| CÉLINE et la PLÉIADE
Visite des ateliers qui façonnent la Pléiade.
Les ateliers Babouot fabriquent depuis 80 ans la prestigieuse collection. Reportage en coulisses, où la machine n’a pas supplanté la main et l’œil de l’ouvrier.
Le soir, lorsque le personnel s’en est allé, Michel Jeandel aime à se promener dans les rayonnages « comme d’autres arpentent une cathédrale ». A pas feutrés, l’œil et le nez aux aguets pour saluer ici un illustre auteur, humer là une odeur précieuse. Michel Jeandel est l’heureux – et chanceux – directeur des ateliers de reliure Babouot, à Lagny-sur-Marne, à l’est de Paris. Le vaste hangar bâti dans une zone d’activité ne diffère en rien des autres alentour. L’aspect extérieur est pour le moins austère, voire triste. Mais l’intérieur, qui ne se visite qu’avec autorisation – « on n’est pas un musée », nous dit-on –, est un paradis pour les bibliophiles. |
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Havane, Vert émeraude, bleu,
rouge vénitien, Corinthe,
violet, gris, rouge Churchill |
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Ici se fabrique la Pléiade
depuis l’origine de la
collection fondée en 1923 par
Jacques Schiffrin, intégrée dix
ans plus tard aux
Editions Gallimard.
Impression de pénétrer dans un
lieu sacré, où conversent d’une
feuille à l’autre les plus
grands: Baudelaire, qui en 1931
fut le premier auteur à être
entré à la Pléiade, Voltaire,
Racine, Stendhal, Saint-Exupéry,
Proust, Malraux, Dickens,
Tolstoï, Yourcenar, Verlaine,
Balzac, Hugo et tant d’autres,
comme Louis-Ferdinand Céline,
dont une manie de vieillard,
disait-il, était « d’être publié
dans la Pléiade en collection de
poche ».
Avant l’heure, Schiffrin
inventa en effet (le savait-on
?) le livre en format de poche
puisque tout ouvrage de la
Pléiade (11 x 17,5 cm) glisse à
son aise dans la couture du
manteau. |
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300 000 ouvrages par an |
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Les machines à haute
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Bibliothèque
des éclopés
Les ateliers Babouot relient
300 000 ouvrages par an – il
existe en tout 640 titres et 250
auteurs. Onze nouveautés sortent
durant cette même période.
Dernier écrivain consacré :
Romain Gary (Romans et récits,
coffret de deux volumes, 3264
pages). Il a fallu trois
semaines pour relier les écrits
de l’auteur de
La Promesse de l’aube.
Le processus est long car le
protocole du soin prodigué est
complexe et ne supporte aucun
manquement. Un défaut de
fabrication, fût-il
microscopique (une bavure, un
mauvais pli, une cicatrice), et
c’est le rebut ; il existe chez
Babouot une poignante
bibliothèque des éclopés, une
collection d’invendables en
quelque sorte. Trente-six
artisans œuvrent dans les
ateliers. Des machines à la
haute technologie ont beau faire
les fières, ronronner ou
chahuter, rien ne supplante ici
le travail à la main. Le
processus de fabrication est
long car ses différentes étapes
ne supportent aucun manquement.
(Eddy Mottaz/Le Temps). |
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Hélène Ladegaillerie, la chef
de production |
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Illustration avec le cuir des
reliures. S’il se découpe au
laser, il ne peut cependant
passer outre une validation
manuelle : une caresse, par
exemple, pour localiser une
légère surépaisseur ou une
infime écorchure. Les cuirs de
la Pléiade sont censés être
irréprochables. « Les 45 000
peaux de mouton qu’il nous faut
tous les ans proviennent de
Nouvelle-Zélande parce que,
là-bas, il n’y a pas de clôtures
barbelées », indique Hélène
Ladegaillerie, la cheffe de
production. Chaque peau permet
de relier de huit à douze
Pléiade. |
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Dans l'atelier de reliure |
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Pages pliées en double cahiers
tête-pied |
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Ces peaux arrivent déjà colorées
par un tanneur qui tient compte
du code immuable associant à
chaque siècle une teinte :
havane pour le XXe siècle, vert
émeraude pour le XIXe, bleu pour
le XVIIIe, rouge vénitien pour
le XVIIe, corinthe pour le XVIe,
violet au Moyen Age tandis que
le gris couvre les ouvrages
religieux et le rouge Churchill
les anthologies.
Formée aux arts graphiques,
jeune femme passionnée, Hélène
Ladegaillerie a rejoint les
ateliers Babouot en 2007: «
Durant un mois, je suis passée
sur chacun des 17 postes pour
comprendre la teneur du travail,
j’en ai bavé physiquement. »
Au fil du temps, elle a appris comme tout un chacun ici à fleurir son
vocabulaire, parle de repinçage
du ruisseau, de régularité des
chasses, de petits grains
chagrin. Voilà qui laisse
perplexe le non-initié. Hélène
l’emmène alors déambuler dans
les 3500 m2 qu’occupent les
ateliers. Où l’on apprend que
les pages arrivent directement
déjà pliées en doubles cahiers
tête-pied et imprimées sur
papier bible 36 grammes opacifié
couleur chamois, garanti
plusieurs centaines d’années. La
police de caractères est un
Garamond de corps 9. Les blocs
papier sont au préalable
stockés: plus le temps de repos
est long, meilleure sera la
reliure « car le papier aura eu
le temps de reprendre le bon
taux d’humidité ». |
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Encollage des gardes |
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La machine bosse, l'œil de
l'ouvrier aussi |
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Feuille d’or
Une grosse machine (comme une
turbine) superpose ces cahiers
dans l’ordre de pagination. La
minceur du papier implique une
couture à l’aide d’un fil
textile ultra-fin et l’usage de
points dits « en décalé ». Le
collage et l’encollage des
gardes et de la mousseline
renforcent cette couture. Pour
éliminer l’eau contenue dans la
colle, le bloc passe au four.
Passage au massicot puis
coloration. La machine bosse,
l’œil de l’ouvrier aussi, qui
repère les désagréments comme
des coulures entre les feuilles.
Le titre, l’auteur et le « décor » sont frappés à chaud, à la feuille d’or
24 carats, au moyen d’un fer à
dorer en bronze. Opération
magique, qui écarquille les yeux
d’Hélène Ladegaillerie et sans
doute fait battre fort son cœur.
Après cette identification, couverture et corps de l’ouvrage sont montés
ensemble. Au livre relié, il ne
reste qu’à ajouter le signet, la
jaquette transparente en rhodoïd
qui protège le cuir des traces
de doigts, puis enfin l’étui.
(Le
TEMPS, Lausanne, Christian
Lecomte, publié le 23 août
2019). |
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Sur-le-champ, sans délai ! |
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HIC ET NUNC ! Louis-Ferdinand
Céline, Claude Gallimard et la
Pléiade.
La question de la Pléiade est
évoquée pour la première fois
par Destouches dans une lettre
d’avril 1951, avant même qu’il
ne signe le contrat qui le lie à
Gallimard pour la réédition de
ses œuvres et la publication de Féérie
pour une autre fois (18 juillet
1951).
Au vrai, il n’est pas d’auteur
qui ait signifié avec autant de
constance aux Gallimard son
souhait de figurer dans la
collection ; à partir de 1955, «
sa demande est lancinante,
coriace » (Sollers).
Elle tourne à l’obsession.
C’est que Céline craint de n’y
jamais entrer s’il n’obtient pas
satisfaction de son vivant. |
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La Pléiade offre une garantie
pour l’avenir. Elle lui assure
que son œuvre ne tombera pas
dans l’oubli, qu’elle ne sera
pas effacée, étouffée,
dissimulée par ceux qui
trouverait intérêt à son
extinction. Gide, Claudel,
Malraux et Montherlant figurent
déjà au catalogue de la
collection ; pourquoi pas lui...
juste une ligne de plus « entre
Bergson [sic ] et Cervantès »
? Et Gaston Gallimard... lui
aussi pourrait bien retourner sa
veste au lendemain de sa
disparition. Qui sait ? Aussi,
cette Pléiade, il la veut hic et
nunc : «
La Pléiade et l’édition de poche
pas dans vingt ans, quand je
serai mort ! non ! tout de suite
! cash ! » (24 octobre 1956). |
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Romans 1932-1934 et 1936-1947 |
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Romans : collection complète 4
volumes |
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On notera au passage que dans
l’esprit de Céline, le poche et
la Pléiade font la paire, comme
s’il s’agissait de s’assurer de
la sorte une double postérité
par des voies parallèles. Mais
Gaston temporise. Il se dégage.
Aux relances innombrables de son
auteur, il répond chiffres,
enquêtes sur le terrain,
souscriptions préalables de
libraires, avis favorable du
diffuseur exclusif Hachette...
Céline n’est pas dupe qui
reproche ses hésitations et
palinodies à ce «
sacré coffre-fort qui fait bla
bla » : « Les
vieillards, vous le savez, ont
leurs manies. Les miennes sont
d’être publié dans la Pléiade
(Collection Schiffrin) et édité
dans votre collection de poche
[...] Je n’aurais de cesse,
vingt fois que je vous le
demande. Ne me réfutez pas que
votre Conseil, etc. etc... tout
alibis, comparses, employés de
votre ministère [...] C’est vous
la Décision. »
Céline obtient pourtant gain de cause, en mettant dans la balance la
signature de son contrat pour
Nord. Roger Nimier,
qui est devenu, après Jean
Paulhan, son principal
interlocuteur à la NRF, lui
apprend en avril 1959 que la
décision est prise par Gaston et
Claude Gallimard de programmer
ses Romans dans la collection.
Un contrat est signé en juin.
Céline jubile... mais déchante
aussitôt. Car le volume, à ses
yeux, tarde à paraître...
Qu’attend-on à la NRF ? Quel
tour pendable essaie-t-on encore
de lui jouer ? Et voilà Céline
qui reprend ses lamentations,
harcèle le directeur de
fabrication, provoque Gaston,
interpelle Claude, supplie
Nimier.
(La lettre de la Pléiade n° 41,
septembre-octobre 2010).
DÉJA à GASTON comme à ROGER |
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Gaston Gallimard |
56-8. A Gaston Gallimard 24/ Mai
1956
Cher Ami,
Je suis bien content de savoir
que vous étudiez les
possibilités
1° du Voyage pour la Pléiade...
2° d'un autre livre de poche...
Que ceci me laisse bien du
temps pour mon actuel
manuscrit... J'ai décidé en
effet, moi et mes représentants
de ma tête, de ne rien publier
de nouveau avant de connaître
les résultats de vos enquêtes,
méditations, et décisions.
Bien amicalement
Destouches
***
56-14. A Gaston Gallimard Le 27/
10 (1956.)
Certainement cher ami
j'attendrai votre auto mercredi
prochain vers 16
heures, ici. Vous m'écrivez dans
vos lettres certaines choses
assez vraies
d'autres tout à fait inexactes.
Pour que vous n'ayez point le
souci de répéter
pour la mille et unième fois
(avec jeunes spectateurs) votre
cher numéro (sourires et
tremblements) que vous sachiez
tout de suite ce que je vous
demande voici :
1° deux millions sur la table à
la remise du manuscrit.
2° et par la suite 100 000
francs par mois à titre "
d'avance " sur le suivant
ou les suivants.
3° bien entendu, la Pléiade et M
à C de poche.
Ce que vous me racontez, que je
vous dois ceci... cela !... on
me raconte à moi que vous avez
175 millions dehors !... "
avances " aux auteurs !... et
que vous gagnez bénéfices net
tous impôts payés rien qu'avec
la NRF 80 millions par an...
sans en foutre un coup !... que
par ailleurs vous êtes
milliardaire ! sans en foutre un
coup !... cela est loin de
m'indigner... ce qui m'agace ce
sont vos chichis ! je sais ce
que c'est d'avoir le monde
entier contre soi, pas simili,
menottes aux poignets... je ne
vous demande que du sous-salaire
de sous-femme de ménage... je
vais pas implorer !... on est
conscient ! on est
Poznan ! milliardaire !
A vous bandit ! A mercredi !
P.-S. une consolation ! ma veuve
est très malléable, vous pourrez
lui racheter tout pour un
boniment et une botte de roses.
***
60 -7. A Gaston Gallimard 17 / 2
/ 60
Bien certainement cher Ami je
vous crois, mais je crois aussi
que s'il
s'agissait d'un livre de Malraux
ou d'Aragon il serait imprimé
dans les trois mois, à Bruges ou
en Chine.
Enfin je prends bonne note de
votre lettre, et de votre
excellente volonté, qui se
traduira j'espère (pas trop) en
Pléiade avant que nous en
finissions tous.
Votre bien amical
Destouches |
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Roger Nimier |
59-4.
A Roger Nimier Le 7 avril 1959.
Mon cher Roger.
Tout arrive ! Un moment vous
aurez un moment pour penser à
mes emm...ies !
1° La Pléiade ?
2° la traduction allemande ?
3° d'un Château en
livre de poche ?
4° Le Ballet ?
Il faut je crois saisir les
ectoplasmes avant qu'ils se
dissipent encore emportés par
les grippes et les vacances...
Quand les Chinois vont venir ils
vont être bien étonnés de voir
ces êtres partout à la fois en
même temps, à l'hôpital, au
bordel, sur les Alpes, au fond
de la mer, et sur les nuages.
Bien affectueusement
Louis
***
59-11. A Roger Nimier Vendredi
11 septembre 1959.
Mon cher Roger
En bref, j'ai téléphoné à
Mondor, la préface ?... il n'a
rien fait il se dit qu'il
peut attendre puisque cette
Pléiade ne doit paraître que
vers Avril !...
autant dire la St Glinglin ! le
temps d'être morts lui et moi !
une rigolade ! je pense à Paul
Morand si Mondor comme il me
paraît flageole et s'esquive...
maintenant, qu'est-il décidé
noir sur blanc à la NRF ?...
ceux-là aussi sont si
intouchables !
Pour mon compte je suis au
dernier chapitre de Nord
et foutre ne le donnerai que ma
Pléiade parue ! ainsi que
convenu !
Bien affectueusement
Louis
***
60-23. A Roger Nimier
Le 2 (septembre 1960.)
Mon cher Roger
Tout de même ! Est-il jeté cet
article ?... culturo-sportif !
Ah la " Compacte " est loin de là !
Pas plus de Suisses que de beurre au chose ! la même tinette que la
TV, plus Match...
Je vais parler d'eux tous dans mon prochain livre... à propos il faudrait
nous voir, cinq minutes, mettons
quatre, je veux vous interviouwer
au sujet de la Pléiade, d'une
édition de poche du Château, et
du contrat de " Colin-Maillard
"... et de combien il me reste
encore de 1000 NF par mois ?
Bibliquement Lferdinand
(Lettres, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 19 octobre
2009). |
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