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                                                          LA DANSE   

 

 

 Je me souviens de Lucette Almanzor... et de l'élection de Mitterrand

 Fille de Gwenn-Aël Bolloré - résistant, industriel, romancier et éditeur - et de sa seconde épouse, la comédienne Renée Cosima, Anne Bolloré nous livre ses souvenirs autour des cours de danse de Lucette Almanzor, morte à l'âge de 107 ans voici quelques jours.

 Doit-on dire Madame Almanzor, Madame Destouches, ou Madame Céline ? La maîtresse des lieux est la femme d'un écrivain que son écriture novatrice a autant mis au ban de la société d'après-guerre que ses choix politiques. Louis-Ferdinand Céline est aussi le bon docteur Destouches qui soigne les nécessiteux de cette villégiature d'artistes devenue une banlieue ouvrière. Pour un nom de naissance, Almanzor n'est pas dépourvu d'ambiguïté. De nombreux héros de romans du XVIIe, lorsque les Précieuses se paraient de surnoms, en portent le patronyme.  
 
Sur les traces de Roger Nimier, infatigable dans sa réhabilitation de l'écrivain, Simone Gallimard, a lancé une mode des parmi les germanopratines : suivre les cours de Lucette Almanzor. Elle-même vient en leçon particulière. Les autres, toutes générations mêlées, partagent des cours collectifs. Les petites filles de ma classe, au collège Sainte-Marie, se rendent plutôt le jeudi dans un cours de quartier. Elles portent des justaucorps bleus ou roses avec un volant. Elles restent entre elles. Deux fois par semaine j'accompagne ma mère au cours de barre au sol de Madame Almanzor.
 Le chauffeur de la famille nous y conduit dans une DS gris métallisé. Il faut suivre sur plusieurs kilomètres une route bordée d'un côté par les usines Citroën, de l'autre par des masures et la Seine. On pourrait prendre le train depuis la gare Montparnasse : la gare est au tiers de la Côte des Gardes. Il faut marcher. Aussi, les élèves sont jalouses de Serge Perrault, il explique que marcher est très mauvais pour la musculature des danseurs. Elles ignorent qu'il est un proche de Lifar. Il faut vraiment que, dans ma famille de Français libres, on soit passionnés de littérature et d'édition, pour me laisser voir des gens de telles opinions...

     Céline dans un gilet en peau de bête

  Le jardin rassemble ses dernières forces pour monter à l'assaut d'une des collines de Meudon, il n'a plus assez de sève pour générer de nouvelles plantes, encore moins pour se défendre contre les chiens loups qui, dans leur giration, usent l'herbe jusqu'au sol crayeux. Le perroquet (bleu et jaune) est acariâtre.
 
Lorsque j’étais très petite, moins de huit ans, il me fallait beaucoup de courage pour traverser l’entrée. Là, Louis-Ferdinand Céline était assis dans un fauteuil pliant en cuir, campé dans un gilet de peau de bête, presque semblable au pelage des chiens couchés à ses pieds, une canne à la main. Au-dessus du visage have, creusé, entouré de sonnailles qui lui font un cadre, une gravure du jeune roi Louis XIV en costume de soleil pour un bal de cour détonne. Je n’imagine pas que le vieil homme puisse être Breton, comme l’est mon père. Il est pourtant le neveu d’un médecin remarquable, bienfaiteur du bourg de Lannilis. Il grommelle à mon passage « Encore un enfant. Un de ces enfants de bourgeois. Je n’aime pas les enfants ». Il ne faut pas répondre. Il souffre de la tête, il ne supporte pas le bruit. Aussi, l’arrivée des élèves l’insupporte. La coexistence avec l’écrivain a des avantages pour les grandes personnes : Céline a proposé le manuscrit de Nord à mon oncle, Michel Bolloré, qui -comme mon père- est bibliophile. Celui-ci en aurait trouvé le prix exagéré. Céline décide de vendre le manuscrit à ma mère.

   
Les castagnettes de Lucette 
 

  Vite monter l'escalier. Sur le palier du premier étage, à côté de la salle d'exercices au sol, traversée en diagonale d'une barre de gymnaste, une planche sur deux tréteaux d'inégale hauteur. On s'y allonge pour avoir la tête en bas ; très bon pour le dos et les pensées. Au second étage, un studio plus grand. Le long des murs, des barres pour les étirements. Les élèves les plus avancés montrent leur zèle en y attachant cheville et genou avec une écharpe de laine, pour s'assurer que la jambe reste bien droite. les tendons souffrent, et l'odeur de horse liniment flotte en permanence dans le vestiaire.
  Au centre de la pièce, nous essayons de suivre les exercices des bras sur une musique orientale. Madame Almanzor s’est levée de sa loge, une sorte de divan surélevé, et elle montre les exercices en marquant le rythme avec des castagnettes. Je mets un certain temps à comprendre que lorsqu’elle martèle « Ann, Deux », elle ne s’adresse pas à moi, mais compte la mesure. On finit par des pas de bourrée – j’ai des difficultés de coordination et je n’y arrive jamais – et des sauts. Il faut une certaine qualité de muscle pour sauter, plus d’oxygène qu’en moyenne, et, après, parait-il, c’est très facile. Plus que de musique, Madame Almanzor est passionnée par le corps.
 
   Est-ce parce qu’elle est l’épouse d’un médecin ? Dans la salle du premier, elle a accroché des planches anatomiques. On voit les muscles que l’on va faire travailler.  A la fin du cours, elle demande qui veut être piétinée. On s’allonge sur le ventre, et elle appuie ses pieds sur votre dos jusqu’à ce que les vertèbres craquent. On sent que ses pieds sont en forme de losange. Cela arrive à toutes les danseuses, parait-il. Pour nous éviter cette déformation, elle nous interdit de chausser des pointes. Elle n’est pas très regardante sur les vêtements que nous mettons pour le cours. Nous ne formons pas un groupe de petites filles en tuniques ciel. Il y a des jeunes filles bien plus âgées que nous. Certaines portent des prénoms étranges, je me souviens d’une
Chiffon. D’une autre, on disait qu’elle était la reine des gitans. Marie-Claude est, parait-il, la demi-sœur d’Alain Delon. Elle a rencontré chez les Destouches un homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais très cultivé, l’historien Héron de Villefosse. Il est très corpulent. Je le sais : il habite tout à côté de chez nous, avenue George V. J’essaie de danser avec Laure Segalen, Anne Le Cunff … Il y a aussi Marie-Anne, la fille mongolienne de Georges Hourdin. Elle se débrouille très bien pour une jeune fille handicapée, elle habitera bientôt seule avec un garçon qu’elle a rencontré dans l’institut où elle est suivie. Pour l’instant, elle nous fait plutôt peur avec ses cheveux courts, et un visage sur lequel les expressions ne se marquent pas.  Un pilote de TWA habite avec sa famille le pavillon voisin. Sa fille, Carole, nous rejoint un temps. S’appuyant sur les préceptes du docteur Spock, ses parents la retirent du cours lorsqu’elle leur dit qu’elle ne veut plus le suivre. Nous l’envions.
 Lorsque Louis-Ferdinand Céline meurt, Maman est autorisée à présenter ses condoléances. J’ai le souvenir qu’elle vient me chercher à mon école, avenue Georges Mandel. C’est plausible. Une nouvelle élève suit les cours. Sa mère, une universitaire, se livre à des recherches dans les papiers du grand homme. Le pavillon Louis-Philippe brûle. Je suppose qu’un inspecteur des assurances enquête. Il faut cependant que les cours reprennent.

 Gibault, le gardien du temple
 
  
Maître Gibault, qui, avec Maître Damien, bâtonnier de Versailles, est devenu le gardien du temple, offre l’abri de l’hôtel particulier familial rue Monsieur. L’on construit, au fond du jardin, un vaste studio moderne de verre et de bois.  Madame Destouches campe dans le demi-étage que la déclivité du terrain avait permis à l’architecte. Madame Agnès, femme de ménage à la chevelure grise, toujours vêtue d’un sarreau bleu, prend l’intendance en charge. Madame Destouches ne se nourrit pas comme nous. Elle vit de saumon fumé et de miel. Elle fait installer un sauna scandinave. Une vapeur de patchouli et de pin se répand dans la propriété. Madame Destouches voit beaucoup de monde. Elle a un jour. Les Dubuffet, le sculpteur et son épouse, en sont des éléments importants. En toutes saisons, elle va à Dieppe, où sa mère possédait un atelier de dentellières. Elle dit à Maman que Dieppe est formidable. Chaque jour, même l’hiver, elle nage. Maman m’emmène à Dieppe. Je n’ai pas de souvenirs de l’hôtel, juste d’avoir été déçue par la plage de galets, bien différente du sable blanc des Glenan. Nous ne marchons même pas jusqu’à la mer. Des femmes remplissent d’énormes sacs de ces pierres. Ce sont des prisonnières, nous dit Madame Destouches.
 

    25 ter Route des Gardes

 
 Madame Destouches est une prescriptrice. Cela ne tire pas à conséquence lorsqu’il s’agit de recommander Cerruti (elle ne vient à Paris que pour s’habiller chez Cerruti, et acheter son saumon chez Fauchon). Cela l’est plus lorsqu’elle essaie de convaincre ma mère qu’elle est mariée à un homme qui ne lui convient pas, et qu’elle devrait divorcer. Moi, j’ai une scoliose. On devrait me retirer de l’école pendant une année entière. Je n’écrirais qu’assise par terre, jambes allongées, avec une petite planche sur les genoux.Un peu après la mort de Céline apparait Béatrice Tassier : ses parents, commerçants à Meudon l’ont confiée à Madame Almanzor pour qu’elle en face une danseuse. Ravissante, chevelure blonde et mousseuse, boudeuse. Un peu paresseuse, elle se regarde dans la glace, elle ne travaille peut-être pas assez ; elle a horreur qu’une élève de passage réalise mieux un mouvement qu’elle.Bien des années plus tard, j’entends parler de Béatrice. Je travaille au ministère de la Culture. Un jeune homme vient me voir : il est diplômé de l’école d’architecture de Versailles, il est le second mari de Béatrice (le premier était aussi un architecte de Versailles) ; il voudrait savoir comment participer au concours de rénovation du grand rocher du parc zoologique de Vincennes. Beatrice a dansé aux Folies Bergères. Elle se produit maintenant dans des numéros de danses orientales. Les spectateurs fument. Elle souffre des poumons. Bien plus tard, je suis mise, par hasard, en contact avec Michel de Maule, éditeur. Beatrice a publié chez lui un charmant livre, bien plus précis que mes propres souvenirs, mais elle n’a connu que l’ombre de Céline au 25 ter Route des Gardes. Elle signe Maroushka, revendiquant une ascendance gitane
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Mitterrand d’un château l’autre
 
  10 mai 1981. A l’automne passé, un soir de fête familiale, chez nous en Bretagne, Maman a souffert d’une rupture d’anévrisme. Ni mon père, ni moi, ni aucun de nos proches n’ont compris combien son état est grave. Nous continuons toutes deux à aller au cours de barre au sol de Madame Almanzor. Nous en revenons ce dimanche, à bord d’une Austin mini noire, et nous sommes déjà boulevard Saint-Germain, lorsque nous entendons que François Mitterrand a été élu président de la République. Maman meurt le 10 juillet. Ce jour est celui de mon vingt-huitième anniversaire. Je n’ai toujours aucun sens du rythme. Je n’habite pas route des Gardes, mais près du boulevard Saint-Germain.
 (Anne Bolloré, Auteur à Causeur, 13 novembre 2019).

 

 

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        CARTE DE VISITE DE LUCETTE

 Reçue d'un jardinier de Meudon à une dame italienne bien gentille qui l'a fait parvenir à Louis-Ferdinand Bardému. 2 novembre 2020.

 

 

 

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                      A. M. JULIEN

                                  [Vers le 18 janvier 1961.]

          Monsieur le Directeur,

   Vous avez eu l'amabilité de me recevoir et de m'écouter - Je veux vous remercier - Je crois cependant que je me suis mal fait comprendre. Très brièvement, je sais que votre temps est précieux, je veux que vous sachiez qu'il ne s'agit pas pour moi de la recherche d'une situation ou d'un professorat à l'Opéra. Un professorat m'y intéresserait certes, mais non à condition de passer sous le commandement de M. Lander dont je connais vous le savez l'incapacité (absolue) de longue date - En vérité à l'Opéra la danse est morte (ou en train de mourir) Pourquoi ? Parce que ce pseudo-danseur ne sait pas de quoi il s'agit - Qu'il fasse observer une stricte discipline (mais quelle discipline ?) est le rôle d'un gendarme. Quant à la danse c'est une autre technique à laquelle il n'entend rien. Il s'agit à l'Opéra de chorégraphie, créations et tradition.
  M. Lander ne parle pas plus français à Paris qu'à Copenhague, or, vous le savez sans doute, les termes, le vocabulaire de la danse est encore et dans le monde entier " en français "... Ceci ne serait rien si le grand régent de la Danse avait la moindre notion de la technique de la danse même, s'il savait donner une leçon, régler une variation, mais il est de tout ceci tout à fait incapable... il ne passerait pas le plus petit examen d'un Conservatoire de province... Les bras ?... votre ballet n'a plus de bras, plus d'expression... (fait bien remarqué par tous les étrangers). Bien sûr, ce monsieur a dicté, le plus simplement, que désormais danseurs et danseuses auraient les bras en forme de bâtons... bien raides. Vous avez ainsi un corps de ballet " cul-de-jatte "... Vous voyez Monsieur le Directeur que mon opposition à la technique actuelle de la chorégraphie à l'Opéra est absolue. Je trouve que cette technique, à l'enseignement et en scène, est désastreuse - voir les résultats.
 (Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 1577, 61-2, octobre 2009).

 

 

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      De Roland PETIT au  " Secret d'Etat "...

 Danseur et chorégraphe, élève notamment de Serge Lifar, Roland Petit fonda les Ballets des Champs-Elysées (1945) puis les Ballets de Paris (1948), troupe à laquelle appartint Serge Perrault comme premier danseur depuis février 1949. Lors d'une tournée à New York, fin 1949, Roland Petit, sur la suggestion de Serge Perrault, écrit à Céline pour lui demander un argument de ballet qu'il pourrait monter rapidement.
 Céline s'exécute et envoie dans un premier temps, probablement à Perrault qui le remet à Petit, Foudres et flèches édité un an plus tôt par Charles de Jonquières. Roland Petit lui répond par retour en précisant qu'il préfère un texte inédit.

 Le 6 janvier 1950, Céline lui envoie donc une lettre de 14 pages, dont l'essentiel est fait d'un synopsis détaillé qu'il appelle " Tableaux de danse " portant le titre " Le Secret d'Etat ". Le thème général suit la chronologie de l'histoire de France depuis Dagobert jusqu'à l'époque 1900 et la première guerre mondiale, le repère historique le plus proche du temps de l'écriture étant donné par une mention de Georges Bidault (à qui Céline vient d'écrire à deux reprises) " à la recherche de la raison d'Etat du secret de Dagobert " : ainsi la boucle est-elle bouclée.

  Seuls les trois premiers tableaux sont numérotés, suivis de six autres périodes approximativement délimitées, mais toutes reliées à l'esprit de la danse variant avec chaque époque, " indispensable à la continuité de l'Etat ". " Tout ceci à l'état d'esquisse ", précise Céline : bien d'autres scènes pourraient se greffer sur ce schéma, et resteraient à écrire dialogues et musique.
 En dépit de son apparence de désordre et d'inachèvement, cette lettre mérite une analyse approfondie des idées de Céline sur la fonction de la danse dans les sociétés.
 (L'Année Céline 2017, p.237).

 

 

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           Ces mignonnes à la barre...

        Je m'ouvrais tout récemment à un petit pote à moi, un bon petit médecin dans mon genre, en mieux. Léo Gutman, de ce goût de plus en plus vivace, prononcé, virulent, que dis-je, absolument despotique qui me venait pour les danseuses... Je lui demandais son avis... Qu'allais-je devenir ?... moi, chargé de famille ! Je lui avouai toute ma passion ravageuse...
 " Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !... Jamais écrits !... Le plus nuancé poème du monde !... émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret , c'est Dieu ! C'est Dieu lui-même ! Tout simplement ! Voilà le fond de ma pensée ! A partir de la semaine prochaine Gutman, après le terme... je ne veux plus
travailler que pour les danseuses... Tout pour la danse ! Rien que pour la danse ! La vie les saisit, pures... les emporte... au moindre élan, je veux aller me perdre avec elles... toute la vie... frémissante... onduleuse... Gutman !...
 
  Elles m'appellent !... Je ne suis plus moi-même... Je me rends... Je veux pas qu'on me bascule dans l'infini !... à la source de tout... de toutes les ondes... La raison du monde est là... Pas ailleurs... Périr par la danseuse !... Je suis vieux, je vais crever bientôt... Je veux m'écrouler, m'effondrer, me dissiper, me vaporiser, tendre nuage... en arabesques... dans le néant... dans les fontaines du mirage... je veux périr par la plus belle... Je veux qu'elle souffle sur mon cœur... Il s'arrêtera de battre... Je te promets ! Fais en sorte Gutman que je me rapproche des danseuses !... Je veux bien calancher, tu sais, comme tout le monde... mais pas dans un vase de nuit... par une onde... par une belle onde... la plus dansante... la plus émue... "

  Je savais à qui je m'adressais, Léo Gutman pouvait me comprendre... Confrère de haut parage, Gutman !... achalandé comme bien peu... quelles relations !... frayant dans tout le haut Paris... subtil, cavaleur, optimiste, insinuant, savant, fin comme l'ambre, connaissant plus de métrites, de véroles, de baronnes par le menu, de bismuthées, d'acidosiques, d'assassinats bien mondains, d'agonies truquées, de faux seins, d'ulcères douteux, de glandes inouïes, que vingt notaires, cinq Lacassagnes, dix-huit commissaires de police, quinze confesseurs. Au surplus et par lui-même, du cul comme trente-six flics, ce qui ne gâte rien et facilite énormément toute la compréhension des choses. 

  " Ah ! qu'il me réplique, Ferdinand, te voilà un nouveau vice ! tu veux lutiner les étoiles ? à ton âge ! c'est la pente fatale !... Tu n'as pas beaucoup d'argent... Comme tu serais plutôt repoussant... considérant ton physique... Je te vois mal parti... Comme tu n'es pas distingué... Comme tes livres si grossiers, si sales, te ferons sûrement bien du tort, le mieux serait de ne pas les montrer, encore moins que ta figure... Pour commencer je te présenterai anonyme... Ça ne te fais rien ?
 - Ah ! Je me récriai, mais Gutman, je suis partisan ! Je m'en gafe énormément ! Je veux bien certes... Et même je préfère demeurer aux aguets... Les entrevoir ces adorables, abrité par quelque lourd rideau... Je ne tiens pas du tout à me montrer personnellement... Je voudrais seulement observer en très grand secret ces mignonnes " à la barre "... dans leurs exercices... comme on admire à l'église les objets du culte... de très loin... Tout le monde ne communie pas !... "
 (Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, p. 20).

 

 

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                   Neuf sur dix pour les danseuses.

   La rencontre entre la jeune danseuse et Louis-Ferdinand Céline a probablement eu lieu à la fin du printemps ou au début de l'été 1936. Céline sortait de la rédaction de Mort à crédit, son deuxième roman, et la publication qui avait suivi avait été pour le moins mouvementée. Pour se détendre, l'écrivain se rendait régulièrement dans un studio de danse voir les danseuses s'entraîner. Situé dans le quartier de Pigalle, celui de Blanche d'Alessandri comptait quelques visiteurs prestigieux qui avaient le privilège de pouvoir assister aux cours, tout en restant discrets, histoire de ne pas déconcentrer les élèves.
 La présence de Céline dans un studio de danse ne doit rien au hasard. Depuis toujours, l'écrivain est attiré par les danseuses, aussi bien par leur physique parfait et leurs fines jambes que par la discipline, qui exige rigueur, travail et créativité. Déjà en 1916, lors de son séjour à Londres, Céline s'enivrait des danseuses de Soho, comme il l'écrira plus tard dans Voyage au bout de la nuit : " Des milliers de muscles agités et précis. "

 Pour Céline, le corps ne peut mentir : " Je n'ai jamais eu d'enthousiasme que pour la beauté des formes, la fluidité, la jeunesse, la grâce... Je donnerais tout Baudelaire pour une nageuse olympique... " Elizabeth Craig, sa muse, son premier grand amour, la dédicataire de Voyage au bout de la nuit, en plus d'être rousse et d'avoir des " grâces infinies ", correspondait parfaitement à ces critères. Mais sentant qu'avec l'âge, son physique pâtirait inévitablement, elle avait préféré quitter la France et son célèbre amant que de subir une douloureuse déchéance, synonyme de rupture.

 Depuis, c'est avec son ami le peintre montmartrois Eugène Paul dit " Gen Paul ", toujours en quête de modèles pour ses peintures, que Céline fréquentait les studios de danse, comme l'a raconté l'artiste dans son style très personnel : " On fréquentait de la ballerine... Quoi ? On avait le sens de l'esthétique. Autant fréquenter des ballerines que des bonniches, quand même, c'est tout de même mieux. Ben moi, je les prenais comme modèles, puis lui, ben, il les massait, lui . Il avait assez le sens du beau. C'était des filles qui étaient placées, qui avaient des petites tronches mais qui étaient quand même mordues pour la danse. "
 Lucette elle-même confirmera l'attrait de Céline pour les danseuses et leur plastique irréprochable : " On s'installait à la terrasse des cafés. Là, quand une femme passait, il lui donnait des points. Il regardait ses défauts, la notait de 0 à 10. Les danseuses allaient jusqu'à neuf. Les autres, pas plus de quatre. "

 Dans tous les livres de Céline, on trouve une référence à la danse. Même Bagatelles pour un massacre - qui s'ouvre sur un ballet - n'y échappe pas. Pendant sa fuite en Allemagne et son exil danois, au plus profond désespoir, Céline n'oubliera pas la danse et les danseuses, et écrira à leur sujet des pages merveilleuses dans Féerie pour une autre fois : " ... les danseuses, les vraies, les nées, elles sont faites d'ondes pour ainsi dire !... pas que des chairs, roseurs, pirouettes !... leurs bras, leurs doigts... vous comprenez !... C'est utile dans leurs heurs atroces... hors des mots alors ! plus de mots ! les mains seulement ! les doigts... un geste, une grâce... c'est tout. La fleur de l'être... Vous battez du cœur, vous revivez !... "
 Et que dire de sa volumineuse correspondance, où la danse est omniprésente : " Des cuisses, encore des cuisses. C'est mon seul plaisir. L'Humanité ne sera sauvée que par l'amour des cuisses. Tout le reste n'est que haine et ennui " ? Tout est dit.
 (David Alliot, Madame Céline, Tallandier, janvier 2018, p.17).

 

 

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           L'inspiratrice.

   Elizabeth est bien à la source de la conviction de Céline que " danser ", tout est là - Nietzsche (si surfait) ne se trompait pas - " Je ne croirai à un Dieu que s'il danse ", s'il raisonne ce cuistre, à l'école ! " (Lettre à Milton Hindus, 12 juin 1947), idée qu'il reprend quelques semaines plus tard : " Je suis cependant terriblement sensible à certaines beautés corporelles... danseuses, etc. je m'en façonne sur terre une sorte de paradis artificiel... Il m'est impossible de vivre loin de la Danse... Nietzsche écrit je crois " je ne croirai à un Dieu que s'il danse. "
 
   Comme Louis XIV, qui " ne croyait aussi aux ambassadeurs que s'ils étaient parfaits danseurs " (Lettre à Milton Hindus, 7 juillet 1947), Céline s'appropriait un vieux refrain français pour exprimer sa passion : " Qui ne danse pas fait l'aveu tout bas de quelque disgrâce - disait une vieille rengaine française - Je suis tout à la danse. La Danseuse m'ensorcelle, le dramaturge 999 fois sur 1000 m'assomme. " (Lettre à Milton Hindus, 12 juin 1947).

  Il est certain que " ce fut d'abord Elizabeth Craig qui initia Céline aux secrets de la danse, non pas au début la " danse-passion " des Espagnols, mais la danse en tant qu' " épanouissement d'âme " telle que la concevait en particulier Isadora Duncan ", initiation qui devait jouer un rôle si capital dans l'écriture de Céline : " Mes maîtres ? [...] une danseuse américaine qui m'a appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la musique et le mouvement " (Entretien avec Merry Bromberger), dette entièrement reconnue par les critiques :

  Elizabeth connut donc Louis Destouches à Genève et quitta Louis-Ferdinand Céline à Paris. C'est elle qui accompagna, qui contribua peut-être à sa manière à la métamorphose du médecin en un écrivain. Il ne songeait pas, avant de la rencontrer, à écrire Voyage au bout de la nuit. Elle le quitta alors que son livre - qu'il lui avait dédié - triomphait. Elle vécut en somme les années de rédaction du roman. Et sa présence qui se réfracte dans des personnages aussi divers que Lola, Musyne et Molly, éclaire les pages les plus heureuses et les plus ensorcelantes de ce livre. (Vitoux, La vie de Céline).

  Si la danseuse contribua à la métamorphose du docteur Louis Destouches en Louis-Ferdinand Céline l'écrivain, ce ne fut pas en lui apprenant les rythmes " mécanisés " de la danse libre " telle que la concevait Isadora Duncan ". Elizabeth le répète à plusieurs reprises : " Je n'aimais pas ce style, mais je m'y étais lancée simplement parce que j'aimais danser ", et encore " Ted Shawn était un danseur moderne allemand qui me fit faire tout ce qu'on appelait la " danse libre ". Je suppose que c'est de cela qu'il s'agissait. Des demi-pointes d'un bout à l'autre, ce que je détestais à cause de mes mauvais pieds ".
  Les rythmes qu'elle apprit à Céline furent bien plutôt les rythmes " naturels " des ballets classiques, comme il l'exprima dans une " profession de foi " étonnamment paradoxale :

  Ce qui me froisse voyez-vous c'est que je crois que l'Homme est naturellement poète comme le primitif - l'éducation lui coupe le fil poétique - alors il se met à raisonner et il devient emmerdant - ainsi le cheval dont l'allure naturelle est le galop - on lui apprend à trotter - l'homme aussi chante naturellement, on lui apprend à parler - l'enfant au berceau ne parle pas, il chante ! L'Opéra est naturel, la comédie l'artificiel. Quant à la comédie naturaliste c'est un déchet, une ordure - le théâtre dit Libre ne l'est pas du tout - il est tout le contraire, l'expression d'une contrainte, d'un dressage absolu - Le théâtre chinois est infiniment plus vrai que le nôtre dit réaliste - La danse dite de ballet est plus naturelle que la danse dite libre qui pue la mécanisation. (Lettre à Milton Hindus, 12 juin 1947).

  Elizabeth ne fut pas seulement l'inspiratrice qui aida le médecin à devenir écrivain, elle fut aussi la danseuse qui sauva l'homme :

 Les danseuses, les vraies, les nées, elles sont faites d'ondes pour ainsi dire !... pas que de chairs, roseurs, pirouettes !... leurs bras, leurs doigts, vous comprenez !... C'est utile dans les heures atroces... hors des mots alors ! plus de mots ! Les mains seulement ! les doigts... un geste, une grâce... c'est tout... La fleur de l'être... Vous battez du cœur, vous revivez !... Sourd ? Muet ? Enchaîné ? Alors ?... Une danseuse vous sauve ! La preuve ! (Féerie pour une autre fois).

  Et puisque c'est elle qui l'a sauvé - " Quel génie dans cette femme  ! Je n'aurais jamais rien été sans elle " (Lettre à Milton Hindus, 10 sept. 1947). - c'est à elle que nous devons quelques-uns des plus beaux passages de la littérature française contemporaine :

  Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !... Jamais écrits !... Le plus nuancé poème du monde !... émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret, c'est Dieu ! C'est Dieu lui-même ! Tout simplement ! Voilà le fond de ma pensée ! (Bagatelles pour un massacre).
  (Alphonse Juilland, Elizabeth et Louis, Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, janvier 1994).

 

 

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          Les danseuses.
 
 
L'hymne que Bardamu et Céline adressent à la beauté des femmes se transforme en hymne à la danse et aux danseuses. Par leur tenue musculaire qu'assure la pratique de leur art, par l'essor qui les protège des vulgaires laisser-aller, des déroutes irrémédiables, elles apparaissent, telle Sophie, comme des créatures de rêve, femmes idéales, parfaites, idylliques, qui règnent dans un monde d'où semblent bannies la souffrance et la misère, où tout paraît bénin, léger, et qui a exclu l'intolérance. " Je vois que vous les aimez, mon ami, les danseuses... ", dit Flora à Bardamu dans L'Eglise. Dès la toute première page de Bagatelles pour un massacre, Céline explique à Gutman son goût " despotique " pour les danseuses : " Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre... "
  Il n'est pas un seul livre de Céline dans lequel l'auteur ne mette en scène des danseuses et ne fasse l'éloge de la danse. " J'ai toujours aimé les danseuses ", rappelle-t-il dans Féerie pour une autre fois, ouvrage dans lequel la danse tient une place de choix. La correspondance de l'écrivain confirme cette passion, ainsi lorsqu'il écrit à Karen M. Jensen : " Karen j'aime trop les danseuses. Elles seront ma perte. "

  Pour Céline, la danse est une priorité absolue, elle constitue la base de toutes les activités féminines, celle en dehors de laquelle aucune femme ne peut vraiment s'épanouir, se révéler. Dans le dernier acte de L'Eglise, Bardamu a si bien chapitré Pistil que ce dernier affirme à l'ouvrier : " Les femmes qui font pas de danse, hein... ça n'existe pas. " S'initier à la danse est une obligation qui procure l'élan indispensable ; lorsque Parapine propose à Bardamu d'accepter un rôle au Tarapout, ce dernier n'hésite pas quand il apprend que s'y produisent des danseuses anglaises, " milliers de muscles agités et précis ". Il ajoute : " Tout à fait mon genre et ma nécessité. " Lors d'une discussion avec Jules, le narrateur de Féerie pour une autre fois avoue : " Où qu'on irait mort, sans danse ? "

  L'un des mérites de la danse est de révéler ou de contribuer à révéler ce mystère féminin qui intrigue Bardamu et Céline. La danseuse émet des ondes, crée des sensations enrichissantes, apporte une émotion artistique, sensuelle, le message en quelque sorte de cet univers privilégié où elle évolue avec tant d'aisance et de séduction : " Les danseuses, les vraies, les nées, elles sont faites d'ondes pour ainsi dire !... pas que de chairs, roseurs, pirouettes !... leurs bras, leurs doigts... vous comprenez !... C'est utile dans les heures atroces... "
  La danseuse est un être d'exception, " fauvette " qui se joue des lourdes contingences et communique avec l'éther. A Garcin Céline écrit à propos des danseuses que Mahé et lui fréquentent et lutinent : " Quelles grâces, en envols et fines ondes... " La danseuse communique avec l'éther et la puissance divine, elle permet aux hommes attentifs d'accéder à la connaissance suprême de l'univers. Quand le narrateur explique à Gutman sa décision de ne plus vivre que pour la danse et les danseuses, il précise : " Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret, c'est Dieu ! C'est Dieu lui-même ! " De même que Céline répète à Milton Hindus " nous ne dansons plus... danser tout est là ", la phrase de Nietzsche que l'écrivain cite à trois ou quatre reprises dans l'œuvre ou la correspondance, comme une volonté, un espoir de réconciliation entre les hommes et les forces supérieures, entre les hommes et la poésie, la beauté, toujours inscrites dans une jambe de danseuse : " Je ne croirai à un Dieu que s'il danse... "
  (Pierre Lainé, Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Joseph Garcin (1929-1938), Ecriture, octobre 2009).

 

 

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            Ça a commencé comme ça...

- C’est à Londres que sa passion de la danse et des danseuses s’est révélée : « Louis m’entraînait au music-hall (la batterie de cuisine suffisait pour entrer gratuitement), ou à des spectacles de ballets, rappelle Georges Geoffroy.
  Nous connaissions bien Alice Deylsia, et personnellement, j'avais retrouvé un camarade Aimé Simon-Gérard qui jouait alors  au Palace et qui nous présenta à des femmes de théâtre. Louis raffolait des danseuses. Il avait une passion pour la danse.
 »
 (G. Geoffroy, Céline en Angleterre, Cahiers de l'Herne).

 

 

 " Je ne croirai qu'à un Dieu qui danse... "
   (Nietzsche).

- " Pas d'idéalisation de la femme sans danse classique - et silence. "
   (Lettre à Roger Nimier, 24 février 1949).

-  A Karen Marie Jensen : " J'aime trop les danseuses. Elles seront ma perte. "

- Lors d'un dîner chez Steele, son éditeur : " Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la danse, tutu ou pas, je m'en fous. Pas comme le père Degas qui n'aimait que la danse pétrifiée. Des jambes nues, racées, félines, musclées, écrivant de la musique sur des planches qui gémissent de plaisir sous leurs gambilles. "
   (Carlo Rim, Le Grenier d'Arlequin).

- " Il cherchait la perfection et ne la trouvait pas - seule une danseuse pouvait s'en approcher. "
    (V. Robert, Céline secret).

- A Jean Guénot et Jacques Darribehaude : " J'ai passé ma vie dans les danseuses... "

 

 

 

                  DANSEUSES ENTREE DES ARTISTES.

     En avril 1931, Destouches écrit à Joseph Garcin : " Oui Mahé est un grand connaisseur de collégiennes en cavale - tout bien tout honneur et la prudence certes, méfiance innée de toutes les brigades, mondaines ou pas... Ensemble nous encourageons les danseuses, entrée des artistes. Quelles grâces, et envols et fines ondes. Nous travaillons pour le délire - consommation sans doute mais vous le savez, j'aime les filles saines et délivrées et un peu lesbiennes, alors je me régale.

   Au théâtre, je me cache derrière le rideau, il faut pour l'orchestre toutes ses artères, et l'âge est là inexorable. Enfin je me débrouille, je connais tous les bobis de Paris, cette humanité du derrière me chaut me console. J'attends le printemps qui ne vient jamais. Grand merci pour l'article Herald. " (Lettres, 31-4).)
 (Eric Mazet, Spécial Céline n°16, printemps 2015).
 


 

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                ELIZABETH CRAIG AVANT SA RENCONTRE AVEC LOUIS DESTOUCHES.

 " Elle avait les traits de Molière en femme, et tout son esprit ! tout son génie en même temps " (à Hindus le 2 septembre 1947). " Elle était amusante. Elle fumait et elle buvait. " (à Hindus, Céline tel que je l'ai vu, p.59). Double ascendance écossaise.
   Son père, John Craig, né en Angleterre (Edimbourg ?) en 1869, avait obtenu un diplôme de dentiste à San-Francisco, et aurait soigné la famille royale à Vienne. Il y rencontre Harriet Merril, née vers 1869, fille d'un gouverneur de l'Iowa, qui y achève des études de piano. Poussé par son beau-père, John étudie alors le droit, devient son assistant, s'installe en Californie où il se lance vers 1899 dans des investissements immobiliers. Un fils, Charles, né à Los Angeles vers 1896, violoniste, mourra de la grippe à San Diego vers 1916 au moment de s'embarquer pour combattre en France. Un second fils, John (1898-1959), né à Portland dans l'Orégon, était directeur de la Shell Oil à Corona del Mar en Californie.

  Elizabeth naît le 12 mars 1902 à Los Angeles. Episcopalienne, elle fait ses études à Marymount, habitant à Corona. Ses parents, héritiers de vignobles, fondent le Grand Orchestre symphonique de Los Angeles. Ils fréquentent l'actrice Helena Modjeska (Cracovie, 1840 - Californie, 1909), née Hélène Benda, baronne de Rosen.
  Elizabeth a la passion de la danse et débute avec un cousin, Ernest Belcher (1883) qui travaille dans le cinéma. Vers 13 ans, vers 1915, avec Helen Sheldon, elle suit les cours de Theodore Kosloff (Moscou, 1881-1956), ancien danseur chez Diaghilev. Elle y rencontre Estelle Reed.
   Theodore Kosloff la pousse à faire de la figuration dans Les Dix Commandements de Cecil B. de Mille, tourné à Los Angeles en 1923. L'actrice de théâtre et de cinéma, au départ danseuse, Alla Nazimova (née en 1879 et formée à Moscou), lesbienne notoire, productrice de films, qui vient de lancer Rudolph Valentino (La Dame aux camélias, 1921) et de produire Salome d'après Wilde, lui conseille d'abandonner la danse pour se lancer dans le cinéma. Elizabeth refuse.

   En 1924, avec Helene Sheldon, elle gagne New York, partage avec elle un studio, entre dans la troupe de Mikhaïl Mordkin (Moscou, 1880-1944), ancien de Diaghilev. Elles sont engagées trois mois aux Ziegfeld Follies de Broadway au Globe Theater jusqu'en février 1925. On y joue Aren't We All ? (Ne le sommes-nous pas tous ?) de Frederick Lonsdale. Dans l'acte II de L'Eglise, allusion sera faite au Globe Theater où " Nancy, la petite danseuse du Globe fait un numéro de danse à l'accordéon ".
  
Elle répète six mois dans l'Albertina Rasch Ballet, fondé à Broadway en 1923 par Albertina Rasch (Vienne, 1896-1962) qui avait débuté au Théâtre Impérial de Vienne et étudié à l'Ecole de Jacques Dalcroze, compositeur et pédagogue suisse (1865-1950). Entre novembre et juin 1925, à l'Apolo Theater, elle dirige la revue George White's Scandals de George White.

  L'engagement terminé, Elizabeth part (peut-être en août 1925) pour Paris, tenter sa chance chez Diaghilev et suivre les cours de Bronislava Nijinska (Minsk, 1891 - Los Angeles, 1972), sœur du fameux Nijinski, qui était arrivée à Paris en 1923, et montait des chorégraphies pour Diaghilev en 1925, comme Zéphir et Flore à la Gaîté-Lyrique en juin.
   Elizabeth aurait également suivi des cours chez Mme Egorova (princesse Troubetzkoï). Elle mène à Paris une vie un peu confuse. Elle aurait fait une crise d'hémoptysie sur la scène du Moulin Rouge, peut-être en décembre 1925) et c'est pour des raisons de santé qu'elle part se soigner dans un sanatorium près de Genève. Ses parents la rejoignent.
  Déclarée guérie, elle rencontre donc Louis Destouches en février 1926 à Genève, le retrouve à Paris début juin et décide de le suivre à Genève en septembre.
 (Eric Mazet, Voyages, mars-décembre 1926, B.C. n°365, juillet-août 2014).

 

 

 

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                  A QUINZE ANS DEJA...

 A quinze ans déjà, c'était la métaphore qui lui était venue spontanément à l'esprit pour dire le plaisir qu'il avait eu à regarder de loin l'approche du bateau sur la mer : " J'ai vu arriver ce matin [...] un petit bateau avec une voile je t'assure qui dansait. " (Lettre à ses parents, 1909). Cette association spontanée du mouvement d'un voilier et de la danse, réalisée à ce moment en dehors de toute littérature, est la trace d'un tropisme qui transforme un simple plaisir de sensibilité en aiguillage de l'imaginaire.
  La découverte ensuite de la danse, en 1915, à vingt et un ans, dans les music-halls londoniens avait été bien plus que la révélation d'un goût ou d'un plaisir. La récente expérience de la guerre, et des hommes dans la guerre, venait de montrer la puissance destructrice de ces instincts dont les frustrations de son enfance avaient déposé en lui l'intuition.

 A Londres, la danse avait fait fonction d'antidote, en cristallisant sur elle les vertus libératrices du milieu au sein duquel il en faisait la découverte. Onze ans plus tard, à Genève, la rencontre d'Elizabeth Craig et la vie commune avec elle avaient transformé en réalité quotidienne les promesses nées de la simple vue de la danse sur scène. Après le départ d'Elizabeth, il avait gardé quelque contact avec elle en allant voir Karen Marie Jensen partout où elle dansait.
 
  En 1935, Gen Paul lui a procuré la possibilité de renouveler ce contact en l'introduisant dans le studio d'une ancienne danseuse russe devenue professeur, Mme d'Alessandri. Il a pris l'habitude d'assister parfois aux cours, rue Henri-Monnier, de l'autre côté du boulevard par rapport à Montmartre. Là, il peut mesurer à loisir le dur travail - une véritable ascèse - auquel se livrent les danseuses, sous la direction d'un maître exigeant, pour obtenir de leur corps qu'il triomphe de la pesanteur. Mais il n'admire pas moins la perfection anatomique que leur fait atteindre ce travail.
  Dans des mouvements comme le développé ou l'arabesque, qui révèlent la jambe tout entière de la naissance de la cuisse à la pointe du pied, il ne se lasse pas d'apprécier ce mouvement d'un seul jet, cette ligne, ce fuselé. Il lui consacrera un véritable hymne à la deuxième page de Bagatelles pour un massacre : " Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont à jamais inscrits !... " Dans ce travail à la barre, se montre déjà en puissance toute la force que demanderont les positions et les figures de la chorégraphie.

 [...] La pesanteur contre laquelle la danseuse lutte victorieusement est l'exact équivalent dans le domaine du corps des tares morales qui le hantent chez les hommes. Il donnera tardivement, en 1957, la clé de cette équivalence en répondant à un interviewer qui lui demandait de résumer ses griefs contre les hommes : " Ils sont lourds. " La lourdeur du corps, elle, n'est pas irrémédiable, même si on sait qu'elle finira un jour par gagner. Les danseuses sont devant Céline la preuve que le combat est possible.
 [...] Lui qui accumule dans son œuvre tant de spectacles de laideur ou d'horreur, au point de sembler s'y complaire, a un culte pour le corps humain quand il est dans la perfection de sa forme. De ce point de vue, il n'hésite pas à se déclarer " athénien " ou " hellénique ". Depuis ses études de médecine, il connaît les muscles par le menu, et, dans ses logis de la rue Girardon puis de Meudon, les figures d'écorchés épinglées derrière son bureau les lui rappelleront.
  (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011). 
 


 

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                         LA MAGIE DE LA DANSEUSE.

 L'ensorcellement, les ondes - ce vocabulaire relève résolument du domaine de l'ineffable, de l'indicible, ce domaine que revendiquaient seuls, auparavant, le charme de la danse et la magie de la danseuse.
 
C'est donc la danse qui figure seule, alors, cette perfection silencieuse - idéal nostalgique qui s'oppose pour le narrateur à la décomposition bavarde du monde. La danseuse est bien ce corps plein, dur, tout en muscles et en grâce, qui défie la pesanteur et participe d'une double qualité : la certitude de ses mouvements qui se déploient dans l'espace et ne trichent pas, ne mentent pas ; le rêve d'un monde délié qui semble couper les amarres avec la vérité tonitruante qui la menace - ce relâchement, cette misère, cette universelle nausée qui déchirent les corps trop mous et étalent les excréments.

  Non seulement, avant l'exil, Céline rêve de ballets, écrit des arguments de ballets et, après avoir dédié son premier roman à l'énigmatique Elizabeth Craig, lie pour toujours son sort à celui de Lili, danseuse étoile de l'Opéra-comique qui lui sacrifie sa carrière ; mais il insiste encore, à l'intérieur de ses romans et même de ses pamphlets, sur ce contrepoint de la danse et de ses attributs, antidotes à la pesanteur intarissable des hommes.
 (Bébert, le chat de L.F.C., Ed. Grasset et Fasquelle, 1976).

 

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              UNE PETITE DANSEUSE.

  Sans doute est-ce au studio du professeur de danse Blanche d'Alessandri Valdine, 21 rue Henri Monnier, que Gen Paul fit remarquer à Céline la jeune Lucette Almanzor qui revenait d'une tournée en Amérique : " D'abord c'est Popol qui me l'a fait sortir de l'ombre - je ne la voyais pas - c'est un enchanteur, magicien Popol ", écrira Céline dans un de ses Cahiers de prison.
  Lucette dira : " Nous nous sommes rencontrés chez des amis communs après la publication de Mort à crédit. J'étais de retour d'une tournée aux Etats-Unis. Pendant un an et demi, nous nous sommes revus de temps en temps. [...] Nous nous retrouvions chez la grande maîtresse Blanche d'Alessandri où Céline venait se documenter sur la danse. "
   La première mention de Lucette Almanzor dans la correspondance de Céline apparaît dans une lettre d'août 1936 adressée à Ramon Fernandez pour lui demander d'aider la jeune danseuse à réintégrer l'Opéra Comique.
 (Eric Mazet, Spécial Céline n°3, novembre-décembre-janvier 2012)            
                                                                                                                             

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    " J'ai une petite grâce à demander à Monsieur Rouché. Puis-je avoir l'audace de solliciter votre favorable appui ? Il s'agit d'une petite danseuse qui veut réintégrer l'Opéra-Comique après une tournée en Amérique. Cette petite s'appelle Lucette Almanzor, 3 ans de conservatoire, 3 ans d'opéra-comique - danseuse 1re catégorie (24 ans) - et Syndiquée. Il s'agit d'un petit coup de pouce en somme qui la replace dans le personnel et dans l'emploi. Vous voyez que je m'intéresse bien aux arts. Par le petit côté aussi bien que par le grand.
  Mais comme je suis impertinent ! J'arrive chez vous sans coup férir ! Je vous demande à présent de protéger mes créatures ! La honte me recouvre ! Enfin je sollicite en même temps votre indulgence, toute votre indulgence !... Je voulais voir Ramon avant mon départ. L'aiguillage vers la NRF prend tournure. Je pousse, croyez-le. J'en ai soupé de ma galère. Elle n'est que trous ! (...) très affectueusement et amicalement / (...) la petite s'appelle Lucette Almanzor, 108 boulevard Berthier. "
 (Lettre à Jeanne Fernandez, août 1936, Lettres Pléiade, 2010).
 


 

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              " LA NAISSANCE D'UNE FEE " OU LES CONSEQUENCES D'UN REFUS.

 Au printemps de 1936 il s'occupe activement de trouver un compositeur pour mettre en musique sa " Naissance d'une fée ", ainsi qu'un chorégraphe et une troupe de danseurs pour la faire représenter sur une scène. Il s'y essaie de plusieurs côtés à la fois. Par l'intermédiaire d'un confrère, le docteur Gutman, qui a des relations dans le monde du spectacle et connaît en particulier le directeur de l'Opéra de Paris, Jacques Rouché, il tente de présenter son projet dans ce temple de la danse classique où ce serait son rêve de voir son ballet mis en scène.
  Sans doute espère-t-il que le compositeur attitré de la maison, Philippe Gaubert, s'y intéresse. Il dira plus tard lui avoir écrit mais n'avoir pas reçu de réponse, sans que l'on sache s'il s'agit de ce ballet ou du suivant. Le peintre André Masson se souvenait que Céline avait aussi sollicité Georges Auric. Dès avant la publication de Mort à crédit, il en avait parlé à Abel Gance, puisque, le 10 mai, celui-ci lui fait cette réponse encourageante : " Mon bon vieux, envoie-moi ton ballet en me disant seulement les tentatives que tu as faites pour sa mise en chantier. J'ai l'opportunité de le faire prendre par l'actionnaire de mon ami [nom propre illisible] que tu dois connaître de nom. J'essaierai du moins. "
   Le 16 juin, par l'intermédiaire d'un danseur danois dont le nom lui a peut-être été donné par Karen Marie Jensen, il envoie le texte dactylographié au Ballet de Monte-Carlo de Boris Kochno, qui se produit à ce moment à Londres. En novembre, il s'adressera pour la même demande à Igor Stravinsky. De si nombreuses tentatives simultanées témoignent de l'importance qu'il attachait à cette création, d'un genre nouveau pour lui.

  [...] En cet été de 1936, il essuie de la part de la direction de l'Opéra de Paris un double échec : le ballet n'est pas accepté et son intervention en faveur de Lucette reste vaine. Ces deux meurtrissures, s'ajoutant à la déception causée par l'accueil fait à Mort à crédit, ne resteront pas sans conséquence. Mais, le ballet aurait-il été reçu, mis en musique, chorégraphié et monté sur une scène, il n'aurait jamais occupé Céline que quelques journées pendant quelques semaines. Cela était vrai aussi des représentations du Mariinski ou d'ailleurs, malgré leur intensité. Ce dont il avait le plus besoin, c'est de la présence chez lui, à ses côtés, d'une femme dont la qualité de danseuse soit assez inscrite dans son corps pour se traduire à tout moment de la vie quotidienne dans ses gestes, ses mouvements, sa démarche.
  Le don et le travail s'y réalisaient déjà pleinement, en deçà de la danse sur scène. Céline était par-dessus tout sensible chez une danseuse à ce qui se montrait en elle de la danseuse quand elle n'était pas en train de danser.
 
  [...] Les refus successifs de ses ballets, l'insuccès de sa démarche en faveur de Lucette Almanzor, le demi-succès de critique et de vente rencontré par un livre où il avait le sentiment d'avoir mis le meilleur de lui-même et de son art constituent pour Céline autant de déceptions dans un court laps de temps. Chacune a ses causes propres, mais elles ne vont pas tarder à provoquer dans son esprit l'équivalent d'une réaction chimique de précipité : tout s'explique, si des institutions comme l'Opéra et les pages culturelles des principaux journaux se trouvent, directement ou indirectement, aux mains de juifs décidés à barrer la route aux non-juifs. Cette explication unique est d'autant plus tentante qu'au même moment la politique semble en offrir une confirmation, avec l'arrivée au pouvoir, à la tête du Front populaire, du juif Léon Blum, et le constat que la majorité des membres du Comité central du parti communiste de l'U.R.S.S. sont juifs.

  Dès la fin de mai 1936, Céline rapportait ses mésaventures d'auteur, non à des évènements historiques mais à la figure juive qui les incarnait alors : " Zizi fait des siennes. [...] J'avais déjà vendu 25 000 quand le blumisme est arrivé. " (Lettre à Henri Mahé, 1936). Tout est prêt pour transformer un antisémitisme hérité de son milieu, et jusqu'alors tenu par moments à distance, en une idée fixe dans laquelle tout l'être est engagé : il existe une menace de domination juive, et, en tant qu'écrivain, il est particulièrement visé par elle - mais aussi bien il est celui qui peut le mieux la dénoncer.
  Le texte de Mea culpa n'est long que d'une quinzaine de pages, mais le point le plus remarquable est que ce premier des textes polémiques ne s'en prend pas encore aux juifs. Visant le totalitarisme dont l'U.R.S.S. lui donne l'image, Céline ajoute même : " Avec les juifs, sans les juifs. Tout ça n'a pas d'importance ! " (Mea culpa, Céline et l'actualité).
 A ce moment, il n'est pas encore en proie à sa phobie des juifs. En octobre, il reste en correspondance cordiale avec son traducteur allemand Isak Grünberg. Reste qu'il a trouvé le ton de violence rageuse dont ces derniers ne tarderont pas à devenir sous sa plume la cible par excellence.
  (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.237).

 

 

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              Birger BARTHOLIN (1900-1991).

  Descendant de Caspar Bartholin, médecin célèbre du XVIIe siècle, et de toute une lignée de savants et d'artistes, Birger Bartholin, avait d'abord étudié les Beaux-Arts à Copenhague, puis à Paris, au début des années vingt, mais dès 1928, il avait commencé à Paris sa carrière de danseur chez Ida Rubinstein, puis il avait suivi les cours de Mikhaïl Fokine, danseur aux Ballets Russes de Monte-Carlo.
  En mai 1935, Céline le rencontra à Londres, alors qu'il se produisait à l'Alhambra Theater pour les ballets de Monte Carlo dirigés par le colonel de Basil, qu'il accompagne en Nouvelle-Zélande et en Australie. Le 13 juin 1936, par l'intermédiaire de Boris Kochno, Céline lui proposa de monter Naissance d'une fée, lui envoya un manuscrit du ballet, ayant trouvé une artiste qui avait dessiné tous les costumes : Eliane Bonabel. Le projet auquel tenait tant Céline ne se réalisera pas. Naissance d'une fée était pourtant un argument de ballet qui n'avait rien à envier aux scénarii proposés par d'autres écrivains de l'époque. Trop de texte peut-être, trop de détails visuels, dans ces ballets " dans un fauteuil " ?

 En 1938, nommé directeur du " Ballet de la Jeunesse ", Birger Bartholin réglait quatre ouvrages que les Parisiens applaudirent. Son activité de chorégraphe le conduisit au Théâtre Royal de Copenhague puis, défenseur convaincu du style académique, il se consacra à l'enseignement. Il créa sa propre compagnie. Den nye danske Ballet ( " Le nouveau ballet danois "), dans laquelle Karen Marie Jensen dansa un temps au " Ny Teater " de Copenhague.
  Dès son arrivée au Danemark en 1945, Céline prit contact avec Birger Bartholin, qu'il appelait Billy, et fit adresser son courrier chez le chorégraphe, 23 Herluf Trolles Gade, sous le nom de H. Courtial. Lucette donna des leçons particulières à quelques élèves dans un local de Snaregade appartenant au violoniste Forchammer. Elle remplaça parfois Bartholin au Théâtre Royal, mais en cachette d'Harald Lander, maître de ballet quelque peu irascible. Céline proposa à Bartholin un projet de ballet sans titre (
Progrès suivi de œuvres pour la scène et l'écran), mais le chorégraphe jugea l'argument désuet.

  Lorsque les policiers se présentent en décembre 1945 à la porte des Destouches, et que ceux-ci croient à un mauvais coup organisé par des communistes, Lucette appelle au téléphone Bartholin, qui arrive assez vite et rassure le couple sur l'identité des policiers danois.
  Alors que Céline est en prison, Bartholin se voit confier la mission de changer des pièces d'or à Paris lors de ses déplacements et d'en remettre le produit à Marie Canavaggia. Le danseur commit-il une erreur ou une indélicatesse ? Très vite les relations de Céline et de Bartholin se tendirent. Dès le 1er décembre 1945, Céline écrivait à Marie Canavaggia :
  
" C'est une petite fripouille qui nous exploite lâchement et éhontément. Il profite de notre état misérable impunément. [...] C'est un sale petit juif - voleur, plagiaire, impuissant et immensément prétentieux et fat. Il a pillé Lucette dans son métier avec un culot sans limite. Il joue les maîtres. Il ne sait rien. C'est le raté absolu et tous les vices et toutes les tares. Mais nous n'avons que lui entre le monde et notre isolement.
  Il est notre boîte aux lettres. Demandez tout de suite les 30 000 francs ! Sans perdre 1 jour. Il dépenserait tout - dans les pissotières - C'est un gibet de correctionnelle ".

 Pour n'avoir su réaliser au mieux certaines transactions, Birger Bartholin ne sera pas le seul à être voué aux gémonies par Céline. En 1947, Birger Bartholin partira en tournée avec la compagnie de ballet qu'il venait de fonder, " Les Ballets scandinaves ", mais la compagnie connaîtra des difficultés financières et sera dissoute.
  En 1948, il montait C'est tout à fait sûr, ballet inspiré par Hans Christian Andersen, au célèbre Tivoli de Copenhague, puis en 1950, il présentait Romeo et Juliette au Théâtre Royal de Copenhague.
  En 1952, il s'installait avec sa propre école de danse à Aaboulevarden. Dans les années soixante, il organisait encore des séminaires internationaux.
   (Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, 2004, p.79).


   Lucette Destouches :

 " Bartholin m'avait demandé de venir dans son propre cours donner des leçons de danses espagnoles, de danse de caractère. Ces leçons avaient lieu le dimanche matin, dans le foyer de l'Opéra de Copenhague. Harald Lander, le grand maître de ballet, chorégraphe de l'opéra, avait menacé de renvoyer ses danseurs et ses danseuses s'ils prenaient des leçons avec moi. J'avais quand même quelques fidèles. Et j'allais donner des leçons aussi plus loin, dans les entrepôts où l'on vendait du poisson. Je louais une grande pièce, je déplaçais les cageots, et place aux danses espagnoles, aux zapateodos !
  Ça me rapportait cinq couronnes pour une leçon. Les Danois adoraient ces danses espagnoles, ces danses du sud. Même la femme de Lander venait s'initier aux castagnettes et au flamenco. Bien sûr si les autorités avaient appris que je donnais des leçons, je risquais d'être reconduite à la frontière. J'étais souvent suivie par un policier. Celui-ci devait fermer les yeux. Il était assez chic, au fond. "
  (Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Grasset, 1988).

                                                                                               
                                                                                                   


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          THERAPEUTE PAR LA POETIQUE DE LA DANSE.

 L'esthétique de la danse peut aboutir ainsi dans l'œuvre romanesque à l'envoûtement fantastique et diabolique dans lequel l'être aliéné à lui-même finit par être habité par les excès et les désordres du monde et de la vie, confronté de nouveau avec la Mort finalement.
  Ainsi est-ce peut-être en thérapeute et en prescripteur d'une danse plus poétique que l'écrivain et le pamphlétaire proposaient en retour son univers romanesque féerique comme une délivrance spirituelle, cathartique : " Ô pays à l'âme occupée ! [...] Bon ! les historiens se grattent... titillent... savent pas par quel bout prendre la France... mais Féerie voyons ! Féerie ! " (Féerie I, p.167)

 Céline a beaucoup parlé, surtout en dehors de son œuvre, de son goût pour la danse et les danseuses, véritable imagerie fantasmatique, qui donne forme à sa vision anthropologique des êtres - que nous connaissons bien - partagés entre les légers (les sensibles) et les lourds (les obtus) ; distinction que lui inspirent deux personnages de la Tempête de Shakespeare : respectivement Ariel et Caliban.
 (Philippe Destruel, Louis-Ferdinand Céline, Armand Colin).

 

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      VOYEUR.

 "... C'est une idée un peu lutin [sic] qui me vient d'un coup... elle me vient soudainement. Je raffole des danseuses... Toutes les élèves de Lucette je les adore... celles d'Egorova aussi... et celles de Wacker... à ma façon n'est-ce pas, ma façon ! Croyez pas que je me jette dessus... Je garde de mes temps d'hareng un de ces mépris pour les clients, orangs payants, pressurant haletants bave aux coins, que je suis d'un fier avec les dames, d'une correction une fois pour toutes !...
 Ah ! la galanterie, je dégueule ! Mais je pâme devant l'anatomie, la physiologie ondes et air, ces grâces de sylphides... la musique en chair, là, en vif, en trait, une pointe ! Je suis dingue là, je suis dingue j'avoue. Voyeur en somme voyeur n'est-ce-pas ? "
 (Maudits soupirs pour une autre fois, version B', L'Imaginaire, Gallimard, 2007, p.230).



 

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              JE SUIS TOUT A LA DANSE.

 L'importance de la danse dans le style célinien a été très tôt décelée par la critique. La première étude où elle fut prise en compte marqua profondément la réception célinienne ; il s'agit d'un article d'Alain Hardy dans le numéro 5 des Cahiers de l'Herne, publié en 1965. Le titre du dernier roman de Céline, Rigodon (qui ne parut qu'en 1969), y était analysé dans ses diverses acceptions et en fonction de ses occurrences dans le reste de l'œuvre, " danse sur place ", " faire mouche au tir ", etc. La conclusion permettait d'anticiper la teneur de l'œuvre, dont le titre devait s'interpréter comme une " chanson macabre ". Ce qui, on en conviendra, était bien observé.

  Céline, on l'a vu, a cherché à singulariser son travail d'écrivain par l'attirance qu'il ressentait pour l'esthétique de la danse et, en ce sens, il faisait régulièrement allusion à ses efforts de transposition de cette esthétique dans l'écriture romanesque. Selon ses propres dires, l'origine de cette passion provient du music-hall : " Si je vais " m'inspirer " comme on dit ce n'est certainement pas dans les lectures ! choses mortes ! mais dans des éléments vivants. J'ai piqué mes trilles dans le music-hall anglais certainement comme Vallès - mais pas dans les babillages du music-hall ! dans le rythme, la cadence, l'audace des corps et des gestes, dans la danse aussi dans la médecine aussi... dans l'anatomie ", rappelle-t-il à Albert Paraz en septembre 1949.
  Céline semblait puiser dans le music-hall une sorte d'exaltation produite par le mouvement des corps féminins en rythme, mêlant irréalité et transcendance. Cet " enthousiasme " (Céline était particulièrement friand de l'étymologie de ce mot) est traduit dans ses premières œuvres, L'Eglise, Progrès et Voyage, où la danseuse anglo-saxonne est un exemple qui bouscule la médiocrité physique et morale où étouffe la narration.

  La danse prend de la sorte une place privilégiée dans l'imaginaire célinien en tant que discipline permettant de s'alléger, de s'affranchir de la pesanteur, que Céline concevait comme le pôle négatif de la nature humaine. On comprend comment cette obsession de santé peut déboucher sur une problématique d'écrits de combat, dénonçant la dégénérescence de la race. La danse régénère, restitue les vertus premières d'un peuple : à Milton Hindus, en mai 1947, Céline précise et rectifie : " [Lucette Almansor] est passionnée et merveilleusement douée pour les danses orientales - et classiques et anciennes françaises. "
  Le dernier pamphlet de Céline, Les Beaux draps, contient une apologie de la danse, anti-intellectuelle ( " je veux des chants et des danses... je ne me soucie de raison... Qu'ai-je faire d'intelligence, de pertinence ? de dessein ? n'en ai point ! L'Univers non plus... ") mais revendiquant une tradition littéraire : " Bellay m'est plus cher que Racine pour deux trois vers... je veux bien larmoyer mais en dansant... " Cet aspect du discours célinien n'a rien de surprenant et l'on doit rappeler sur ce point l'étude d'Annie Montaut, présentée au colloque Céline de Paris en 1979, montrant les points de concordance de l'idéologie qui anime les ballets et le contenu des pamphlets.

  Mais la danse est aussi un rapport à l'autre, et particulièrement les danses qu'affectionnent Céline, inspirées par le jazz. Le narrateur des romans céliniens indique de la sorte presque à chaque fois une sorte de mouvement instinctif d'admiration pour des musiques et des danses que son idéologie réprouve. Cette ambivalence du sentiment de Céline envers la danse se retrouve jusque dans les adaptations romanesques qu'il en fait. De ce point de vue, on peut même se demander si Céline n'a pas été tenté d'imiter par l'écriture l'espèce de bouleversement esthétique provoqué par la vogue du jazz. Parlant de Morand, qu'il tenait pour l'un des rares romanciers novateurs, il déclarait, afin d'appuyer sa démonstration : " Il ne faut pas oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française - ce n'est pas un émotif comme moi mais c'est un satané orfèvre de la langue. Je le reconnais pour mon maître. "
 
   Il semble très perceptible, à partir de Mort à crédit, que l'entreprise romanesque de Céline est placée sous le signe de cette recherche d'un rythme syncopé. Le mouvement ira crescendo jusqu'à Normance, dont la composition semble essentiellement guidée par des associations de sons et de rythmes à tempo rapide, sur lesquelles l'histoire racontée (et répétée) se transforme en des figures de danse, comme autant de thèmes, variations, où la gestuelle n'est pas toujours aisément déchiffrable.
   Par la suite, avec D'un château l'autre, la cadence ralentit et, dans une interview avec Albert Paraz pour C'est-à-dire, en juillet 1957, Céline présentera son roman comme une " valse lente avec une symphonie en ut ". Ici encore, la tension entre poétique et idéologie se laisse pressentir, l'auteur ayant préalablement, et à plusieurs reprises, annoncé, parfois en le déplorant, que le " jazz avait renversé la valse ".
 (André Derval, Céline vivant, Hors-série du Magazine littéraire n°4, 2002).

 
 

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          DENTELLE BLONDE, DANSE D'APOCALYPSE.

 La danse de Céline, son rigodon, sa tarentelle, sont la nostalgie persistante de ce qu'il lui est devenu impossible d'être (nostalgie qui eût gagnée à ne point vouloir être rédimée par le malheur des autres), mais c'est aussi à cette impasse, où l'être et le devenir viennent à manquer, d'où toute dimension eschatologique semble exclue, que nous devons le rigodon célinien, la danse folle, si bien accordée à notre détresse moderne. Mais qu'est-ce exactement, que le rigodon ? Une danse du XVIIe siècle qui se danse, selon les traités, " à la même place sans avancer ni reculer. "

  " Mieux rigodon d'Eternel qu'Empire humain calamiteux mammouth taupinière à complot ", nous dit Céline. Si donc il n'est plus possible de retourner aux fastes de la légèreté perdue, si l'avenir est aux suicidaires, à ceux qui haïssent la vie, aux " mystiques de la mort ", si les rêves nous demeurent interdits, comme le " plaisir vivant " (" ils seront bien aussi traqués les rêves. C'est une dictature qui nous est due "), si nous sommes " entourés de pays entiers d'anaphylactiques " que " le moindre choc précipite en des convulsions meurtrières à n'en plus finir ", il ne nous reste, à moins d'une fabuleuse transhumance des âmes, qu'à danser sur place, à riguedonner l'instant, le point, l'explosion fixe de l'Eternité.

  Les ballets seront " sans musique, sans personne, sans rien ". L'écriture de Céline doit tout à l'observation des arts de la dentelle et de la danse. Le monde est dentelle d'apocalypse, blonde, dansante. Le rigodon s'empare de toutes les musiques, de toutes les danses, gigue, sarabande, tarentelle, gavotte, farandole, polka, et riguedonner, c'est aussi, selon la définition du dictionnaire, " s'adonner à une folle joie ", celle de la nature même, dionysienne : " Surtout après l'hiver 15-16 si impitoyablement rigoureux... Ce fut un renouveau terrible ! Douceur éperdue de la nature, un épanouissement du bocage à faire éclater les cimetières ! à faire riguedonner les cierges ! "
  Là est, pour Céline, le remède à la noirceur, à la farce sinistre d'un monde " que nous aurons mis cinquante siècles à barbeler de contraintes et d'angoisses ". De cet enchevêtrement de rousseauisme et de nihilisme, qui marque son siècle, Céline nous donne le dernier mot : " Ce corps à nous, travesti  de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette force atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l'univers, ces mignonnes ! Elles souffrent d'être seulement nous, cocus d'infini. On éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d'un jour à l'autre. "
  (Luc-Olivier d'Algange, Spécial Céline n°13, 2014).


 

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                      LE PENCHANT EROTIQUE.

  Les animaux ont toujours joué un grand rôle dans l'existence des misanthropes. Céline, en outre, y apporte une attention spéciale qui, chose bizarre, explique aussi le goût qu'il a pour la danse et les danseuses. On se rappelle que dans plusieurs de ses romans ou de ses pamphlets on trouve d'assez ahurissants petits scénarios de ballets, avec des commentaires qui touchent au lyrisme. Ainsi la foule des personnages qui le composent contient-elle, si j'ose dire, un Céline cucu, un Céline cornichon. Les chats et les entrechats... N'a-t-il pas, en seconde noces, épousé une danseuse ?
- Depuis toujours, avoue-t-il, non sans un sourire gentiment confus, je m'intéresse au corps féminin. En tant que technicien, vous comprenez ; c'est le " point de vue vétérinaire ". Comme un éleveur de chevaux se délecte  des avant-mains et des paturons de ses pensionnaires.

  Ah, la manière dont un muscle joue au milieu des autres muscles, le mouvement des articulations, le coup-de-pied, la rotule !... Surtout les jambes, comme vous voyez. Rien de plus sincère que les jambes. Vous m'amenez une femme, je ne lui jette qu'un coup d'œil. Un joli visage, c'est entendu ; mais ça, c'est de la frime. Ce qui compte, ce sont les lignes du corps, qui seules dessinent la personnalité physique. Et d'abord les lignes longues, les lignes basses. Cheville, talon, genou... Le contour intérieur de la cuisse... Comme tout ça bouge, comme tout ça se tend et se détend !... Le point de vue vétérinaire, c'est une question de hanche et de mollet. Bien sûr, naguère, il y avait encore autre chose qui intervenait dans mon plaisir, lorsque je regardais les demoiselles en tutu : le penchant érotique.

  J'étais grand amateur ; priapique terrible !... Avec une imagination tournée vers ça : le modelé des membres, la sacrée courbe qui se plie et se déplie, et les reflets qui sautent d'une place à une autre place, petits îlots de pâleur et de douceur. C'est pour ça que les ballerines, quand j'en ai connu... Ah, je voyais enfin des jambes !...
  Bon. Le couplet sur les danseuses ! Installons-nous commodément... Dans les yeux de mon homme, une lueur s'est allumée. Excitation esthétique, genre amateur qui présente sa collection ; excitation sensuelle, avec le sourire gaulois. Le genre : " Je ne pense qu'à ça, mais je suis le premier à rire de ma hantise. "
 
  Nous nous taisons un long moment. Les nuages pommelés ont l'air, eux aussi, de former des quadrilles ; et il y a, dans le bas du ciel, de grandes coquines de brumes qui s'étirent avec langueur. D'une voix ensommeillée, Céline murmure qu'on ne peut être et avoir été ; que naturellement un homme de soixante-quatre ans - je fais la grimace : c'est aussi mon âge - n'a plus tout à fait les mêmes préoccupations qu'un jeune homme. Sur quoi, il se réveille et rompt les chiens, c'est le cas de le dire :
- Je vais vous lire un chapitre de mon prochain bouquin.
 (Robert Poulet, Mon ami Bardamu, Entretiens familiers avec L.F.C. , Plon, 1971, p.37).