux fois tout au plus allèrent-ils jusqu'au village voisin de Neuruppin où la population les accueillit avec la plus menaçante hostilité. Que faire pour rompre la terrible monotonie des jours ?

    « Louis avait espéré que je pourrais travailler ma danse au premier étage, dans le salon de la belle-sœur du vieux propriétaire. J'y suis allée un peu, au début, et puis ça ne m'a pas plu. Je n'aimais pas ces gens-là qui ne nous témoignaient aucune gentillesse. Le vieux Scherz, le père du paralysé, avait une allure à la Kaiser, très grand seigneur. Il possédait une jument de vingt-cinq ans qu'il montait encore. Il y avait deux petites Lituaniennes qui servaient pieds nus, avec un joli costume. Elles avaient dix-douze ans. Elles riaient tout le temps. Elles fermaient la porte avec leur derrière. On les voyait toujours en train de nettoyer. »

A deux reprises, Lucette, Le Vigan et Céline furent invités à déjeuner au pavillon par Asta et Erich Scherz le paralytique. Courtoisie forcée et, pour les trois Français, nourriture plus convenable qu'à l'ordinaire...

« Au milieu du repas, tout à coup, une explosion formidable, un avion venait de s'écraser à cent mètres de la maison. Un petit avion allemand dont le pilote avait été tué sur le coup. Tout le monde a regardé. Et puis les Scherz sont retournés à table comme si de rien n'était. Le jour précisément où nous étions invités ! Avons-nous pu poursuivre notre repas ? Avons-nous pris quelque chose pour Bébert ? »

   Et Lucette revoit encore ce Russe qui portait Erich Scherz sur son dos. « Un grand Russe dont Louis a dit qu'il l'avait une fois foutu dans la mare, et pourquoi s'en étonner car ce Scherz le traitait tellement mal, comme un cheval, il le battait, et ce pauvre malheureux Russe faisait tout ce qu'il pouvait. Il y avait aussi des Russes parmi les prisonniers, totalement sous-alimentés. C'étaient eux les plus malheureux. Ils faisaient les travaux les plus durs, on les voyait tomber d'inanition, ils ne se défendaient pas. »

  Une distraction pour Céline, la visite inespérée, un jour, de Karl Epting et puis une excursion autour du domaine à l'occasion d'un séjour à Krànzlin de la mère d'Asta Scherz. Un pique-nique avait été organisé. Louis conseilla à Lucette de ne manger aucun sandwich. Il craignait qu'on ne les empoisonnât. Sa paranoïa était à la mesure de son oisiveté, de son désespoir. Il discutait aussi de temps à autre avec Hauboldt qui venait inspecter ses services et présentait ses hommages visiblement très, très empressés à son hôtesse Asta Scherz encore belle et altière avec ses quarante-trois ans. Par ailleurs, raconte toujours Lucette, « Hauboldt écrivait une sorte de livre sur l'Apocalypse et il voulait l'avis de Louis. L'Apocalypse, à ses yeux, c'était l'Allemagne d'aujourd'hui et ce qui s'y passait. Je crois que Louis n'a pas été très enthousiasmé par son livre et il le lui a dit. Il ne faisait pas de concessions. Immédiatement, les gens se cabraient et c'était fini. On ne voulait plus le voir. »

Comment Céline, d'une façon générale, aurait-il pu être favorablement accueilli à Krànzlin ? Il parlait trop bien l'allemand et recevait trop de personnalités officielles (Epting, Haubold) pour n'être pas suspect aux yeux des prisonniers français et des autres opposants au régime hitlérien qui s'essoufflaient à déterrer des rutabagas du matin au soir. Il évoquait trop imprudemment sa possible fuite au Danemark pour n'être pas jugé comme un ennemi par les nazis du coin. Il ne cachait pas son dédain pour la Prusse, sa certitude de la défaite imminente du Reich pour ne pas irriter ses hôtes. Il commentait enfin avec une franchise trop excessive les travaux littéraires d'Hauboldt pour se conserver ses bonnes grâces.

Du moins, mieux valait pour lui séjourner là qu'en France où l'épuration s'organisait enfin après les désordres inévitables de la Libération. Le 4 septembre, le Comité national des écrivains avait publié une première liste noire de douze noms parmi lesquels il figurait. Les cours de justice se mettaient en place à une allure record. Parmi les premiers condamnés à mort, le journaliste Georges Suarez, directeur du quotidien très collaborationniste Aujourd'hui... Ignorant tout des circonstances de la Libération, Céline songeait seulement à gagner le Nord. De Neuruppin à Rostock et à la Baltique, cent trente kilomètres à vol d'oiseau et peut-être le rêve fou de s'embarquer pour le Danemark. Il s'expliqua du reste très clairement sur ses projets dans une lettre à son avocat Tixier-Vignancour, le 23 juin 1949 :

« Toujours dans mon projet de fuite au Danemark, je montais tout un roman de m'établir comme médecin à Rostock, afin de pouvoir étudier sur place à Warnemiinde le moyen de passer clandestinement au Danemark. Le Vigan demeura 5 jours à Kràntzlin cependant qu'avec ma femme nous fûmes à Rostock raconter des bêtises à la Chambre des médecins de Rostock et leur demander la permission de nous rendre par chemin de fer en excursion à Wamemùnde (port proche). Nous sommes restés 24 heures à Warnemiinde à étudier les possibilités d'embarquer clandestinement. Nous avons été repérés presque immédiatement. Je n'ai jamais vu autant de policiers sur une plage ni autant de mitrailleuses sur des jetées. Nous avons été interpellés 20 fois en qq heures ! »

Selon François Gibault, c'est Hauboldt qui, le premier, aurait proposé à l'écrivain un poste de médecin dans une usine d'armements. Louis avait fait semblant d'accepter pour pouvoir se rendre sur place. Quoi qu'il en soit, l'embarquement s'avéra impossible.

    Louis et Lucette avaient dû confier Bébert à Le Vigan avant de partir pour Rostock puis Warnemiinde. « Il y avait, raconte-t-elle, de petits bateaux de pêcheurs. On a bien essayé de soudoyer un marin pour un futur embarquement. Impossible. Sur cette grève de Warnemùnde, avec ses galets noirs et blancs, ce paysage si pauvre, si démuni, on ne voyait que des soldats et des mitraillettes. Dans le train qui nous conduisait là-bas depuis Neuruppin, nous avions rencontré un médecin grec qui avait été prisonnier en Russie pendant dix ans. C'est lui qui nous disait : " J'ai appris à ne plus penser parce qu'on voit mes pensées. Là-bas, en détention, si vous pensiez, on savait que vous pensiez. J'ai donc appris à ne plus penser." Et en effet, on avait l'impression d'être en présence de quelqu'un de vide. Il cherchait du travail et il cherchait aussi sa femme qui avait été dans un camp. Elle était grecque, et médecin également. Partout autour de nous, on voyait des prisonniers, des personnes déplacées, c'était l'horreur. »

De retour à Krànzlin, Louis et Lucette retrouvèrent Bébert d'une maigreur squelettique. Les provisions mises de côté pour le chat, pommes de terre et ersatz de saucisson, Le Vigan les avait dévorées. J'avais faim, expliqua-t-il. Bébert par bonheur avait la vie dure, comme un vrai matou de Montmartre. Ses maîtres, eux, étaient désespérés. La frontière danoise définitivement verrouillée, que faire ? Demeurer à Krànzlin dans cette atmosphère sourdement hostile, alors que l'automne s'installait déjà, que les bombardements sur Berlin ébranlaient l'horizon et faisaient rougeoyer le ciel, en pleine nuit, que les privations se faisaient plus cruelles, l'isolement intolérable, l'attente et le sentiment d'inutilité plus pressants ?

C'est alors, peu après le retour piteux de Rostock, que Céline entendit parler pour la première fois de l'existence, dans la petite ville de Sigmaringen avec son château au bord du Danube, d'une enclave créée par les nazis pour regrouper le gouvernement français en exil, de gré ou de force, avec les derniers miliciens, les rescapés de la division Charlemagne, les intellectuels en fuite et autres collaborateurs tous menacés de l'article 75, c'est-à-dire de haute trahison par le nouveau gouvernement français. Tant qu'à être bloqué en Allemagne, pensa Céline, autant retrouver des Français, pouvoir s'exprimer dans sa langue, soigner des compatriotes et, qui sait, pouvoir à défaut franchir la frontière suisse. Il écrivit donc à Fernand de Brinon, membre éminent de ce cabinet fantôme chargé d'assurer, dans les fourgons de l'étranger, la problématique légitimité de l' « Ordre nouveau » qui attendait et espérait la reconquête du territoire grâce aux contre-attaques des armées du Reich. Brinon lui répondit sur-le-champ. Céline serait le bienvenu. Un médecin serait le bienvenu.

  Selon Lucette, c'est Le Vigan qui avait fait d'abord pression sur eux pour partir vers le sud. « Louis était angoissé. Chaque seconde était pour lui une rumination d'horreur. Voilà ce que les gens ne comprennent pas. Il était incapable de rester comme ce Grec entraperçu dans le train, qui avait réussi à faire le vide complet dans sa tête et ne sentait plus rien. Louis, c'était tout le contraire, dans une effervescence sans repos. Et cette force énorme, cette intelligence pour lui qui n'écrivait pas, il les avait mises dans cette idée d'évasion. Chaque seconde lui apportait une idée d'évasion, par le train, le bateau, il n'arrêtait pas. Je lui disais de rester tranquille et d'attendre, une espèce de fatalité, que l'on se laisse donc porter par-ci, par-là. Louis ne voulait pas. C'est pour cela que nous sommes partis pour Sigmaringen après avoir mis tous nos efforts à nous enfuir de l'autre côté. Je n'y tenais pas, à Sigmaringen. C'est un peu la faute de Le Vigan. Il pensait trouver à manger là-bas, erreur d'ailleurs ! Louis hésitait, il devinait que c'était là le refuge des singes, et comme il n'avait rien de commun avec eux, rien à faire avec eux, il n'avait pas de raison de les rejoindre. Aucune nostalgie, aucune complicité, non. Il a simplement dit qu'il servirait au moins à soigner des Français, sans se faire davantage d'illusions. Il était très lucide. Arrivée à Sigmaringen, j'ai eu l'impression de tomber sur des fous ou des demi-fous. Il y en a un qui me disait : " J'en ai tué cinquante ", l'autre " cent ". Ils se vantaient d'avoir tué des Français. Chacun s'accrochait à son lambeau de pouvoir... A Krânzlin, nous n'avions pas de radio. Peut-être avons-nous appris par Hauboldt l'existence de Sigmaringen... »

  Fin octobre, avec l'accord des autorités allemandes et du docteur Hauboldt bien entendu, Céline et ses compagnons quittèrent donc le domaine de Krânzlin et la demeure des Scherz qui les virent s'éloigner sans regret. Pouvaient-ils deviner que plus tard, avec ses formidables mensonges visionnaires, sa chronique déformée et hissée au rang d'une tragi-comédie grinçante, bouffonne, entre le rire et la mort, Céline allait faire de Krânzlin (Zornhof dans la nouvelle édition) au centre de cette plaine du Brandebourg l'un des lieux à peine imaginaire les plus flamboyants de la littérature moderne ?
 

 

                                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

 

     BADEN-BADEN

  En juin 1944, quelques jours après le débarquement allié en Normandie, Céline, Lucette et Bébert obtinrent l'autorisation de gagner l'Allemagne. L'atmosphère s'alourdissait à Paris et les menaces de mort, encore anonymes, se multipliaient pour les collaborateurs et leurs amis.
  De là, ils espéraient obtenir les laissez-passer nécessaires pour parvenir au Danemark.
  Il est difficile de suivre très précisément Céline à la trace. Lui-même a donné, dans D'un château l'autre, Nord et Rigodon, une représentation fort brouillée de ses pérégrinations en Allemagne. Bornons-nous donc aux informations les plus sûres, et renvoyons à ces trois livres l'évocation délirante et juste de cette Allemagne d'apocalypse, croulant sous les bombes, voyant refluer des armées de toutes nationalités, des réfugiés, des soldats, des traîtres et des fanatiques.

  Céline, Lucette et Bébert à peine débarqués furent logés au Brenner's Park Hôtel, le plus somptueux de toute la ville, avec piscine, jardin privé le long de l'Oos, salons immenses décorés avec stucs au plafond, tapis profonds et couloirs interminables. C'est que le palace venait d'être réquisitionné par le ministère des Affaires étrangères du Reich.

Le maître des cérémonies s'appelait le major Josef Schleman. Il avait pour mission de veiller sur les réfugiés politiques de Baden-Baden. Autrefois vice-consul à Marseille, il voyait maintenant ses fonctions et ses responsabilités croître vertigineusement, à mesure que les revers des armées du Reich entraînaient dans leur sillage diplomates et réfugiés de toutes sortes. Sa première tâche consistait à regrouper les passeports des hôtes étrangers du Brenner's. Céline et Lucette durent obtempérer. Bébert aussi peut-être, en montrant les griffes. Sans passeport, inutile de songer à se déplacer. Le Danemark ? Une destination encore inaccessible. Entre le conte de fées et la sorcellerie, il n'y avait qu'un pas. La famille Destouches était prisonnière d'un mirage.

  Et les jours passèrent, les semaines. Sans papiers, ils ne pouvaient rien faire. Lucette emmenait Bébert se promener, en laisse parfois, dans les jardins de Baden-Baden. Louis rongeait son frein. Josef Schleman avait convoqué l'écrivain et lui avait dit en substance, selon Lucette:
 "  Les gens qui sont en Allemagne doivent servir le pays. Vous devez faire de la propagande, parler à la radio par exemple. On ne peut pas vivre si on n'a pas un emploi !
  Céline lui répondit :
 " Vous êtes fou, il n'en est pas question ! "
  Schleman dut insister, menacer, redire à Céline que, de toute façon, on ne le laisserait pas sortir. Peine perdue. L'écrivain rétorqua une fois de plus qu'il ne ferait rien, qu'il n'écrirait rien, pas un mot, qu'on pouvait le tuer et ça lui était bien égal. Schleman s'avoua vaincu.

 
  La situation ne pouvait s'éterniser. Puisque Céline ne pouvait rien obtenir à Baden-Baden, il décida de tenter sa chance à Berlin pour obtenir enfin les laissez-passer nécessaires pour le Danemark. Début juillet, il put se rendre dans la capitale du Reich. « On nous avait envoyé une femme doctoresse pour nous convoyer. Louis a revu à Berlin le docteur Knapp. Ça n'a abouti à rien », se souvient Lucette.

  Knapp qui travaillait au département étranger de l'Office de la santé publique du Reich, Louis le connaissait bien, l'avait souvent rencontré à Paris, on l'a déjà dit. Mais que pouvait-il faire pour lui, à Berlin, sinon le bercer de bonnes paroles, lui promettre que sa requête serait prise en considération ? Réponse analogue au ministère des Affaires étrangères où Louis avait aussi tiré les sonnettes. Qu'il rentre à Baden-Baden où une réponse officielle lui serait notifiée, on n'avait rien d'autre à lui dire !


    La vie reprit donc son cours au Brenner's, avec ses réfugiés de plus en plus nombreux, ses escadrilles de plus en plus bruyantes dans le ciel, ses magnolias et ses hortensias de plus en plus fleuris — et ses angoisses de moins en moins secrètes.
   Lucette : « Ces gens très mondains continuaient à vivre leur vie habituelle qui n'avait plus aucun sens puisqu'ils n'avaient plus de vie, plus de personnalité, plus d'identité, plus de papiers, rien. Ils continuaient à former une société, à bavarder à table, à s'inviter à prendre le thé. Je les observais de temps à autre. J'aurais pu participer à leurs groupes si je n'avais pas été danseuse, si je n'avais pas consacré trop de temps pour m'entraîner. Céline bavardait par curiosité à droite, à gauche. A-t-il travaillé à certains manuscrits ? Je crois qu'il m'avait dit : je voulais continuer à travailler mais finalement je ne peux pas, je n'ai pas la tête à ça, on verra plus tard ! Tout était en fait très angoissant. Louis s'imaginait jeté dans un camp de prisonniers puisqu'il ne voulait pas travailler pour les Allemands. Sur place, il soignait, en dépannage. Il avait sa trousse, des piqûres, un matériel d'urgence. Mais déjà les médicaments se faisaient rares. La morphine surtout... "

Et de nouveau les jours passèrent, les semaines. Céline s'ennuyait. Il écrivit à Karl Epting, début août, lui demanda de lui envoyer des livres, Chateaubriand, Ronsard et les chroniqueurs du Moyen Âge comme si déjà il songeait confusément à prendre exemple sur eux... La France pendant ce temps se libérait à la vitesse des tanks du général Patton. Vers la mi-août commencèrent les premiers combats pour la libération de Paris...

   Au Brenner's, il fallut se serrer. Les Destouches furent chassés de leur belle chambre du premier étage. On les installa dans une pièce plus modeste, sous les toits. C'est que les vedettes de la collaboration affluaient. La nourriture se fit aussi plus frugale. Adieu les gigots ou les choux à la crème ! On dégusta plus souvent des topinambours, rutabagas et ersatz de saucisson.

Malgré tout, ces nouveaux réfugiés vivaient encore dans le rêve, dans les consolantes illusions de la victoire de leurs idées et de leurs intérêts. Ils s'agitaient. Ils créaient des comités de ceci, de cela. Agitation funambulesque.

   Pour paraphraser le mot d'Oscar Wilde, c'est fou, depuis Céline, comme la réalité se mettait à devenir célinienne — décors et personnages ! La pianiste Lucienne Delforge, vaguement compromise à cause d'on ne sait trop quelle liaison coupable, venait de débarquer elle aussi à Baden-Baden. Sa liaison avec Céline, en 1935-1936, cela remontait à si loin, la nuit des temps... Et Le Vigan à son tour arriva le 16 août, halluciné, sans un sou, un bagage, rien. Il avait commencé à tourner à Nice le rôle du marchand d'habits dans les Enfants du paradis quand survint l'annonce du débarquement allié en Normandie. Pris de panique, il disparut. Au dire de Marcel Carné, sa composition y était extraordinaire. Comme il n'avait tourné qu'une seule scène, il fut remplacé sans difficulté. Pierre Renoir reprit le rôle. Le Vigan erra, de-ci, de-là, persécuté plus ou moins imaginaire, avant de sauter dans un train et de retrouver Céline son vieil ami et Bébert son ancien chat.


     Et encore de nouveaux jours, de nouvelles semaines. Le mois d'août s'acheva. Céline n'avait aucune nouvelle du ministère des Affaires étrangères qui lui avait pourtant promis une réponse. Aucun visa en vue pour le Danemark par conséquent. Céline appela à la rescousse encore une fois Karl Epting qui avait, entre-temps, été rapatrié à Berlin. Epting à son tour alerta le ministère qui chargea le docteur Hauboldt de s'occuper de l'écrivain-médecin, de lui trouver une quelconque « affectation ». Début septembre, convoqué à Berlin, Céline quitta, définitivement cette fois, Baden-Baden, en compagnie de Bébert, Lucette et Le Vigan...
 

 

                                                                                    

 

 

 

 

 

 

 

   Voyage à BERLIN.

 C'est en mars 1942 que Céline effectua un voyage de cinq jours à Berlin. Echaudé par la confiscation de son or déposé en Hollande, l'écrivain avait pour objectif de confier à son amie Karen Marie Jensen la clé et la combinaison de son coffre bancaire à Copenhague, et ce afin qu'elle mette l'argent en lieu sûr.
  C'est en compagnie de Lucette, Gen Paul et deux confrères médecins. Auguste Bécart et Jean-Claude Rudler, qu'il fit ce voyage. C'est donc sous le couvert d'un voyage scientifique et médical que Céline put se rendre en Allemagne. Au cours de ce séjour, on lui demanda de rendre une visite au Foyer des ouvriers français de Berlin et d'y prononcer une allocution.
  
  Après la guerre, Céline résuma à sa façon la teneur de son intervention : " Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose, je vous connais bien, je suis des vôtres, ouvrier comme vous, ceux-là (les Allemands) ils sont moches. Ils disent qu'ils vont gagner la guerre, j'en sais rien. Les autres, les russes, de l'autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pire ! C'est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! C'est pas drôle. Salut ! "
  " La consternation au " Foyer " fut grande ". Le fait que la causerie de Céline laissa une impression mitigée n'est pas douteux. En témoigne le compte rendu, paru le 12 mars 1942, dans Le Pont, " hebdomadaire de l'amicale des travailleurs français en Allemagne " financé par le Reich.
  Le pessimisme de Céline, politiquement incorrect avant la lettre, ne fit assurément pas l'affaire de ceux qui l'avaient pressenti pour galvaniser ces travailleurs français qui avaient choisi de venir travailler outre-Rhin.

   " La séance hebdomadaire du groupe d'études sociales et politiques fut ouverte à 20 heures par notre camarade chargé de la direction du groupe. En quelques mots, il présenta Louis-Ferdinand Céline qui doit prendre la parole. C'est alors que le " docteur " se leva et vint s'asseoir à la table du conférencier.
  Céline entra de suite dans le sujet. Sans détours, il ne cacha pas son opinion, acquise d'après une longue expérience personnelle, qu'il était très difficile de réunir les Français à l'étranger et de les faire s'entendre, sinon s'aimer.
  Cependant, comme pour lui donner un démenti, la salle était fort bien remplie d'auditeurs avides de ses paroles. Et les débuts de son allocution furent quelque peu troublés par de nombreux retardataires qui faisaient grincer la porte d'entrée.
  En quelques mots, Céline eut vite fait de créer l'atmosphère, " son atmosphère ". " Je vais vous parler tout simplement, je ne vous ferai pas de discours, ni de conférence, mais vous parlerai comme en famille. Je suis un enfant du peuple, et suis resté tel. J'ai fait mes études de médecine, non pas comme étudiant mais comme travailleur. Je fais partie du peuple et le connais bien ".
  Et Céline commença immédiatement un diagnostic sévère de la maladie qui, selon lui, atteint chacun de nous. (...) Nous manquons d'idéal. Et Céline ne craint pas de nous dire nos " quatre vérités ". Nous souffrons d'un mal très sérieux, par suite d'un manque quasi total de lyrisme, d'idéalisme.
  Le docteur-écrivain nous dit ensuite son opinion sur les multiples causes de notre mal, et sa conviction qu'il avait de notre exploitation par les juifs qui " savent admirablement nous opposer les uns aux autres "... L'intérêt du juif est de nous diviser en partis opposés, de façon à donner excuse à notre nonchalance. On rejette les fautes sur l'opposant, ainsi artificiellement créé. La lutte des partis n'est qu'une splendide invention d'Israël...
  Céline s'adressa ensuite aux communistes éventuels, avec la franchise qui le caractérise. Que pensez-vous qu'il vous arriverait en cas de victoire des Soviets ? " Mais vous serez immédiatement déportés en Sibérie, avant les bourgeois même. Une fois votre " utilité " passée, vous deviendriez plus dangereux et inutiles que les modérés. "

  Finalement, Céline dressa un très sombre tableau de la situation, et ne laissa entrevoir aucune issue. A un tel point, que les visages commençaient à montrer de l'étonnement, pour ne pas dire de l'indignation dans la salle comble.
 (...) C'est alors que se leva un jeune légionnaire français. En quelques paroles il sut montrer à l'auditoire enthousiasmé que l'horizon n'était pas aussi sombre que Céline avait bien voulu nous le dépeindre. Il dit sa conviction que Céline avait voulu " piquer au vif " son auditoire. " Certes, tout n'est pas le mieux dans le meilleur des mondes ; mais il ne faut pas désespérer, il faut agir, se montrer des hommes dignes des idées qu'ils prétendent avoir, et même défendre ces idées ; c'est ce que nous, volontaires contre le bolchevisme, faisons chaque jour. De même vous qui travaillez en Allemagne, contribuez chaque jour efficacement à la lutte que l'Europe mène contre son ennemi d'aujourd'hui, le bolchevisme, et son ennemi de toujours, l'Angleterre. (Applaudissements sans fin).
  (Piche, Le Pont, 12 mars 1942, dans BC n°309, juin 2009)

   

 

                                                                                         

 

 

 

 

 

 

 

   VERS La ROCHELLE

  Le 30 janvier 1940, son contrat [médecin militaire] prend fin et il retourne à Paris.
 De janvier à mars 1940, Céline est chez sa mère, sans emploi. En mars, il est nommé médecin chef au dispensaire municipal de Sartrouville, dans lequel il avait déjà travaillé en tant que médecin scolaire. Il y assure des consultations de médecine générale et le service d'inspection médicale des écoles.

  Alors que les Allemands approchent de Paris, il participe à l'exode de juin en accompagnant jusqu'à La Rochelle l'ambulance de son dispensaire. Il rentre à Sartrouville le 14 juillet mais se retrouve sans emploi au retour du front des médecins titulaires.

 

          AU DIRECTEUR DU SERVICE DE SANTE DE LA PREFECTURE DE SEINE-ET-OISE

                                                                  Le [23 juillet 1940]

                     Monsieur le Directeur,

   C'est avec un peu d'étonnement que j'ai reçu (transmise) la note ci-jointe de la mairie de Sartrouville.
  1° Parce que je ne demeure pas à Sartrouville. Je n'ai aucun domicile à Sartrouville. Je demeure ici depuis 30 ans à Paris, 11, rue Marsollier.
  2° J'ai accepté d'assurer 2 heures par jour la consultation de médecine générale à Sartrouville depuis le mois de mars - en remplacement du Dr Dubroca (titulaire) médecin chef du dispensaire municipal. Là se borne mon rôle.
 
3° Il est exact d'autre part que j'ai accepté pour rendre service de faire partie du convoi d'évacuation de la mairie de Sartrouville - le 10 juin. A cet effet, j'ai quitté mon domicile à Paris pour me joindre avec la pompe à incendie, les archives, les vivres etc. sous la direction du Maire de Sartrouville à la colonne se dirigeant primitivement sur Pressigny-les-Pins.
   En cours de route, j'ai donné mes soins à d'innombrables blessés et malades. J'ai pu mettre en lieu sûr à travers les bombardements 2 enfants d'un mois - à Issoudun Cher.
   Enfin au cours d'un long et très pénible périple (Sartrouville-La Rochelle), j'ai réussi à sauver de la destruction  l'ambulance de Sartrouville qui m'avait été confiée et que j'ai pu ramener à la mairie le 14 juillet.
    Observant que tout ceci ne m'a pas rapporté un sou de traitement (je suis payé à Sartrouville à la consultation), que tous les frais du voyage furent entièrement à ma charge et de ma poche du départ à l'arrivée, c'est-à-dire pendant cinq semaines, (essence, réparations etc.) j'ai perdu, confiés à d'autres camions, environ 5 000 francs de bagages personnels, que j'ai entretenu pendant plusieurs semaines à mes frais personnels ambulance, chauffeur, malades en ambulance etc... sans avoir reçu au départ un sou de la mairie (à laquelle d'ailleurs je ne réclame rien).
 4° Enfin, je n'ai pas eu à " apprécier les raisons justifiant mon départ ". Je suis parti avec la colonne administrative d'évacuation commandée par le maire en personne - et pour rendre service - presque rien ne m'y obligeant, n'ayant aucune situation médicale ou administrative stable à Sartrouville.
   En bref, aucun avenir (et aucun compte à rendre).
  Je ne regrette rien.
  Curieux de nature et si j'ose dire de vocation, j'ai été fort heureux de participer à une aventure qui ne doit se renouveler j'imagine que tous les 3 ou quatre siècles.
    Je vous prie de croire, Monsieur le Directeur à l'assurance de mes sentiments très distingués.

                                                                                        Dr Destouches.

  (Lettres, La Pléiade, Gallimard, 2009).  

 

 

                                                                                            

 

 

 

 

 

 

 

   VERS le MAROC.


1 décembre : Bien que réformé, les convictions de sa jeunesse l’emportent. Il trouve un emploi de médecin maritime et embarque sur Le Chella, un paquebot réquisitionné pour le transport de troupes, direction le Maroc. Au moment où le Dr Destouches remplace par intérim, le médecin du bord, le Chella n’est encore qu’un bâtiment purement civil qui ne fait que poursuivre ses activités habituelles. Il n’est pas question de « combattre les Allemands comme le dit Lucette… »



     Cependant, peu de temps après, le paquebot reçoit des canons, pour être armé en croiseur auxiliaire de la marine nationale, appelé à transporter des troupes et éventuellement à se défendre contre des sous-marins. Par voie de conséquence, le Dr Destouches devient médecin de marine de 3ième classe.
   
      1940

    Le 3 janvier à Gen Paul : « J’ai reçu ma commission d’officier de la marine militaire de 3ème classe temporaire. »
    5-6 janvier : Cette nouvelle expérience martiale fut brève. Dans la nuit, au large de Gibraltar, le bateau éperonna un aviso britannique, le Kingston Cornelian, qui naviguait tous feux éteints. Le choc fut terrible, en quelques minutes le navire de guerre chargé d’explosifs explosa et coula.
    9 janvier : Au docteur Camus : « Vaillance et discipline, et toujours le premier. Ainsi je voguais fort estimé sur les mers traîtresses quand mon paquebot éventra l’autre nuit, en pleine vitesse, un torpilleur anglais qui fit une de ces explosions qui comptent dans la vie et la mort d’un navire, se coula corps et biens en moins d’une minute. »

  C’est cette année que Céline et Gen Paul se retrouve à Marseille.

 

 

                                                                                                  

 

 

 

 

 


 

 

   Le 18 mai 1938 : Céline part de New York, s’embarque sur le Normandie, pour arriver au Havre le 23.
   23 mai 1938 : Rentre des USA au Havre où il rédige L’Ecole des cadavres.
  Par lettre il remercie Gen Paul et Mahé qui avait diligenté des truands pour intimider un partenaire de danses indiennes de Lucette qui lui causait des désagréments professionnels.
 

    Voyage de Céline au CANADA, mai 1938.

Lorsque le docteur Destouches débarqua en Amérique sans tambour ni trompettes, presque incognito et sans que la République l’eût chargé de mission officielle, il était loin de nous être inconnu. Voyage au bout de la nuit, vendu ouvertement, ne le cédait en tirage qu’à L’amant de Lady Chatterley, débité, quelques années auparavant, sous le manteau.
  Le fait d’avoir été recalé au Goncourt gonflait ses voiles. Il avait le vent en poupe. La critique louvoyait tandis que, dans les salons, les universitaires français criaient déjà, à l’épuration. J’osai, pour ma part, en faire le sujet d’un cours en l’entourant de toutes les précautions hygiéniques requises. Il y a des leçons d’anatomie littéraire plus répugnantes encore. Quoi qu’il en soit, lorsque, par un beau dimanche, on m’apprit que Céline était à Montréal, je me lançai aussitôt à sa recherche.
 
Je le trouvai, nous étions en mai 1938, à une assemblée de chemises brunes, peut-être noires, taillées sur le modèle européen et dont l’existence, m’apprit-il, lui avait été signalée par un ami de New York. Lui-même portait une chemise qui avait dû être blanche naguère. Le « cher maître » que je lui servis le fit s’esclaffer, et tout de suite nous fûmes dans les meilleurs termes. Il me fut, toutefois, impossible de vaincre sa phobie des discours en public. Non, pour quelque cachet que ce soit, il ne ferait pas de conférence, ni en smoking (il n’avait jamais eu de quoi s’en acheter un) ni en veston de ville. D’ailleurs, ce n’était une question de costume, c’était une incapacité totale à « faire le pitre » pour l’amusement des gens du monde. Un dîner d’écrivains ? Oui, mais à condition qu’ils ne soient pas plus d’une dizaine et que tout se passe à la bonne franquette comme à un rendez-vous des cochers et des chauffeurs.
  
   Nous étions au-delà d’une vingtaine. Malgré la bonne chère et les bons vins, Céline ne desserra pas les dents. Assailli de questions, abasourdi par les caquets d’une femme de lettres dans le secret de toutes les fausses gloires de Paris, il toucha à peine aux plats. Je m’attendais au pire, mais l’ogre ne dévora personne. Son passage dans une maison de santé américaine (cf. le Voyage) l’avait rendu invulnérable aux propos de ses confrères. Il n’en avait pas moins déçu les invités lorsque je mis fin à son supplice et qu’à son corps défendant je l’amenai dans une maison amie boire le coup de l’étrier, le « night cap » du Ritz. Les dieux m’aimèrent, ce soir-là, car nous n’en étions encore qu’à notre première libation que, soudainement du soliveau qu’il avait été jusqu’à cette heure, Céline se mua en le plus disert et le plus pittoresque des compagnons. Pour le voir au naturel, il avait suffi de le voir dans l’intimité.
   
   Un mot par-ci, un mot par-là, et Céline enfourchait l’un après l’autre tous ses dadas, multipliant les anecdotes, donnant des noms, dressant des généalogies, fulminant, prophétisant jusqu’aux petites heures de la nuit. Encore que bien en-deçà de ce que devait être la réalité, il entrevoyait jusqu’au sort qui lui était réservé. Ce fut pour nous un nouveau Voyage au bout de la nuit. A cette différence, cependant, que pas une seule fois il n’emprunta pour le décrire la langue anarchique par laquelle il s’était illustré. Pas un terme malsonnant, malodorant. Il fut, au contraire, d’une correction académique.
   
      Lorsque je le reconduisis à son hôtel, Céline parlait encore, mais il n’était plus question de Bagatelles pour un massacre. Il y a de bien belles femmes à Montréal, me dit-il. Au fait, comment s’appelle cette magnifique rouquine qui n’a pas ouvert la bouche de la soirée ? A l’an prochain, me promit-il, tout souriant et allégé de sa faconde. Il avait prévu une foule de choses, sauf les oubliettes.
  (Victor Barbeau, de l’Académie canadienne-française, Aspects de la France, 17 janvier 1963, BC n°198.)  

 

 

                                                                                               

 

 

 

 

 

 

 

  15 avril 1938 : Il embarque à Bordeaux pour Saint-Pierre-et-Miquelon où il débarque le 26 avril. Sa présence est attestée à Montréal le 5 mai (lettre à Marie Canavaggia).
    Il se rendra ensuite aux Etats-Unis où son éditeur américain prépare la publication de la traduction (expurgée) de Mort à crédit, mais à refusé dès janvier 1938, celle de Bagatelles pour un massacre.

   Mon voyage avec Céline  - Mme Jeanne Allain-Poirier se souvient de la traversée qu’elle fit à l’âge de dix ans, en compagnie de Céline.

 Tous les récits de mes souvenirs de jeunesse ont laissé en moi une empreinte indélébile. Mais s’il est un chapitre auquel je suis particulièrement attachée, c’est bien celui de mon voyage Bordeaux-Saint-Pierre-et-Miquelon en date précise du 15 avril 1938.
   Le cargo français Le Celte en provenance de Zeebruge, arrivé deux jours avant à Bordeaux, avait chargé deux cent quarante tonnes de marchandises. Vingt-deux hommes, sous la houlette du Commandant Eneault, composaient l’équipage.
  Quatre passagers en supplément s’embarquaient à bord pour la destination directe de Saint-Pierre-et-Miquelon : 1) Monsieur Louis Destouches (docteur en médecine) – 2) Monsieur René Haran (originaire des îles) – 3) Madame Elisa Allain (idem) – 4) Mademoiselle Jeanne Allain… moi-même.
   La perspective d’entreprendre cette traversée de l’Atlantique inquiétait particulièrement ma mère et pour cause : je venais d’être opérée d’une appendicite aiguë avec complication de péritonite quelque temps auparavant.
    Mais quand le Commandant lui annonça qu’il y avait un médecin à bord, elle fut soulagée et sécurisée. On appareilla donc, en fin d’après-midi, et ce jour-là, c’était un vendredi saint. J’ai remonté le temps en faisant le compte à rebours et je n’ai rien inventé.
  Ainsi, à l’heure de la cloche, nous nous sommes trouvés à la table du Commandant, dès le premier soir. Un repas de circonstance avec du poisson au menu. C’est ainsi que je fis la connaissance de l’écrivain que j’appelai aussitôt « Monsieur ». Dès cet instant, nous avons sympathisé tous les deux et je garde au cœur le privilège que j’ai pu avoir de le rencontrer. Il faut croire qu’il a fait grande impression sur moi pour en être marquée à un tel point. On est rapidement devenus deux amis.

   Je garderai toute ma vie l’image de ce grand monsieur à l’imperméable beige, au gros cache-nez à double tour et chaussant des bottes en peau de phoque. A cette époque, je ne savais pas qu’il était écrivain mais je sentais malgré tout qu’il passait entre nous un courant un peu spécial.
    Chaque jour, il me rendait visite dans ma cabine. Il frappait à la porte, bien que cette dernière fut le plus souvent ouverte pour me permettre de regarder le mouvement. La plupart du temps, je lisais les Fables de La Fontaine. Il trouvait cela très bien, m’avait-il dit. Mais moi, je lui ai posé une question un peu embarrassante. On dit toujours que la vérité sort de la bouche des enfants. Oui, lui ai-je dit, mais l’auteur, pour moi, avait menti en faisant parler les animaux.

   Une autre fois, un jour de très grosse mer, il m’avait demandé si je n’avais pas peur de ces montagnes de vagues qui déferlaient sur le bateau. Bien au contraire, je prenais plaisir à voir le bateau et les vagues arroser le hublot de la cabine. Plus on dansait quand il y avait du roulis, plus j’étais contente « Tu vois, me disait-il, quand on va de gauche à droite, ça fait des zig et ça fait des zag, des zigs-zags. » Cela, j’ai du plaisir à le répéter et je ne l’ai jamais oublié.
  Un autre jour, la conversation s’aiguille sur les poissons. Très rapidement, croyant tout savoir sur le sujet, j’énumère tous ceux qui me venaient à l’esprit et que l’on trouvait au pays. « Ah !, me dit-il, cherche bien, je suis sûr que tu en oublies un ». Non, je ne voyais pas. « Et le hareng ! Faut pas oublier que nous en avons un avec nous à bord ». Il faisait allusion à un passager qui portait ce nom. « Eh bien toi, me dit-il, tu seras la sardine. » C’est ainsi que j’héritai de ce sobriquet pendant le reste du voyage.
   Ainsi donc défilaient les jours, en tanguant ou en roulant selon les caprices du temps, et pas un seul jour ne s’est passé sans que l’écrivain ne vienne me rendre visite chaque après-midi. Mais il n’existe pas de voyage sans problèmes, que ce soit en train, avion ou bateau et c’est toujours quand on s’y attend le moins que les catastrophes ou les surprises vous arrivent.
  Tout cela, c’était trop beau pour durer et il a fallu qu’un coup du sort vienne me tomber dessus. Comme surprise, elle fut de taille. Le vent avait-il viré, sans prévenir ? En tout cas, à l’instant même où j’entendis la cloche sonner pour le déjeuner, il m’est arrivé une énorme lame de travers, m’arrosant copieusement dans ma banette. Prise de panique, je me mis à crier pour alerter. Je fus secourue et rassurée sur le champ. Je venais d’hériter d’une belle douche écossaise surnommée « le baptême de l’Atlantique ».
    Après être remise de mes émotions, je crois me souvenir que ce fut à table que l’on arrosa l’évènement. Pour éviter un second baptême, la porte de la cabine fut fermée mais cela n’empêchait pas mon ami de me rendre visite. Je lui avais confié que j’aurais aimé rester à Bordeaux mais ma mère avait décidé de repartir à cause des rumeurs de guerre et que l’on serait certainement plus tranquille à Saint-Pierre. Elle avait vu juste, mais moi, je ne comprenais pas très bien. La seule chose qui m’intéressait c’était la perspective de retrouver mes oncles.

   De jour en jour, on se rapprochait donc du pays sans penser aux risques qui nous attendaient. Mauvaise saison que ce mois d’avril, pour ceux qui naviguent dans le sillage des icebergs descendant du Grand Nord. Mais personne ne parlait de cela à bord. Hélas, par un brouillard épais, une nuit, nous avons eu très froid et cela nous a réveillés. Tout à coup, le bateau s’est penché, puis sans doute un changement de direction nous a fait pivoter. Nous avions évité le pire, en frôlant une de ces masses de glace flottantes, détachée de la banquise. On peut dire, sans jeu de mot, que ça donne le frisson des glaces.
  
    Mais, quand je pense à ce voyage sur Le Celte, je me dis que nous avons eu beaucoup de chance de ne pas faire naufrage. Alors, nous avons senti que le bateau avançait à vitesse réduite par la suite. Puis, on nous a annoncé l’arrivée à bon port sous quelques heures. Très exactement, dans un brouillard très épais, nous sommes rentrés le mardi 26 avril, dans l’après-midi, sous bonne escorte des pilotes. C’est là que le Monsieur me dédicaça un autographe, avant de nous quitter, en me disant que je lirais ses romans plus tard, dans l’avenir. Je regrette beaucoup de ne pas avoir conservé cette preuve, en souvenir  de ce voyage. Il n’en reste pas moins certain que, lorsque j’en parle autour de moi, on n’ose pas croire que j’ai côtoyé Louis-Ferdinand Céline pendant onze jours.
   Ainsi le hasard veut que j’écrive ces souvenirs en cette année 1994, date anniversaire du centenaire de sa naissance. Le 27 mai dernier, j’ai eu une pensée particulière pour celui que j’appelais le Monsieur lorsque nous nous sommes connus.
        Jeanne Allain-Poirier. 
  (BC n°145, octobre 1994).

 

 

                                                                                         

 

 

 

 

 

 

       NEW-YORK

    1er Février 1937 : Départ pour New York. Il arrive le 8 février. Il est là pour négocier personnellement les droits de traduction pour Mea culpa et Mort à crédit (séjour au Barbizon hotel, New York, du 8 au 20 février. De retour en France fin février.

    Début mai : Quitte Paris pour Saint-Malo.

     Mai 1937: C’est dans la cité corsaire que sont commencés les pamphlets. Céline dès les premières pages de Bagatelles confie : « Vers la fin de cet été, j’étais encore à St Malo, je reprenais après un dur hiver, le souffle… J’allais rêvant, méditant au long des grèves. Je revenais, ce jour-là, tout pensif du « Grand Bé ». Je cheminais lentement à l’ombre des remparts, lorsqu’une voix… mon nom clamé… »

    Le 23 juillet : De Saint-Malo Céline écrit à Gen Paul qui s’apprête à partir le 1er août : « Te voici bientôt sur le départ… […] Amuse-toi bien. Vois surtout Sande (Margaret Sande, danseuse américaine au Radio City Music Hall de New York, que Céline connaît depuis 1936), de ma part et les amis Bourgeois et Parker. Il est possible que je me trouve à ton retour au Havre. […] Profite bien de cette aventure. J’attends avec impatience et grande joie ton retour triomphal. Dessine-moi des danseuses au Radio City. Ton vieux pote. Mes bonnes amitiés à ta femme. Les amitiés aux potes – à Pépino – à Bonvilliers – à tous les autres. »

   Céline a commencé la rédaction de Bagatelles pour un massacre
  Dans ce pamphlet houleux, qui ne traite pas seulement de politique mais aussi d’esthétique, parmi les peintres qui se rapprochent le plus de son idéal, Céline cite Gen Paul, avec Vlaminck et Mahé. Sans doute à partir de là les légendes – et Montmartre en est riche – vont l’emporter sur la petite histoire.
    Dans Bagatelles, Céline fait de Gen Paul un personnage, mais qui demeure proche du modèle : « Popol, mon pote […] Il est peintre, c’est tout vous dire, au coin de l’impasse Girardon. » C’était clair et précis. La suite est moins innocente, Céline prête des paroles au peintre : « T’auras du coton… Les Juifs, ils sont tous au pouvoir… […] T’auras du mal à les sortir… Les youtres c’est comme les punaises… Tu sais pas où tu mets les doigts… Ils te feront repasser… pas eux-mêmes !... Mais par tes propres frères de race… C’est des fakirs cent pour cent… […] Dans les Beaux-Arts, ils ont tout pris ! Tous les primitifs les folklores ! Ils démarquent tout, truquent ! […] Tous les professeurs, tous les jurys, les galeries, les expositions sont à présent pleinement youtres. »
  (E. Mazet, Spécial Céline)

 

 

 

 

 

 

 

               LENINGRAD 

   Je créchais à l'Hôtel de l'Europe, deuxième ordre, cafards, scolopendres à tous les étages... Je dis pas ça pour en faire un drame... bien sûr j'ai vu pire... mais tout de même c'était pas " nickel "... et ça coûtait rien que la chambre, en équivalence : deux cent cinquante francs par jour ! Je suis parti aux Soviets, mandaté par aucun journal, aucune firme, aucun parti, aucun éditeur, aucune police, à mes clous intégralement, juste pour la curiosité... Qu'on se le répète !... franc comme l'or !... Nathalie, elle me quittait vers minuit comme ça... Alors j'étais libre... Souvent j'ai tiré des bordées, après son départ, au petit bonheur... J'ai suivi bien des personnes... dans des curieux de coins de la ville... Je suis entré chez bien des gens au petit hasard des étages... tous parfaitement inconnus. Je me suis retrouvé avec mon plan dans des banlieues pas ordinaires... aux petites heures du matin... Personne m'a jamais ramené... Je ne suis pas un petit enfant... J'ai une toute petite habitude de toutes les polices du monde... Il m'étonnerait qu'on m'ait suivi... Je pourrais causer moi aussi, faire l'observateur, le reporter impartial... je pourrais aussi, en bavardant, faire fusiller vingt personnes...

 Quand je dis : tout est dégueulasse dans ce pays maléfique, on peut me croire sans facture... (aussi vrai que le Colombie a essuyé des petites rafales de mitrailleuses en passant devant Cronstadt, un beau soir de l'été dernier)...
 La misère russe que j'ai bien vue, elle est pas imaginable, asiatique, dostoiewskienne, un enfer moisi, harengs-saurs, concombres et délation... Le Russe est un geôlier-né, un Chinois raté. 
 [...] La ville emportée s'étend vers les nuages... ne tient plus à la terre... Elle s'élance de partout... Avenues fabuleuses... faites pour enlever vingt charges de front... cent escadrons... Newsky !... Graves personnes !... de prodigieuses foulées... qui ne voyaient qu'immensité... Pierre... Empereur des steppes et de la mer !... Ville à la mesure du ciel !... Ciel de glace infini miroir... Maisons à leur perte... Vielles, géantes, ridées, perclues, croulantes, d'un géant passé... farci de rats... Et puis cette horde à ramper, discontinue, le long des rues... poissante aux trottoirs... rampe encore... glue le long des vitrines... faces de glaviots... l'énorme visqueux, marmotteux, grouillement des misérables... au rebord des ordures... Un cauchemar traqué qui s'éparpille comme il peut... De toute les crevasses il en suinte... l'énorme langue d'Asie lampante au long des égouts... englue tous les ruisseaux, les porches, les coopératives.

 C'est l'effrayante lavette éperdue de Tatiana Famine... Miss Russie... Géante... grande comme toutes les steppes, grande comme le sixième du monde... et qui l'agonise... C'est pas une erreur... Je voudrais vous faire comprendre, de plus près, ces choses encore... avec des mots moins fantastiques...
 Imaginez un petit peu... quelque " Quartier " d'ampleur immense... bien dégueulasse... et tout bondé de réservistes... un formidable contingent... toute une armée de truands en abominable état... encore nippés en civil... en loques... tout accablés, gueunilleux... efflanqués... qu'auraient passé dix ans dans le dur... sous les banquettes à bouffer du détritus... avant de parvenir... qu'arriveraient à la fin de leur vie... tout éberlués... d'un autre monde... qu'attendraient qu'on les équipe... en bricolant des petites corvées... de ci... de là... Une immense déroute en suspens... Une catastrophe qui végète.
 (Bagatelles pour un massacre, Ecrits controversés, Omnia Veritas, Ltd, p. 257).                                                                           

 

 

 

 

 

 

 

    VOYAGES et écritures entre les quatre ans qui séparent " Le Voyage de Mort à crédit et de Mea culpa..."
        de 1932 à 1936.

  Insaisissable Céline ! Tantôt il est en Suisse et tantôt en Belgique. En 1934, on le retrouve aux Etats-Unis puis encore en Belgique.
  Un an plus tard, il fait un saut à Londres puis gagne le Danemark et l'Autriche.
  Il connaît alors une brève liaison avec la pianiste Lucienne Delforge. Et durant toutes ces années s'écrivait lentement, péniblement, son deuxième roman qui, intitulé d'abord L'Adieu à Molitor, allait bientôt trouver son titre définitif : Mort à crédit.   
  L'année 1936 fut décisive pour Céline. Il y eut la parution de Mort à crédit, ses premières amertumes et ses premières rancœurs à l'encontre des milieux littéraires qui l'ignoraient ou le boudaient.
  Il y eut dans sa vie privée, sa rencontre avec Lucette Almanzor, jeune danseuse de l'Opéra Comique qu'il avait connue au cours de danse de Mme d'Alessandri et qui allait devenir la compagne - admirable de dévouement, de fidélité et de silence - de toute sa vie.
  Il y eut enfin son voyage en Union soviétique en juillet 1936, pour y dépenser ses droits d'auteur du Voyage.
 Dabit venait de mourir là-bas. Céline partit avec curiosité sinon avec espoir. Sa déception fut pourtant cruelle.

 A André Pulicani, rencontré au retour chez Gen Paul, il confia : " En résumé, trois choses, trois choses seulement, marchent bien chez les Soviets : armée, police, propagande ! "
  Et en décembre, il faisait paraître chez Denoël Mea culpa, bref pamphlet incendiaire contre l'Union soviétique et le système communiste.
   A côté, la parution de l'un de ses arguments de ballets, Secrets dans l'Ile, dans un recueil collectif de textes de lauréats du prix Renaudot publié chez Gallimard en novembre, ou la mise en scène au théâtre des Célestins de Lyon de L'Eglise, pour une seule représentation le 2 décembre, parurent des évènements bien secondaires.

      Du 20 juin au 4 août 1934 : Séjour aux USA. 67 lettres entre ces dates éclairent son activité. Céline s’embarque au Havre sur le « Champlain » vers le 12 juin et arrive à New York le 20 où il descend à l’hôtel Vanderbilt dans une chambre réservée par l’éditeur. Il prévoit le 22 de se rendre à Boston pour y rencontrer John Dos Passos mais quitte brusquement New York pour la Californie le 23, allant rejoindre Elizabeth Craig à Los Angeles.
   Le 2 juillet, c’est à son adresse qu’il fait suivre son courrier par Little, Brown. Céline indique à Little, Brown une nouvelle adresse le 18 juillet, celle de Jacques Deval à Beverly Hills. Le 16, il est à Chicago (New Lawrence Hotel) et ne regagne finalement New York que le 26 juillet où il séjourne à l’Hôtel Lafayette jusqu’au 4 août, date de son embarquement pour la France sur le même bateau qu’à l’aller. Il arrive au Havre le 12 août, deux mois après son départ.
    Paul Marteau rapporte, dans son journal inédit, que Céline aurait « connu Jacques Deval à Hollywood, priapique comme personne ». C’est à l’occasion de ce voyage que celui-ci essaya de placer à Hollywood un scénario inspiré de Voyage, sans succès.
   
     1935

   Février 1935 : Céline a passé 15 jours en Autriche, et en mars, quelques jours à Anvers. Ce n’est que fin avril 1936 qu’il mettra la dernière main à Mort à crédit.
   En février, l’écrivain pousse Tayar à rencontrer Jacques Deval qui pourrait réaliser ou même produire le film. Celui-ci prépare alors Club de femmes, assisté de Jean Delannoy, avec Junie Astor, Danielle Darrieux et Valentine Tessier comme actrices principales. L’appétit donjuanesque de Jacques Deval fit peut-être échouer l’affaire. Ouessant ne se fit pas. Le scénario de Secrets dans l’île sera publié chez Gallimard en 1936 dans le recueil de nouvelles, Neuf et une, consacré aux lauréats du Renaudot.
     La pianiste Lucienne Delforge (1909-1993), compagne de Céline entre mai 1935 et mars 1936 est évoquée sans être nommée dans Bagatelles (p.358). Elle connut une carrière internationale de pianiste et, grande sportive, réussit trois fois l’ascension du Mont Blanc.
    9 mai 1935 : Céline confie à Karen : « Gen Paul est très amoureux de vous. Il est prêt à donner sa vie et son œuvre et sa fortune. Il ne reculera devant aucun sacrifice. Il va même apprendre tout à fait bien à jouer du piston pour vous séduire. Je suis jaloux. »
    En juillet, Céline se rend à Badgastein avec Lucienne Delforge.
Céline fait la connaissance de Lucette en cette fin d’année. Elle a donné sa démission du ballet de l’Opéra Comique, pour faire une tournée en Amérique.

     1936

   Avril 1936: Mort à crédit est achevé au Havre où rien ne distrait Céline en dehors des mouvements du port.
  3 septembre : Parti dans l’intention de se rendre à Moscou, Céline reste trois semaines à Léningrad. Il embarqua, seul, sur le Polaris à destination de Léningrad via Helsinki.
 
26 septembre : Dans le Merle blanc est publiée une lettre de Jean Etcheverry, de Biarritz, se présentant comme un prolétaire, à Pierre Scize, via le journal : « Je hais Céline. Parce que je n’aime pas la merde. Je hais l’ordure. […] sa triste gueule de dégénéré par excès de masturbation – à toi, Ferdinand-la-Veuve-Poignet – d’obsédé sexuel, de crapuleux érotomane. […] médicastre syphiligraphe […] J’attends le suicide de Céline. Une salope la plus parfaite salope de la littérature contemporaine. A supprimer – et le premier – le jour où l’idéal crevant nos paillasses, nous crèverons celles des saligauds de son acabit. »

     3 octobre : Réponse de Céline : « Que risquez-vous à publier un appel au meurtre contre moi ? Un petit peu de correctionnelle. C’est tout. Puisque je n’appartiens à aucun parti, aucune clique, aucune chapelle, que je suis pratiquement seul ? […] Je n’ai même pas de miliciens à mon service. »
    En octobre : Il écrit à Cillie Ambor, ancienne petite amie juive, autrichienne et communisante : « J’aurais bien voulu t’épouser aussi Cillie si j’avais été riche. […] Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique et criminel ! »
   Le 5 novembre : André Gide publie son Retour d’URSS, dédié « à la mémoire de Eugène Dabit », où il critique l’absence de liberté et de toute vie de l’esprit : « Je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif, plus vassalisé. »

  A Clichy, près du dispensaire, on se tue. Les ouvriers de l’usine de bougies des quais de Clichy sont en grève, occupent l’usine, et l’entreprise refuse d’appliquer les avancées du Front populaire. Le fils du patron qui avait été trésorier de la section locale des Croix de Feu, force les grilles et provoque une fusillade qui fait plusieurs blessés et un mort parmi les ouvriers. C’est dans cette violence ambiante que Céline publie Mea culpa le 28 décembre 1936.
    Le 30 décembre 1936 : Mésentente entre Denoël et Steele, notamment à propos du programme d’édition. L’américain quitte la maison et cède à Denoël toutes ses parts dans l’affaire.

 

 

                                                                              

 

 

 

 

 

 

 

   VOYAGES encore après " Le VOYAGE... "

  Face à l'échec du Goncourt, on aurait imaginé l'auteur du Voyage plus détaché, plus désabusé, plus sceptique. S'il n'en fut rien, c'est que Céline, à partir de 1932, bascula et incarna un nouveau rôle, plus ou moins de bon gré : celui de l'homme de lettres. Il en épousa donc les regrets comme les ambitions.
  Pourtant, cette intrusion de Céline parmi les personnages d'actualité ne bouleversa pas sa vie quotidienne. Il ne renonça pas à la médecine : il continua d'être attaché à la " Biothérapie " et aux laboratoires Gallier, il conserva ses vacations au dispensaire de Clichy.
  Mieux : en décembre 1932, Céline quitta Paris en pleine crise Goncourt pour une mission médicale officieusement supervisée par Rajchman et le bureau d'hygiène de la S.D.N.
  Il emmena sa mère à Genève, il gagna ensuite l'Autriche et l'Allemagne, et écrivit à son retour un rapport rendu public sous le titre : " Pour tuer le chômage, tueront-ils les chômeurs ? "
  C'est de Vienne, en Autriche, qu'il adressa encore à Léon Daudet cette lettre fameuse où il résumait ainsi sa pensée : " Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m'est vain. "
  C'est à Vienne encore qu'il retrouve sa maîtresse juive Cillie Ambor dont il avait fait la connaissance trois mois plus tôt.

                            Hôtel Hessler - Berlin
                                [semaine de 18 décembre 1932] 

                 Madame Cillie

      Sie sind böse und Jalouse mit mir. So ist es ! Ecrivez-moi ici. Je partirai le 25 pour Breslau et serai le 2 ou 3 à Vienne. J'irai directement à l'Hôtel et NE VEUX pas coucher chez vous. Pour plusieurs raisons. D'abord ce serait vous compromettre très bêtement aux yeux de vos amis et de votre ami. Ensuite je ne VEUX PAS que vous alliez coucher ailleurs comme vous me le proposez.
  Vous savez Cillie comme j'ai HORREUR qu'on fasse quelque chose spécialement pour moi. Cela me gêne abominablement. Soyez gentille indiquez-moi un hôtel très silencieux près de chez vous. Je serai chez vous souvent mais pas pour coucher.
   De cette façon personne ne sera gêné. Voulez-vous être ainsi très obéissante et très gentille ? Alors je vous aimerai bien.

                                                                                                     ***

  Pour le Goncourt ce fut une horreur purement et simplement. Aucun plaisir cela ne me fit - avec ou sans - C'est tout pareil pour moi. Je n'ai retenu que la vulgarité, la grossièreté, l'impudeur de toute cette affaire.
  Il y a tant de gens qui aiment la gloire ou tout au moins la notoriété. Sauf la Guerre je ne connais rien d'aussi horriblement désagréable. Je fais tout ce que je peux pour oublier cette catastrophe.
       A bientôt Cillie et affectueusement
                                                                                            Louis.

  (Lettres, Pléiade, Gallimard, 2009).

 

                                                                              

 

 

 

 

 

 

   RETOUR à CLICHY , puis l'EUROPE.

  L'année 1927 fut pour Céline à Genève une année d'ennui, d'oisiveté entrecoupée de pâles besognes administratives. S'il ne voulait plus de la S.D.N., la S.D.N. ne voulait plus de lui. Malgré l'appui de Rajchman, on le maintint à l'écart. Décidément il n'avait pas su se plier aux exigences d'un organisme qui le repoussait. Il se contenta de dépenser inconsidérément son argent : il acheta des meubles, des tapis, un cabriolet Citroën 5 CV. Il reçut chez lui beaucoup de jolies femmes (il avait entre-temps déménagé). Parmi celles-ci, une jeune danseuse américaine de vingt-quatre ans qui visitait la Suisse avec ses parents : Elizabeth Craig.
  En septembre 1927, quatre mois de repos (diplomatique) lui furent accordés, qui correspondirent précisément avec l'expiration de son contrat, le 31 décembre 1927 - contrat qui ne lui fut pas renouvelé, bien entendu.

  Céline ne laissa à Genève que quelques dettes (remboursées laborieusement par la suite après avoir été couvertes par Ludwig Rajchman)... et le souvenir d'un être fantasque, intelligent et désordonné. Mais il emporta, hélas ! de Genève les ferments d'un antisémitisme qui avait déjà hanté sa jeunesse.
  L'ordre et la logique anonymes des appareils qu'il lui avait été donné d'approcher là-bas, cet ordre dont il ne cessa plus tard de stigmatiser l'inhumanité, la bonne conscience abêtie ou criminelle, il l'assimila désormais - dans son délire encore inavoué, par conviction  autant que par prudence - à une Internationale Juive dont il croyait avoir surpris certains responsables.

  De retour de Genève, Louis Destouches s'installa à Clichy, au 36, rue d'Alsace. Un appartement de trois pièces, pauvrement meublé, où il comptait exercer la médecine en clientèle privée.
  L'expérience de Bardamu revenu d'Amérique et devenant médecin de banlieue dès la fin de ses études semble manifestement inspirée de ce qu'il connut alors. Il n'est que de relire le Voyage.
  Ce n'est pas avec des vieillards cacochymes, des chômeurs syphilitiques, des ouvriers alcooliques, des concierges tuberculeuses ou des enfants typhoïdiques que Louis Destouches risquait de faire fortune. (...) Son adhésion à la Société de médecine de Paris ne modifia guère son statut social. Bientôt, Louis Destouches se retrouva au bord de la faillite (d'autant plus vite qu'il lui fallait rembourser encore les dettes contractées à Genève). Il appela à l'aide Ludwig Rajchman. Ce dernier le recommanda à Léon Bernard, titulaire de la chaire d'hygiène de Paris, qui l'accueillit dans son service de l'hôpital Laennec. Louis n'avait plus qu'à fermer son cabinet de Clichy.

  Après ce stage à l'hôpital, Céline se vit offrir par la Direction de la médecine d'hygiène populaire une vacation quotidienne de médecine générale de cinq heures à six heures et demie, l'après-midi, au nouveau dispensaire du 10, rue Fanny à Clichy. Il y entra en fonction au début de l'année 1929.
  A Clichy, il se trouva placé sous les ordres d'un médecin juif né en Lituanie : Grégoire Ichok. Il espérait être nommé sans doute lui-même médecin-chef de ce dispensaire. Très vite, sa jalousie envers Ichok se mua en franche hostilité. Une hostilité et une méfiance réciproques du reste. C'est une atmosphère empoisonnée qui régna longtemps au dispensaire, son personnel prenant parti pour ou contre l'un des deux hommes.
  Est-ce pour échapper à un tel climat, est-ce parce que le goût des voyages ne l'avait vraiment jamais abandonné ? Céline s'efforça durant toutes les années qui précédèrent la parution de Voyage au bout de la nuit (mais tout aussi bien après) de dénicher le prétexte de missions médicales pour s'enfuir à l'étranger, pour passer quelques jours ou quelques semaines loin du dispensaire, loin de Paris, loin des décors, des êtres et des métiers qui se répètent.

  Il n'avait pas rompu tous les liens qui le rattachaient à la S.D.N. En février 1929, il sollicita du bureau d'hygiène des subsides pour effectuer en Angleterre une enquête sur la médecine de dispensaire. Ludwig Rajchman lui donna satisfaction.
  A la fin mars, Louis quittait Paris. Jamais il n'adressa de rapports à la S.D.N.... Ce qui ne l'empêcha pas de réclamer une nouvelle aide pour visiter cette fois les Pays-Bas, le Danemark, la Suède et l'Allemagne, en novembre de la même année.
   (F. Vitoux, Céline, Dossiers Belfond, 1978
).

 

 

                                                                              

 

 

 

 

 

 

   L'AFRIQUE.

  Le 14 mars 1926, départ pour Dakar où l'attendait une nouvelle délégation de médecins anglais, belges, espagnols, français, etc., qu'il avait pour mission de conduire, afin d'étudier les systèmes d'organisation sanitaire de la côte Ouest de l'Afrique, du Sénégal au Nigéria, et de débattre de l'opportunité pour la S.D.N. d'établir un bureau d'hygiène en Afrique occidentale.

  Le voyage se révéla décevant. Mal organisé, épuisant, inefficace, se diluant en palabres inutiles et en susceptibilités nationales mesquines, il accabla Céline et contribua sans doute à le détacher de la S.D.N. et de sa lourdeur bureaucratique.

 

             AU DOCTEUR LUDWIG RAJCHMAN

                                                      Dakar, 12 avril 1926

     Monsieur le Directeur, je veux vous signaler que j'ai rencontré chez Lasnet (échangiste mais aussi inspecteur des colonies) un médecin susceptible d'être internationalisé, à tous usages, Singapour ou autres.
  C'est Lucas Championnière, le fils du grand savant. Ce garçon me paraît avoir bien des qualités. Il connaît bien l' " étranger ", parle anglais, allemand.
  Je vous envoie un petit " curriculum vitae " de sa main, qui peut faire aussi l'objet d'une analyse graphologique.
        Votre bien dévoué.
                                                                                       L.F. Destouches.

  (Lettres, Pléiade, Gallimard, 2009).

 

                                                                                          

 

 

 

 

 

 

   L'AMERIQUE.

  (...) Du 14 février au 8 août 1925, il accompagna un groupe de médecins d'Amérique latine dans un périple aux Etats-Unis, à Cuba, au Canada, puis en Grande-Bretagne et en Europe occidentale.
   L'Amérique ! Il n'avait cessé d'en rêver... New-York ! On sait l'image terrible et fascinée qu'il en donnera plus tard dans le Voyage...
  Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l'américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.

  Il importe assez peu de connaître les détails de ce voyage au Nouveau Monde, les hôpitaux, les abattoirs ou les nurseries visités à Baltimore ou à Montréal, à Toronto ou à La Nouvelle-Orléans.
  Notons simplement deux brefs séjours à Détroit et à Pittsburgh, dont Céline tira la matière de deux rapports sanitaires sur l'organisation des usines Ford et Westinghouse (ces mêmes usines Ford que l'on retrouvera dans Voyage au bout de la nuit et où Céline prétendra avoir travaillé).
  Ensuite, ce fut Londres, La Haye, Amsterdam, Bruxelles, Paris, Turin, Ferrare, Ravenne et Rome.

  Détour dans l'univers de la construction automobile du début du siècle. Céline nous décrit l'usine Ford de Détroit. Ce n'est pas n'importe quelle usine ! Céline choisit un symbole Ford, constructeur de la première voiture fabriquée en série, la type T, est visé. C'est certain. On est très loin des usines d'aujourd'hui, hyper modernes, automatisées, à l'aspect parfois clinique.
  " Et j'ai vu les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s'ils se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d'impossible. C'était donc ça Ford ? "
  Il devient ouvrier pour vivre cet " enfer " de l'intérieur. " C'était vrai, ce qu'il m'expliquait qu'on prenait n'importe qui chez Ford. Il avait pas menti. "
  Il se jette dans la machine de production complètement désespéré. " Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres au plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas.
  On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables.
   A mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil !
   Alors à force de renoncer, peu à peu, je suis devenu comme un autre. Un nouveau Ferdinand. Après quelques semaines. Tout de même l'envie de revoir des gens du dehors me revint. "
  (F. Vitoux, Céline, 1978).

 

 

                                                                                      

 

 

 

 

 

 

    GENÈVE et la S.D.N.

  Le 1er mai 1924, la thèse de médecine soutenue devant les professeurs Brindeau et Follet, et le professeur Gunn de la Fondation Rockefeller, avec la mention " très bien " qu'allait devenir le docteur en médecine ?
  Louis, qui continuait d'aimer les voyages et les bateaux, avait passé en juin 1924 ses examens de médecine sanitaire maritime - mais il ne chercha pas vraiment à devenir alors médecin de paquebot. Il restait aussi un hygiéniste de goût et de formation (sa thèse en apportait une preuve supplémentaire) - un hygiéniste qui aurait gardé la nostalgie des départs. Pouvait-il rêver mieux qu'un poste à la Société des Nations à Genève avec ses promesses de nombreuses missions ?

  Le professeur Gunn l'avait mis en rapport avec le Dr Ludwig Rajchman qui s'occupait précisément de l'organisme international d'hygiène de la S.D.N.. Sa candidature fut retenue.
  A la fin juin, Céline était à Genève. Il s'installa dans un bel hôtel du bord du lac. Sa femme plusieurs fois, vint le retrouver - mais pour de brèves périodes. Manifestement, elle était de trop - et Louis le lui fit bien sentir. Il ne voulait plus renoncer à son indépendance...
  Son activité professionnelle consista en premier lieu à rédiger des dossiers et des mémorandums pour l'administration de la S.D.N. Ces rapports, Ludwig Rajchman les lui faisait réécrire plusieurs fois de suite, jusqu'à ce qu'ils fussent dans le ton convenable, prudent et neutre des rapports administratifs de la Société des Nations.

  Heureusement, il ne resta pas longtemps sédentaire. En janvier 1925, il accompagna Rajchman à Paris pour régler, entre autres, des problèmes de coordination sanitaire dans les colonies africaines...
   (F. Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1978).

 

 

                                                                                   

 

 

 

 

 

 

 LES BELLES ANNEES RENNAISES DE CELINE (1918-1924).

 Gare de Rennes, mars 1918. La guerre bat son plein. Louis Destouches, un parisien de 24 ans, débarque du train au milieu d'une drôle d'équipe. Beau gosse, il pavoise en uniforme d'officier américain dans une escouade de propagandistes " qualifiés ". Tous appartiennent à la Mission Rockefeller venue en France repousser le fléau de la tuberculose.

 Blessé en 1914, devenu surveillant d'un entrepôt forestier au Cameroun, puis rédacteur dans une revue scientifique (Euréka), le futur Céline vient juste de se faire recruter par les philanthropes américains. Cette mission le met en joie. Lui, le sans diplôme, rêvait de médecine. Rêvait aussi de connaître la Bretagne de ses ancêtres.
  En ce printemps 1918, l'accueil des Rennais est triomphal. De la gare à la mairie, la foule acclame les hygiénistes franco-américains. Dès le lendemain 11 mars, conférence inaugurale au théâtre de Rennes avec tout le ban et l'arrière-ban des notables. Au premier rang des orateurs, se trouve le Dr Athanase Follet. Président du Comité départemental de lutte contre la tuberculose, il est à l'origine de la venue de la Mission Rockefeller en Bretagne.

  Du bagout contre la tuberculose.

 S'inscrivant dans la litanie des discours, le jeune orateur Destouches n'en mène pas large. " Ce que j'ai pu bafouiller les premières fois ! Je revois avec terreur la grande séance dans le théâtre de Rennes, tout illuminé, et c'est grand ce machin-là ! Tout contre moi, le général D'Amade et puis le docteur Follet, qui devait devenir plus tard mon beau-père. Ça a été épouvantable, et puis, petit à petit, je me suis habitué à parler comme on s'habitue à tout. "

 Céline comme d'habitude en rajoute dans ce témoignage tardif. Le journal L'Ouest-Eclair ne le mentionne nullement parmi les orateurs de la soirée. En revanche, oui, le jeune Destouches se fit remarquer dès le lendemain 12 mars pour sa première conférence. Au cinéma Omnia, face à un public composé uniquement de filles du lycée et de l'école normale, le " propagandiste " s'en donne à cœur joie, s'exprimant " avec une grande science " et " un art goûté des plus fins connaisseurs ", note le journal. Le futur Céline enchaîne plusieurs interventions par jour.

 Au bout d'une semaine, le voici parfaitement rodé sur la scène du Théâtre municipal devant le maire Jean Janvier et les syndicats de la Bourse du travail. " Dans un langage clair et précis ", le jeune Destouches recommande " une lutte énergique contre l'alcool, rappelant que c'est le lit où se couche la tuberculose. " La presse souligne son langage " net et saisissant ", ainsi que les applaudissements qui ponctuent chacune de ses prestations.

 Au moment de la mort de Céline en 1961, les Petites Affiches de Bretagne prétendirent que lors de la soirée inaugurale au théâtre de Rennes, Destouches fit scandale en proclamant des opinions politiques virulentes, ce qui eut pour conséquence que l'archevêque, le préfet et les généraux quittèrent les lieux avec éclat.

 Photo: En tournée sur les routes de Bretagne à bord de la " roulotte d'hygiène ".
 (Georges Guitton, Place Publique Rennes n°5, mai-juin 2010, dans le Petit Célinien, 2 août 2012).

 

 

                                                                                        

 

 

 

 

 

 

   L'AFRIQUE, LE CAMEROUN.

  En mars 1916, il signa un contrat avec la Compagnie forestière Sangha-Oubangui. Il était engagé comme stagiaire pour une durée de six mois à compter de son arrivée à Douala. Au terme de ce stage, il se trouverait lié pour deux ans avec la compagnie.
  Le Cameroun était avant la guerre une colonie allemande. Un corps expéditionnaire français et anglais venait de l'occuper. La France s'était appropriée la majeure partie de ce territoire. Tout restait donc à faire pour encadrer la nouvelle " colonie ". On recrutait à tour de bras dans la métropole.

  En mai 1916, Céline revint en Angleterre. C'est de là qu'il embarqua - à Liverpool - sur un petit cargo de la British Steam Navigation Company, le R.M.S. Accra. Après deux escales à Freetown et à Lagos, le cargo finit par toucher Douala. Le voyage avait été épouvantable. Grelottant de fièvre, abruti par des doses massives de quinine, Louis fut achevé par la chaleur oppressante et une mer démontée. Avec l'Amiral Bragueton du Voyage, il immortalisa cette traversée cauchemardesque.
    Après quelques semaines passées à Douala (le " Fort-Gono " du Voyage), il fut affecté à la plantation de Bikobimbo d'où il rayonna aussi bien vers la côte, vers Campo (le " Topo " du Voyage), que vers l'intérieur.
  Rêvait-il de faire fortune ? Il encouragea son ami Milon à venir le rejoindre, lui promettant monts et merveilles. En fait, si l'on en croit Céline, son activité à Bikobimbo consista surtout en un négoce élémentaire avec les Noirs. A onze jours de marche du premier Européen, dans un pays dévasté par des épidémies périodiques, la malaria et la maladie du sommeil, il avait coutume de se promener entouré de voiles épais contre les moustiques, de s'intoxiquer à la quinine, de faire sa cuisine lui-même, de peur d'être empoisonné, et de ne jamais se séparer de son révolver, précieux pour régler ses différents avec ses clients dans les yeux desquels il surprenait parfois un éclair de vive convoitise... Tel est du moins le portrait qu'il donnait de lui-même à son amie Simone Saintu.
   Dans l'une des ses lettres, il lui précisait ainsi ses activités :
 " Le commerce que je fais est d'une simplicité angélique et consiste à acheter des défenses d'éléphant pour du tabac.
 " Vous ne sauriez imaginer combien le nègre préfère fumer une cigarette que de toucher à l'argent en espèces dont il ne connaît pas la valeur.
  " C'était un spectacle rare pour moi dont j'ai vivement tiré parti à la satisfaction  de tous en leur vendant en moyenne deux paquets de maryland pour une défense d'éléphant.
  " Ces détails techniques vous intéressent sans doute fort peu, mais c'est la seule raison qui m'incite à séjourner encore en ce charmant pays, l'abreuvement de tabac jusqu'à la mort du dernier éléphant.
"

   En septembre 1916, sa position évolua. Il écrivit alors à Simone Saintu :
 " Je vais changer de situation, je suis nommé directeur d'une grande plantation de cacao et vais gagner pas mal d'argent.
  " Ne me croyez pas en proie à un esprit de lucre qui ne m'a jamais possédé. Je n'apprécie l'argent qu'autant qu'il nous permet de s'occuper d'autres choses.
"
      Son absence d'esprit de lucre ne l'empêcha tout de même pas de bénéficier quelques semaines plus tard de près de 5 000 francs d'économies - somme assez fabuleuse pour quelqu'un qui n'était censé gagner que 200 francs par mois !

  Que comprendre à cette lettre adressée à Milon le 15 septembre 1916 ?
  " Signe tout ce que l'on te montrera, ceci n'a aucune espèce d'importance, ces contrats coloniaux sont léonins, n'ont aucune valeur devant la loi et ne valent que le prix que tu apportes à ta signature, ne t'arrête pas aux questions d'appointements, je te dirai plus tard pourquoi, surtout n'en parle pas à mon sujet.
  " Tu vois que cela n'a pas été long. Tu peux en faire autant. "
 Sa famille eut-elle vent de ses indélicatesses ? François Gibault fait encore état du témoignage de sa cousine Charlotte Robic et du silence réprobateur de Georges Destouches aux incartades supposées de son neveu... Une chose reste sûre : jamais Louis Destouches ne fut inquiété ni même soupçonné de quoi que ce soit. S'il regagna précipitamment la France, ce fut pour raison de santé.

  En janvier, ses crises de dysenterie redoublèrent. Il sollicita son rapatriement mais fut d'abord hospitalisé à Douala.
 Le 10 mars 1917, le lieutenant-colonel Thomassin l'autorisa à rentrer en France. Il embarqua finalement sur le R.M.S. Le Tarquah.
 
Après escales au Nigéria, au Togo et en Sierra Leone, il arriva à Liverpool. Au début du mois de mai, il s'installait chez ses parents, rue Marsollier. Il était âgé de vingt-trois ans...
  Que retenait-il de son voyage en Afrique ? Ses lettres et écrits du Cameroun permettent d'avancer une réponse assez précise. Lui qui avouait sa bougeotte, son goût des voyages, il découvrit là-bas la solitude et la liberté : " L'absence absolue de commentaires sur ma conduite et la grande, totale, absolue liberté. "
  Ce thème revient du reste comme un leitmotiv dans presque toutes ses lettres :
 " Il me faut de temps en temps le contact bruyant de mes semblables pour me faire apprécier la solitude et jouir de mon isolement.
  " Ne croyez pas que je professe une haine quelconque pour mes semblables, j'aime au contraire les voir, les entendre, mais je fais mon possible pour échapper à leur emprise - pour entendre le son d'une cloche. il vaut mieux en être éloigné, le bruit trop rapproché vous assourdit.
"
  (Frédéric Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1978).

 

 

                                                                                

 

 

 

 

 

                                               

   VOYAGES en ANGLETERRE

       ROCHESTER.

  (...) En février 1909, Fernand Destouches accompagna son fils à Rochester, dans le Kent. Il l'avait inscrit à l'University School, une bâtisse formée de deux maisons mitoyennes que tenait un couple, M. et Mme Toukin.
  Autant Céline n'évoqua jamais ses voyages d'enfant en Allemagne, autant il donna de ses premiers séjours en Angleterre des relations longues, passionnées et délirantes.
  L'University Scool devint dans Mort à crédit le fameux " Meanwell College ".
 
  Le " Meanwell College " on ne pouvait pas désirer mieux comme air, comme point de vue. C'était un site magnifique...
Du bout des jardins, et même des fenêtres de l'étude, on dominait tout le paysage. Dans les moments d'éclaircie on pouvait voir toute l'étendue, le panorama du fleuve, les trois villes, le port, les docks qui se tassent juste au bord de l'eau... Les lignes de chemin de fer... tous les bateaux qui s'en vont... qui repassent encore un peu plus loin... derrière les collines après les prairies... vers la mer, après Chatham... C'était unique comme impression... (Mort à crédit, p.190).

  Le fleuve, les bateaux, la mer qui entraîne... Cet endroit ne pouvait que le faire rêver.
 Le fantôme de Nora Merrywin qui tient avec son mari le " Meanwell College ", et dont l'enfant tombe éperdument amoureux, a-t-il vraiment existé ? Une enseignante de l'University School s'était-elle, comme Nora, suicidée ? Avait-elle auparavant violé l'enfant ? La preuve n'en a jamais été fournie. Reste que ce collège abrita sans doute la sexualité solitaire, rêveuse, exténuante et insatisfaite de Céline.
  Louis avait alors quinze ans.
 Au dortoir, ça continuait les grosses branlées... les suçades... Je m'intriguais bien sur Nora... Mais toujours en suppositions... (Mort à crédit, p.202).
 
  L'enseignement était médiocre à l'University School, la discipline fort relâchée et l'ordinaire insuffisant.

      BROADSTAIRS.

  Ferdinand Destouches avait bien proposé à son fils de lui payer des suppléments de nourriture. Louis s'y refusa par pudeur, pour ne pas gêner ses camarades et ses maîtres. A Pâques, son père prit la décision de le transférer dans une autre pension qu'il avait dénichée à Broadstairs, sur la Manche : une pension où l'enseignement était plus consciencieux, l'ordinaire plus copieux, les locaux plus vastes, les prix plus élevés et la responsable - Mme Farnfield - plus gracieuse...

  A son retour à Paris en novembre 1909, Louis parlait et écrivait sans difficulté l'anglais et l'allemand. Il était armé pour la vie...
  De ses voyages à l'étranger, sans doute gardait-il la blessure des premières séparations, l'habitude de la solitude forgée dans un milieu hostile, le goût des situations instables, mais d'abord une curiosité inépuisable pour de nouveaux décors, de nouveaux paysages, de nouveaux individus. A partir de cette date, Céline n'allait plus rêver que de départs...
  (Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Belfond, 1978).

 

                                                                                          

 

 

 

 

 

   Voyages en ALLEMAGNE 

      DIEPHOLZ.

 (...) A la fin du mois d'août 1907, les Destouches envoyèrent donc Louis dans une petite bourgade du Hanovre, Diepholz, où il suivit les cours de la Mittelschule.
  Le paysage était triste et maussade, l'enfant ne parlait au début pas un seul mot d'allemand, il logeait en ville chez un particulier, Hugo Schmidt.
  On serait tenté d'imaginer par conséquent le jeune Céline abandonné à lui-même, traînant sa misère et sa solitude d'étranger au milieu d'une nature inhospitalière et de camarades ou d'adultes indifférents. Ce serait une erreur. Ses parents l'avaient accompagné à Diepholz. A la Toussaint, sa mère vint le voir. A Noël, ce fut son père qui fit le voyage.
  Après une période d'acclimatation difficile, l'enfant s'adapta à son nouveau milieu. Il suivit des cours de piano. Il s'i
nitia à l'anglais et pratiqua de nombreux sports.

  " Hugo Schmidt quant à lui fut frappé par la facilité avec laquelle Louis apprit l'allemand, qu'il parlait assez couramment après seulement quelques semaines passées à Diepholz. Il le considérait comme un excellent garçon, louait sa gaieté, sa bonne santé et son ardeur au travail. " (F. Gibault, p.75).

  Il remarqua encore que l'enfant écrivait longuement et fréquemment à ses parents, n'hésitant pas à rédiger de véritables petites chroniques qui parvenaient mal à contenir l'affection ou la tendresse qu'il éprouvait pour son père et sa mère, et que ceux-ci lui avaient appris justement à ne pas extérioriser.
   Il constata enfin à quel point Louis semblait obsédé par les problèmes d'argent et d'économie. Ce souci ne devait plus guère le quitter.

    KARLSRUHE.

  A Pâques 1908, il revint passer quelques jours au passage Choiseul. Après les grandes vacances, il repartit pour l'Allemagne, mais à Karlsruhe cette fois, dans la famille d'un professeur : Rudolf Bittrolff, chargé de l'éduquer, de le loger et de le nourrir. Il y reprit non seulement ses études d'allemand mais aussi ses exercices de piano.
  Le 29 décembre, il débarquait à la gare de l'Est. Son premier séjour en Allemagne s'achevait. Il fallait maintenant songer à l'Angleterre.
  (Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Belfond, 1978)