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                                                      SES  AMIS   

  

 

  Peut-on établir une liste de ses amis ?... Il a été répondu à cette interrogation :

 Jules Almansor - Arletty - M. Aymé - A. Barancy - M. Bell - A. Boudard - T. Briant - R. Cailleux - C. Camus - P. Chambrillon - R. Chamfleury - E. Dabit - Daragnès - D'Arribehaude - J. Deval - Dubuffet - P. Duverger - Fernandez - Gen Paul - A. Gentil - G. Geoffroy - Jacquot - S. Le Bannier  - R. Le Vigan - Pasteur Lochën - H. Mahé - A. Milon - P. Monnier - R. Nimier - Knud Otterstrom - A. Paraz - A. Parinaud - S. Perrault - R. Poulet - A. Pulicani - M. Simon - Tailhefer - P. Vandromme - Zuloaga...

 

 

 

  Jules ALMANSOR.

 Il est la père de Lucette Destouches. Il se prénommait également Joseph, mais à l'état-civil, c'est Jules. D'origine normande et fils d'un charpentier de marine, maréchal des logis en 1914, il deviendra comptable et travaillera dans le quartier du Sentier pour des négociants en tissus.
  Divorcé de la mère de Lucette en 1933, il se remariera en 1943 avec Fanny, Louise de Azpeitia, modeste femme de ménage, surnommée " la mite " par Céline, et que pour des motifs inconnus il ne voulait pas rencontrer.


  Jules Almansor, après le retour d'exil, se rendra tous les samedis après-midi à Meudon. Le 22 mai 2003, à l'Hôtel des ventes de Neuilly ont été vendues cinquante-trois lettres de Céline à Jules Almansor, présentées par l'expert Mario Mordente. Elles démontrent que le père de Lucette a participé très activement au fonctionnement de la filière par laquelle transitaient les fonds destinés à Céline et transférés au Danemark. Elles révèlent surtout la véritable nature des relations entre Céline et son beau-père, empreintes d'une grande confiance et d'une respectueuse déférence. On comprend mieux pourquoi Jules Almansor fut le premier destinataire d'une lettre, après le départ de Paris, postée à Sigmaringen le 1er février 1945.

  Ainsi, le 27 [avril ?] 1950 :

 " Vous allez recevoir la visite de Knud Otterström. Veuillez tenir 150 000 francs de mon compte à sa disposition. "

  Le 25 [été, juin 1950 ?] :
 
 " Visite Monnier. De l'argent doit venir de Monnier. L'hospitalité que je reçois, soyez tranquille, n'est pas gratuite. J'avais des fonds au Danemark dès 1937. Ils sont en bonnes mains - soyez sûrs ! changés à des taux officiels, pépères ! Je ne vous en dis pas plus [...] J'ai apporté ici de très bonnes espèces - on me les rend en prison et masures pourries - et encore il faut que nous gloussions de reconnaissance ! [...] La Dupland, l'Osttertröm, ni Monnier ne savent rien et ne doivent rien savoir de ces finesses... Ils soupçonnent et c'est déjà beaucoup trop ! "

  Le 31 août 1950 :

 " Vous allez recevoir la visite de Knud Otterström, vieil ami, délicat, très honnête, très scrupuleux... "

 Jules Almansor adressera directement des mandats postaux à sa fille, notamment le 10 mars 1951, d'un montant de 100 000 francs, par l'intermédiaire du pasteur Löchen et, le 3 juillet de la même année, encore 100 000 francs. C'est à lui que Céline fera remettre le chèque de 5 millions des Editions Gallimard en 1951. Sans doute fallait-il être un ancien de 14 pour avoir droit à cette confiance.
  (E. Mazet et P. Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004).

 

 

 

 

 

  ARLETTY.

 Q : Vous avez eu le privilège de rencontrer beaucoup d'écrivains prestigieux. Parmi eux, il y a Céline dont vous étiez très proche en raison de vos origines semblables.

R : Ah non, ses origines étaient bourgeoises. Il ne faut pas l'oublier. On raconte des blagues aujourd'hui.

 Q : Je voulais dire origines géographiques.

 R : Ah oui ! C'est vrai, on est tous deux nés à Courbevoie. Mais j'y ai vécu plus longtemps que lui. Plus tard lorsqu'il habitait Paris, il y retournait souvent.

 Q : Quel genre d'homme était-il ? On l'a dit bourru, pas facile à vivre.

 R : Oh pas du tout ! Il était pas bourru du tout. Moi, je ne souhaitais pas spécialement le rencontrer. Je n'ai d'ailleurs jamais tellement chercher à rencontrer les écrivains. Je jouais avec Le Vigan lorsqu'a paru Voyage au bout de la nuit. J'en parlais tout le temps car je dois dire qu'un des grands chocs de ma vie ça été le Voyage ! Quand on pense qu'il avait comme supporters Léon Daudet et Trotsky, les deux types les plus opposés qui soient ! Une gageure ! Je me suis trouvée trois ou quatre fois à côté de Trotsky dans un restaurant à Barbizon. Il était alors en résidence surveillée. Je demandais qu'on me mette près de lui pour pouvoir l'observer. Mon bagout l'amusait beaucoup. Il parlait aussi l'argot d'ailleurs. Céline, je l'ai seulement rencontré en 1941, chez des amis. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et nous avons parlé de Courbevoie. Il était très beau et bien balancé. Il avait d'ailleurs été dans le 12e Cuirassiers, un régiment très sélect. Il avait une très belle écriture aussi, très distinguée. J'ai jamais entendu Céline parler argot, moi.

   On oublie un peu qu'il était médecin, malgré tout. Vous voyez le médecin qui dirait : " Je te tape sur les fesses... connasse ... etc... " ! D'ailleurs, il avait pas la tête à parler comme ça ! Grâce à Paul Chambrillon, un ami journaliste, j'ai enregistré deux disques avec Céline, après le guerre. Je disais des passages de Mort à crédit. Ce fut une très grande joie pour moi.

  Je l'ai vu quelques jours avant sa mort, en 1961. C'était en été. Il faisait une chaleur torride. Il était très triste ; il m'a montré une photo de lui avec un chien, un berger allemand, qu'il avait recueilli et dont il avait dû se défaire parce que ses autres animaux ne l'acceptaient pas. Il était bouleversé. Ce jour-là, j'ai vu un autre Céline, dont je garderai toujours le souvenir. (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC n° 121).  

                                                                                                                              *********

 PARIS, 1941. Une amie m'invite à prendre le café et me réserve une surprise. Dans un coin du salon, debout, un très bel homme aux yeux gris. Présentations : - Céline. / - Arletty. / Ensemble : - Courbevoie. Longue embrassade. Début d'une amitié que rien n'a pu troubler.

  Je croyais l'avoir toujours connu, tellement j'avais ressenti et compris ce qu'il nous a apporté avec le Voyage au bout de la nuit. La critique de Léon Daudet m'avait donné envie de le lire. Avec ce roman, il s'affirme le poète du siècle, qu'on le veuille ou non. Pour moi, l'écrivain choc du XXe siècle, c'est Céline. Il y a lui, et les autres. Mais j'admets très bien qu'on dise : il y a Proust et les autres. " Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? " Racine interroge. Céline affirme : - Dans l'histoire des temps, la vie n'est qu'une ivresse, la vérité c'est la mort. Frappée par son type celte, les yeux d'un gris rare, la voix hésitante. Je le revois quai Conti en avril 44. Puis il part. " Voyeuse ", je choisis de rester.

   Il tenait beaucoup à son titre de médecin. Il prophétisait par diagnostic. Le Voyage, c'est un diagnostic, mais aussi une géniale prophétie. Il aimait les êtres faibles, enfants, vieillards, bêtes : il lui est arrivé de traverser Paris, la nuit tombée, portant, sous sa cape de pèlerin, quelques douceurs et des médicaments aux survivants du dispensaire de Clichy.

  Prudent, Céline n'apprend à son perroquet que : " J'ai du bon tabac... " J'ai bien connu " Le Greffier " Bébert le Vigan, le chat le plus célèbre du monde. Mimétisme ? Il finissait par ressembler à son père nourricier.

  Céline doit à sa qualité de médecin dans les dispensaires son don d'observation, ce " pris aux sources " de l'éternelle misère humaine. Très vite las d'une présence, il fallait savoir s'en aller, il n'appelait pas la familiarité. Un " démonteur d'âmes " ; on ne pouvait pas ruser avec lui. Céline vivait " gauche ". Il n'avait pas de besoins. Sur sa table de travail, du thé, des gâteaux secs, du miel. Il aimait la grâce, la danse. Pour moi, il a tout dit dans son disque.

   Qui peut parler de Céline ? Les femmes avec qui il a vécu ? On ne les connaît pas, ou elles se dérobent. Lucette sa femme ? Céline homme privilégié avait su choisir sa compagne. Les hommes : Marcel Aymé, Gen Paul, Roger Nimier, Pulicani, Pierre Monnier. Pour Le Vigan, c'est autre chose. Il est au premier plan, de Normance à l'ultime Rigodon. Aucun acteur n'a tenu une place aussi importante dans une oeuvre. Qu'est-ce qu'on attend pour demander à Le Vigan de nous parler de Céline ? Il est le seul à pouvoir le faire aujourd'hui.

   Dans L'Herne : la lettre la plus émouvante, celle de Marcel Jouhandeau. Léon Daudet et Trotsky, ces hommes diamétralement opposés, se rejoignent sur le génie de Céline. Trotsky : " La force de Céline réside dans le fait qu'avec une tension extrême, il rejette tous les canons, transgresse toutes les conventions et, non content de déshabiller la vie, il lui arrache la peau... " Daudet : " Cela, c'est le don effréné qui ne s'enseigne nulle part, qui n'obéit à aucun zèle, qui révolte toutes les notions modérées, contenues, tièdes, académiques... "

   Albert Paraz était un " fan " de Céline, mais l'un vivait à Meudon et l'autre à Vence. Ca nous a valu le Gala des vaches. Des souvenirs sur Eugène Dabit avec qui il était en URSS. Litvinof avait dit à Viple que le livre chevet de Staline était le Voyage au bout de la nuit. J'ai ça de commun avec " Le Saint " : " Anagramme facile !..." Tout le reste : fantaisie.

   Céline parlait rarement argot, il savait pourtant que j'aurais compris, étant bilingue : un peu de français, beaucoup d'argot. A son retour du Danemark, il se couvrait, il ne s'habillait plus. Il estimait et admirait Marcel Aymé. Un après-midi, Céline le regardant partir, me dit : - Celui-là, il n'est pas con !

    A sa mort, on a mis son corps dans un caveau provisoire. A l'inhumation définitive, un chat roux s'installe près du cercueil pendant la cérémonie ; un jeune enfant arrose des fleurs près d'une tombe voisine ; un houx poussait à côté. Ce qu'il eût souhaité. L'enfant, l'animal, l'arbuste. Je jette sur sa tombe un peu de terre de Courbevoie.
  (
La Défense, Ed. La Table ronde, 1971, BC n° 121). 

 

                                            

 

                                                                                                             

 

 

         Marcel  AYME.

 "  L'époque présente n'est guère favorable à la compréhension de Céline. L'hypocrisie, le mensonge accepté, la raison d'Etat, la servilité, l'atonie des esprits, l'indifférence au scandale, toutes choses qui ne datent pas d'avant-hier, ont depuis longtemps une répercussion sur la vie littéraire et la littérature. Dans ce domaine, le goût s'est affaibli, habitué à des nourritures de plus en plus fades, les œuvres se sont amenuisées en petits exercices littéraires, en vagueurs philosophantes pour tendre à une coquette insignifiante dans laquelle il est reconnu qu'un écrivain peut faire carrière et accéder aux honneurs.

   La voix d'un Céline éclatant au milieu de ces chuintements artistiques apparaît d'une inconvenance proprement révoltante. C'est qu'il ne faut pas réveiller les lecteurs de tant d'excellents écrivains, célébrés, choyés dans les salons et dans les colonnes des bons journaux. On n'a pas idée de clamer la vérité avec aussi peu de précautions et dans une langue vivante, colorée, poétique, signifiante, qui à elle seule constitue un scandale. Heureusement, les lecteurs, pour la plupart, formés à la lecture de leurs journaux arrosés et d'une prose d'écrivains esthètes, ont des estomacs rétrécis qui refusent les nourritures robustes.

   Et puis, Dieu merci, Céline est mort. Quelle délivrance pour notre petit monde écrivant. Et quel soulagement pour les critiques ! Sans parler du silence que durant plusieurs années ils avaient fait peser, par ordre, sur ses œuvres et sur son nom, un silence devenu gênant après coup, il n'était guère agréable d'avoir à parler de lui. Faire l'éloge d'un de ses livres, même discret, n'était-ce pas donner à croire qu'on n'était pas suffisamment à gauche ? D'autre part, on n'avait pas non plus l'assurance que dans quelque cinq ou dix ans, cet homme-là justement n'allait pas être réclamé par la gauche comme un de ses plus grands écrivains. Même à présent qu'il est mort, la question ne va-t-elle pas se poser ? En tout cas, on a le temps de voir venir, de prendre le vent.

     Nicole Debrie-Panel a écrit sur l'œuvre de Céline une étude solide, intelligente qui, sans s'arrêter à chaque pas au détour de la pensée de l'écrivain, met très bien en lumière ce qu'elle a d'essentiel et qu'il n'est pas si aisé de découvrir dans un lyrisme étourdissant où elle se dissimule sous la magie des mots. Ce dont je suis le plus reconnaissant à l'auteur, c'est d'avoir su montrer qu'il était avant tout un idéaliste, un homme qui n'était appliqué à décrire la misère physique, matérielle, morale, spirituelle de ses semblables que pour en donner l'horreur à ses contemporains. Et il est bien vrai que Céline avait la haine du mal sous toutes ses formes, sous tous ses déguisements et ses oripeaux. Il était devenu écrivain comme il était devenu médecin, par une seule et même vocation. En tant que médecin, alors qu'au départ de sa carrière, il était très bien placé pour monter un cabinet qui l'eût enrichi, il s'était refusé à faire de l'argent avec la maladie des autres et se trouvait satisfait de n'être qu'un obscur médecin, chichement payé, dans un dispensaire de banlieue. Dans la littérature comme dans la médecine, son ambition était d'abord de servir.

        Je l'ai connu il y a vingt-cinq ans, avant la guerre alors qu'il était partout célébré, admiré - mais rarement compris - et après son retour du Danemark, pendant les neuf années de souffrances qui l'acheminaient vers la mort. Avant comme après la tourmente, sa conversation faisait apparaître l'idéaliste dont les sarcasmes  dénonçaient les cent mile misères d'une humanité cruelle, vaniteuse, boulimique, acharnée à sa propre perte. " Avant ", ses réquisitoires contre les folies meurtrières et suicidaires de l'homme, contre les injustices et les traquenards de la société, avaient la force joyeuse d'un lutteur, fusant avec une inépuisable invention verbale qui émerveillait ses auditeurs. A quarante cinq ans, il était encore l'athlète, le solide cuirassier de 1914, et ses apostrophes recelaient un optimisme profond, l'espoir d'une libération de l'homme dans le désintéressement et l'amour du beau. Le clinicien qui repérait l'étendue de la maladie et en inventoriait tous les aspects, n'avait pas condamné le malade.

       Après 1952, dans sa retraite de Meudon, Céline était devenu un autre homme. Loin de s'être affaibli, son sens critique paraissait plus aigu, plus douloureux aussi qu'il ne l'avait jamais été, mais dans sa parole, qui restait singulièrement agile, ses amis ne retrouvaient pas l'incroyable foisonnement verbal, les joyeuses et robustes explosions d'autrefois. Attentif aux modernes processus de décervelage et de déshumanisation, il considérait avec dégoût, parfois avec un sursaut de colère, l'assoupissement de ses contemporains, leur étrange indifférence à tant d'évènements qui les concernaient directement. Ne croyant ni à Dieu ni dans les idoles de la politique, il se sentait dépourvu, pensant peut-être à la vanité des vocations, et semblait porter le deuil d'un paradis perdu ou plutôt à venir, dans lequel il avait perdu la foi. "
  (Ecrits sur la politique 1933-1967, Ed. les Belles lettres, Archimbaud 2003).

 

 

 

 

 

 

          BOUDARD - PARAZ.

 " Il (Paraz) est donc à la base de ma vocation littéraire... (...) Après je l'ai rencontré à Vence et quand tu parlais [A. Boudard s'adresse à J. Aboucaya ] tout à l'heure de sa visite à Céline, je l'ai accompagné à Meudon. J'étais revenu dans une période où ça brillait un peu pour moi, j'avais une 403, il était en train de se traîner avec la mère Bimont [amie de Paraz] et il voulait aller voir Céline. On a prit ma voiture et j'ai fait le chauffeur, sans casquette, mais enfin j'étais le chauffeur. J'ai assisté à une rencontre Céline-Paraz assez rigolote. Il y avait le tableau qu'on a vu partout de Céline à sa table et des manuscrits avec des pinces à linge, il y avait le perroquet et puis les gros chiens dans la cour.

  Et Céline, on avait l'impression qu'on lui donnait un prétexte et ça démarrait, c'était lancé et c'était le torrent verbal. Là, je ne sais plus à propos de quoi, il parlait de la guerre de 39 et c'était le refrain célinien : " Ils ont tous foutu le camp la merde au cul, en 14, c'était pas pareil... " Un discours d'ancien combattant de 14. " Ils ont tous foutu le camp, ils ont tous fait dans leur froc... " Il y a un silence, et Paraz dit : " Ils avaient peut-être lu le Voyage... " Il n'a rien dit, le Céline, il est reparti dans sa direction. 

 Et une autre fois, j'étais descendu voir Paraz à Vence, peu avant sa mort et avant que moi je sois retiré de la circulation. Il y avait une grève des PTT et il m'avait donné un paquet à donner à Céline. " Tu remontes sur Paris, tu lui porteras ce paquet. " Je suis donc allé voir Céline. C'était l'été, il avait des houppelandes, les chiens autour de lui, et il me dit " j'ai pas le temps, hein, on a pas le temps... Donnez-moi le sac et puis c'est fini. - Oui, tout à fait ". Et puis il me dit : " Asseyez-vous là ". Et il commence à me parler et à me poser des questions sur Paraz. Or chez Paraz j'avais assisté et participé à un incident, et là c'est intéressant parce qu'on voit la création célinienne. L'incident était le suivant : Paraz avait un voisin qui faisait brûler, en dessous de sa chambre, des herbes et des feuilles pour nettoyer son jardin. Ça donnait une fumée du diable et Paraz était vraiment... Il est mort d'un cancer, tu as oublié de le dire, il avait une laryngite tuberculeuse et les deux poumons esquintés. Je n'ai jamais vu un être aussi gai. Il était toujours souriant et blagueur, avec ça !

 Là, quand même, il étouffait, alors, par la fenêtre, j'ai dit au gars : " Ecoutez, M. Paraz est malade, il faudrait arrêter ça ". Il me répond " Ah, il faut que je les brûle, etc. ". Il m'emmerdait quand même. Alors je vais prendre un seau, je le remplis de flotte et top ! comme dans Laurel et Hardy je lui fous le seau sur la gueule. Alors, une histoire ! Il voulait appeler les gendarmes. Je raconte ça à Céline, je lui dis : " Voilà les dernières nouvelles ". C'est tout ce que je pouvais lui dire. Il me dit : " Alors, vous avez été chercher un pot de merde pour le lui jeter... "
 - Comment, ce n'était pas de la merde, c'était de l'eau ! - Pot de merde... " Il se marrait, il était content. Ma flotte s'était transformée en merde, c'était devenu célinien.
  Là, j'ai appris quelque chose sur Céline, c'est formidable, on voit la transformation qui se fait au cours d'un récit. Effectivement, il avait raison, c'est plus drôle - si on n'était pas en dessous... "
  (L'Année Céline 2000, du Lérot Ed.)

 

 

 

 

 

 

   Théophile  BRIANT.

 " - 18 juillet 1943 - Céline nous lit quelques pages de son roman sur l'Angleterre. Toujours le cinéma parlant, des essaims d'images curieuses, fabriquées avec le vocabulaire de tous les jours. Une grande partie de son œuvre est écrite en octosyllabes blancs. Grande puissance elliptique et verdeur, semble-t-il, édulcorée.

  - Septembre 1943 - Céline est un désespéré. Il m'a dit l'autre jour : " La vie ça ne m'intéresse pas ". Et comme nous parlions de la tristesse de tout, de notre drame à tous, de l'ictus qui nous attend au coin de notre cerveau et qui nous étendra un jour, il m'a dit en me regardant avec ses yeux trop clairs, tout chargés de larmes inversées : " La vie, Toto, c'est déchirant. (...) La campagne, dit Céline, est toujours un circuit fermé. Une vue sur la mer c'est l'aération de l'âme, l'amorce impalpable de la vie infinie. "

  - 2 mars 1943 - Revu Céline au Franklin, toujours chargé de poudre, vitupérant, annonçant à tous les échos que " le rouge est mis ".

  - 2 juin 1954 - Escale chez Céline à Meudon. Bohême absolue encadrée d'énormes chiens de police. Il a un contrat régulier pour Gaston Gallimard. Lucette certifie à P.L. que Louis a des crises. Ils sont désespérés et ne pensent qu'à mourir.

  - 27 janvier 1956 - A Meudon je vois Céline, l'œil cave, ficelé comme un clochard, mais toujours lucide : " Je me désincarne, me dit-il, je serai bientôt à point pour me présenter dans l'uniforme de la mort - au garde-à-vous. " Il me dit que depuis ce " choc pénal " qui l'a retranché de la communauté humaine (son écœurement de la vie et son manque de frayeur devant l'échéance de la mort), la mort lui semble même la seule chose souhaitable. (...) Je lui parle de mon accident sur la route et de la mort frôlée. Il me répond que celui qui prend la route court au devant de la mort. Et il ajoute cette parole étonnante digne d'un grand poète : " Sur la route, la mort fait les cent pas. " (Eric Mazet, Extraits du Journal de Théophile BRIANT, BC n° 173).

  - Dans une lettre datée du 7 février 1950, BRIANT écrivait à Céline : "Je viens de lire Casse-pipe, d'un trait comme ça, à la régalade. Quel musicien tu es ! Surtout et d'abord musicien ! C'est une symphonie vocale  - je dis bien vocale - sur l'âge des casernes (...) La fin surtout est étonnante. Et tous ces bourins à crinières qui caracolent dans la nuit. Fabuleux ! Je connais ça moi. Je suis ex-artilleur monté. Et j'ai été saisi jusqu'aux moelles par la trompette de cette aube merdeuse. Tuba matutina. Bravo ! Tu enfonces et de loin le vieux Courteline. "

 BRIANT louera enfin dans le n° 120 d'avril 1956 du Goéland, Voyage au bout de la nuit, lu par Michel Simon, qu'il préfère définitivement à Mort à crédit, même lu par Arletty : " Le texte, sous la voix de bronze un peu gouailleuse de Michel Simon est encore plus percutant qu'à la lecture et nous révèle, cette fois par l'oreille, quel maître prodigieux fut Céline dans la vision directe, et dans cette refonte de la syntaxe qui donne à chacune de ces phrases l'éclat de la vérité brute. "
  (Eric Mazet, Louis-Ferdinand Céline et Théophile Briant, BC n° 173).      

 

 

 

 

 

 

    Dr  Clément  CAMUS.

 ... J'ai connu Céline alors qu'il n'était que l'obscur Docteur Destouches. Je pourrais conter où, comment je l'ai connu, sous quel aspect il m'est alors apparu. Cela ne manquerait pas d'intérêt mais m'entraînerait trop loin. Je dirai seulement que notre amitié alors ébauchée, se maintint, se poursuivit, mais sans grandes manifestations lorsqu'il devint l'écrivain Céline au temps de ses grands succès.

  Mais, après la gloire, un jour il rencontra le malheur. Et c'est au temps de sa grande infortune que notre amitié s'affermit, s'affirma. Elle se manifesta, durant son long exil au Danemark, par une correspondance à rythme de grande fréquence. J'avais une lettre au moins par semaine, souvent deux, parfois trois. Il n'était guère épistolier de nature, ni d'habitude. Mais le malheur l'avait rendu plus sensible, l'exil, l'exil toujours impie, le poussait à se rattacher à quelque ami demeuré sur le sol de France et qui lui en portait le souffle. N'écrivant plus de livres il écrivait des lettres.

  Presque toutes sont admirables. Beaucoup , au début surtout, étaient gémissantes très " geôle de Reading " car il avait connu la prison la plus dure, le carcere duro. Il en portait encore les traces physiques et le grand ébranlement moral. D'autres lettres étaient imprécatoires, vengeresses, emportées, martyres éloquentes, lyriques. Non appliqué à son travail d'écrivain, il se laissait aller à ce mouvement de grande éloquence qui lui était propre. Et c'était toujours du Céline. Sans souci de littérature c'est souvent, par trouvaille d'images et par rythme, de la vraie perfection littéraire. Je ne l'ai su que plus tard en les relisant. Ce n'était alors pour moi, pour lui aussi, qu'échange et preuve d'affection.

   Nous avions en commun sinon les mêmes idées, du moins certaine forme de pensée venue des mêmes disciplines d'études mais tout juste paramédicales et non proprement médicales. Il voulait oublier la médecine. Moi aussi. Nos tendances, sinon nos goûts, étaient sensiblement les mêmes. Et, sans être pour autant d'accord, nous suivions les mêmes pentes, vers les mêmes recherches, et un même mode de pensée. Et cela faisait un accord quand même. Il aimait, du moins dans le tête-à-tête, lui, ce péremptoire, cet énergumène, il aimait la discussion serrée dans la conversation calme. Il était très cultivé. Il avait énormément lu, avait beaucoup retenu et savait beaucoup de choses, presque sur tout. S'il disait vaine la médecine, il était demeuré biologiste. Il s'intéressait passionnément à la vie, à tout ce qui est vie, cosmologiquement peut-on dire, aux problèmes de la vie universelle, à ce que la science, la physique moderne apportent de connaissance à l'étude de ces problèmes. Il ne versait dans aucune métaphysique, demeurait résolument physicien. Mais de la vie des Univers, il descendait sur la Terre pour s'intéresser, plus passionnément encore, à la vie des hommes, à leur grande aventure terrestre, à la condition humaine.

   Il était passionné d'histoire, la savait bien, depuis les origines, depuis l'homme de Cro-Magnon jusqu'à celui de son époque dont il se fit, à son tour, l'historien. Il connaissait particulièrement l'histoire de France. Il l'avait profondément étudiée. Sa mémoire implacable la restituait. On pouvait l'interroger, il était imbattable même sur les temps du sombre Moyen Age qu'il disait exécrer. Il m'enseignait. J'avais plaisir à l'écouter. Mais ce bavard, cette " grande gueule " me poussait aussi à parler, semblait aimer à m'écouter. Et nos longs entretiens, quand j'allais le voir rue Lepic, rue Girardon, prenaient un ton singulier, inusité, incroyable pour qui ne veut connaître de Céline que ses apparences.

   Quand, dans les dernières années de sa vie, ayant pris les apparences d'un vrai vieillard, il m'accueillait toujours familièrement de son " Bonjour, fils ! ", j'en étais toujours très ému. Mais j'ai surtout le souvenir de ma dernière visite à Meudon, peu de temps avant sa mort. Il tint, comme toujours à me raccompagner au seuil de son jardin, parmi ses grands chiens impressionnants qui effrayaient les importuns, écartaient les voleurs, ne rassuraient guère les visiteurs même amis. Il était vêtu de sa vieille houppelande rapiécée qui lui donnait un aspect de clochard, mais il était illuminé par la splendeur du beau regard tendre, un peu triste, de ses yeux d'un bleu si tendre, et de sa voix, tendre aussi, en son accolade habituelle, plus tendre encore, il me dit cet : " Au revoir, fils ! " qui devait être le dernier.

   Je n'avais nul pressentiment, mais je fus bouleversé. Je le suis encore à l'évocation de ce souvenir. Mais si j'ai, comme malgré moi, redit à plaisir, en y insistant ce mot délicat : tendre, c'est que je garde de cet instant le souvenir et l'émoi d'une grande tendresse, visible, illuminante.
  (Cahiers de L'Herne, 1963, BC n°242, mai 2003).

 

 

 

 

 

 

     Jean-Gabriel DARAGNES.
 

 Si le nom de Daragnès est connu des bibliophiles pour son œuvre de peintre, de graveur et d'imprimeur, les études qui lui sont consacrées sont rares. Né à Bordeaux en 1886, mais se voulant natif de Guétéry au Pays Basque, fils d'un charpentier de marine, il se consacra d'abord à la peinture, puis à partir de 1912 à la gravure sur bois. A Paris, il rejoint le Salon de l'Araignée, créé par Gus Bofa, qui réunit des peintres comme Segonzac, Dignimont ou Pascin.
  Ses premières illustrations de Verlaine en 1917 et de Musset en 1920, comme sa couverture pour Marguerite de la nuit de Mac Orlan (1925) attirent toujours les collectionneurs. Les philatélistes recherchent sa " Colombe de la paix " de 1934 et son " Exposition universelle " de 1937.

  A Montmartre, avenue Junot, tout près de l'atelier de Gen Paul, sur l'emplacement d'une ruine connue alors sous le nom de " Manoir du Philosophe ", il fait construire en 1924 une villa de style art déco et un atelier, grâce à la vente d'une partie de sa bibliothèque. Dans un brouillon de Féerie pour une autre fois, Céline évoque" le palais à Lambrecaze, genre palais florentin en rose, à fronton, trois étages ". Des maquettes de frégates ornent le salon en souvenir de ses voyages sur son bateau amarré à Sanary, où sa femme, Jeanne Trosselier, dite Janine, possède une maison.
  En 1929, il souscrit à un exemplaire de l'Ulysse de Joyce. Colette, Valéry, Marcel Aymé, Léon-Paul Fargue, Chas-Laborde, Pascin sont les plus connus de ses familiers. Dans son Hommage à Daragnès, Mac-Orlan le présente comme un homme " juste, scrupuleux et affectueux " et révèle que ce migraineux, " sobre comme un Basque ", ne buvait ni ne fumait. Professeur à l'Ecole des Arts décoratifs en 1939-1940, il fut un pédagogue novateur.

  L'amitié du graveur et de Céline n'a pas été immédiate. Le pacifisme les rapproche, mais l'antisémitisme les éloigne. Pendant l'Occupation, Daragnès se méfie de la " bande à Gen Paul ", mais Céline soigne sa mère " jusqu'à la dernière minute ", c'est-à-dire jusqu'au 30 mars 1941. Daragnès n'oubliera pas son dévouement. Mais, en prison, Céline doute encore de ses intentions : " Daragnès couvre Gen Paul et ses bavardages ".
  Oubliant le temps où il " promettait [l'écrivain] à la pendaison ", à partir de 1946, Galtier-Boissière note dans son journal : " Daragnès m'apprend que Céline est très malade au Danemark ; il estime qu'on laisse crever en prison ce pestiféré en ne lui fournissant pas les médicaments qui lui sont indispensables ".
  Daragnès met Céline en relation avec Paul Marteau et avec Jean Dubuffet. Il accueille Mikkelsen à Montmartre et se rend lui-même à Korsor en 1948. Il est à l'origine de l
a publication de Foudres et flèches et de A l'agité du bocal, et songe à illustrer Scandale aux Abysses qu'il veut imprimer lui-même. Il collecte des témoignages à décharge, et se présente au procès devant la Cour de Justice, comme témoin. On ne l'entendra pas, en l'absence de l'accusé.

  En janvier 1950, il sollicite un rendez-vous de François Mauriac pour lui exposer le cas Céline : " Les derniers soubresauts d'une Cour de justice qui se heurte à un dossier vide ne peuvent laisser indifférent un homme comme vous ". Mais le 26, Mauriac lui répond : " Le cas de Céline n'est pas celui d'un homme auquel on reproche une attitude politique ; j'estime que son antisémitisme à l'époque où il ne l'a pas renié, c'est-à-dire à l'époque des fours crématoires, est une complicité de crime - et de quel crime ! La lettre de lui qu'a publiée ce matin Combat est ignoble (1) ". La réponse de Daragnès fut cinglante : " Je m'en voudrais de ne pas relever des erreurs dues à une faute de perspective [...] A cette époque, les " fours " n'existaient pas (ce ne fut que plusieurs années plus tard qu'ils nous furent révélés). Il faudrait aussi blâmer les écrivains qui, du temps des fours, envoyaient leurs livres aimablement dédicacés à l'Allemand Heller... (2) "

  Le 25 juillet 1950, quand Daragnès meurt à la suite d'une banale opération, Céline perd un véritable ami, et aussi un soutien financier actif, par son rôle de passeur de fonds vers le Danemark, en concours avec Pierre Monnier et François Löchen. A sa mort, c'est à sa veuve, Janine Daragnès, qu'il reviendra de solder les comptes.
  En ami 1951, sur le point de rentrer en France, Céline écrira à Janine : " C'est en grande part, très grande part, grâce à lui que ce miracle s'est accompli, hélas, lui passé... Cher Daragnès, quel souci, quelle infiniment délicate et sensible œuvre il avait accomplie autour de mon misérable cas "
(3).
  Dans les brouillons de Féerie, Céline évoque assez peu Daragnès, mais c'est avec admiration : " voilà de l'artiste pignon sur rue... le premier graveur de France... "
(4) Dans Normance, hommage lui est davantage rendu : " Lambrecaze, la délicatesse en personne, le charmant ami, généreux, sensible " (5).
 Dans l'apocalypse de Ferdinand, un ivrogne, un Judas, un " gologolo " partageait Montmartre avec un saint protecteur. Le " diable boiteux " avait pour nom Gen Paul, et le " Pape de la Butte " s'appelait Daragnès.
 (Images d'Exil, L-F. Céline 1945-1951, (Copenhague-Korsor), Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Préface Claude Duneton, Du Lérot, 2004).

 (1) : Le 26 janvier 1950, Combat publiait la lettre de Céline au capitaine Sézille datant de 1941.
 (2) : Allusion à l'envoi de Mauriac au lieutenant Heller sur un exemplaire de La Pharisienne pour le remercier d'en avoir permis la publication chez Grasset en 1941.
 (3) : Tout Céline 4, p. 109.
 (4) : Féerie, version B, Romans 4, p. 712.
 (5) : Ibid, p. 334-335. 

 

 

 


 

 

 

   Pierre DUVERGER.  (c'est à lui que l'on doit les seules photographies en couleurs de Céline - 3 sont présentes ici).
 

        Mon ami Céline

  Ça remonte à 1943, au marché aux poissons de Saint-Malo... Une tête qu'il me semblait avoir vue parfois avenue Junot... de longs cheveux... un beau visage... un pantalon qui tenait par une ficelle, vraiment aucun souci vestimentaire, ce qui faisait à mes yeux homme sérieux.

 " En d'autres temps, n'habiteriez-vous pas Montmartre ? "

 C'était lui... le docteur Destouches. L.-F. Céline, le monstre sacré : c'était aussi la première fois que je voyais un homme majuscule. Jeune homme, ses livres m'avaient giflé tout d'abord : c'est en revenant dessus que j'en avais compris le sens. En fait c'était le seul écrivain qui ne soit pas illusionniste. Il voyait derrière les façades.      

  Avoir 20 ans au début d'une guerre ; il avait connu ça avant moi... C'est peut-être pour cela qu'il me prit en amitié... il était né à Courbevoie, moi à Saint-Ouen... l'horizon est le même. Toujours est-il que je dois à son expérience et à ses conseils d'avoir échappé aux " engagements ", aux vérités absolues passagères... décoré aujourd'hui, fusillé demain, ou inversement. Il avait coutume de me dire : " L'expérience est une lanterne qui n'éclaire que celui qui la porte. "

  Classe 40, comment comprendre seul ce fléau qui s'abattait sur des jeunes gens sortant à peine de l'enfance et pris d'office comme acteurs meurtriers dans des évènements qui ne les concernaient absolument pas ? Mais, pour ceux qui s'intéressaient à réparer les sottises politiques de leurs aînés, ils pouvaient choisir, en 1943, leurs uniformes : feldgrau ou field-jacket... personnellement, je me sentais doué pour la vie civile et Céline, je peux bien l'avouer n'eut pas beaucoup de peine à me convaincre. Il habitait à ce moment près du casino, juste devant la mer qu'il a toujours aimée. Pratiquement tous les jours j'allais le voir et il me racontait des choses que je ne comprenais pas toujours : " Le monde est parti pour des guerres de plus en plus féroces qui ne sont pas près de finir, après cette guerre civile entre blancs, ce sera la guerre des races... la vraie... la définitive. " Moi, je trouvais qu'il exagérait... les gens n'étaient pas tellement méchants... la preuve, lui, il me payait des crêpes bretonnes avec un œuf cassé dedans... c'était quelque chose à cette époque.

 Le Service du Travail Obligatoire me baladait sur la côte. Je dus m'embarquer vers Jersey. Ferdinand m'accompagna jusqu'au bateau. Je le vois encore se rapetisser sur le quai dans des " au revoir ". Il aurait voulu aussi venir à Jersey, mais il me fut impossible de " trouver quelque chose " comme il me l'avait demandé. Quelques mois plus tard, de retour à Montmartre et en situation pas tellement régulière, il m'évita le S.T.O. en Allemagne.

 Il avait une petite moto et une grosse paire de gants fourrés reliés entre eux par une ficelle (toujours) passant derrière le cou. Au rendez-vous qu'il m'avait fixé dans Paris en l'hiver 43-44 il arriva sur le ventre, ayant raté son dernier virage avant le trottoir, la moto d'un côté lui de l'autre... ce n'était rien et nous pûmes revenir, moi derrière, sur la Butte. Céline était un homme qui demandait souvent des services, mais jamais pour lui. En quelques jours, j'avais des papiers tout ce qu'il y a en règle qui me permirent de rester à Montmartre jusqu'à l'arrivée des alliés. Je lui dois là une grande reconnaissance mais je ne suis pas le seul.

 Je crois que c'était le mercredi que sa maman venait le voir, je le raccompagnais parfois au bas de l'avenue Junot et elle me parlait de son Louis, si courageux, si travailleur : " Il en a passé des nuits à apprendre son argot. " Elle devait inclure l'argot dans l'énorme documentation qu'il avait réunie et consultée. Cet homme extraordinaire qui aurait pu être mon père n'était pour elle que son gosse. Elle est morte pendant son exil.

 Comme tous les hommes de renom, il fut sollicité durant la guerre par les Nationaux-Socialistes comme il le fut par la gauche, qui avait cru reconnaître un des siens à la sortie du " Voyage ". J'étais là quand des gens vinrent le trouver au moment de l'affaire de Kätyn. On l'emmenait en voiture de chez lui à là-bas, bien soigné, bien payé, juste raconter ce qu'il avait vu, avec sa signature en bas de l'article. Un grand voile de discrétion est tombé sur cette affaire... des milliers d'officiers polonais massacrés : 1 - par les Russes ; 2 - par les Allemands (selon l'année). Céline refusa. Céline refusait toujours de s'inclure ou de s'engager dans un mouvement quelconque, il n'appartenait à rien, ni à personne. C'est dur d'être seul. Il vivait de façon spartiate, comme un sage. Il ne buvait jamais d'alcool, n'avait jamais fumé. Sur une photographie datant de 1914, il avait une cigarette à la bouche... je le taquinais. " Non, non, c'était pour la photo, tous les copains en avaient, j'ai reposé la cigarette après la pose. " Sa morale était intransigeante, même pour lui. Le jour où je lui annonçais vouloir quitter mon épouse pour une autre plus neuve fut pour moi le sujet d'une magnifique engueulade... même au téléphone il m'a poursuivi pour m'empêcher de faire la bêtise " qu'il avait faite lui-même. "

 Je crois pouvoir affirmer qu'il n'aimait pas beaucoup les journalistes en général. J'ai assisté une fois à une visite-interview à Meudon et je l'ai entendu affirmer sans rire exactement le contraire de ce qu'il pensait. Le rire venait après le départ de l'interviewer. Bien sûr, ce que je dis n'est certainement pas valable pour tous les journalistes ayant publiés sur lui, mais il serait imprudent de juger Céline au travers de certaines conversations avec des gens " plus ou moins flics ". Il est vrai que le lyrisme peut déformer la réalité.

 Je lis souvent des sottises concernant son attitude pendant l'occupation. Moi, je le vois toujours avec des cartes de pain achetées " au noir " pour donner à des paumés, lui qui a toujours payé comptant, ses services comme ses idées. Par discrétion, il prenait un ton bourru pour donner, il cachait son bon coeur sous des gros mots. Ses " outrances " linguistiques n'étaient qu'un débordement de patriotisme que les Français ne surent comprendre ; ils prirent pour de la haine ce qui n'était qu'un surplus d'amour.

 Les petits cercueils succédèrent aux lettres de deuil de l'A.A.A. (Association Anti-Axe). Au soir du 6 juin 1944, j'allais le saluer, devant partir le lendemain en bicyclette voir ma famille réfugiée en Touraine et je ne pus répondre affirmativement à sa demande de l'accompagner dans un exil, au Danemark, pensait-il. Je me serais embarqué dans une sacrée galère, mais il m'arrive de regretter cette aventure.

 Quand il revint, effectivement du Danemark, mais via Sigmaringen, les choses avaient bien mal tourné pour lui. En si peu d'années, un vieil homme avait succédé au bel athlète de 1944, mais tous ses amis ne lui tournaient pas le dos. Chacun l'aida dans la mesure de ses moyens, ce qui n'était pas toujours facile... il ne fallait pas le froisser. Devant une même douleur chacun souffre différemment, lui plus que d'autres. Ses deux ans de détention, la haine à son égard qui n'en finissait pas, le replièrent sur lui-même et sa fidèle compagne.

 La médecine à 5 francs la consultation ne rapporte pas de quoi avoir un train de maison... et puis un médecin qui n'a pas d'automobile, ce n'est pas un bon médecin. Désormais, les chiens, les chats, les oiseaux et quelques rares copains d'avant furent ses compagnons. Il avait appris à son perroquet à siffler " Dans les steppes de l'Asie Centrale ", terminus du convoi des Français. De son coteau il explorait Paris à la lorgnette, se demandant par quelle porte les Chinois entreraient dans la ville... c'était pour rire, bien sûr.

 En l'aidant à éplucher ses pommes de terre, au sous-sol, j'entends encore sa voix et l'entendrai tant que je vivrai : " La révolution... mais nous y assistons tous les jours... la seule, la vraie révolution, c'est le facteur nègre qui saute la bonne... dans quelques générations, la France sera métissée complètement, et nos mots ne voudront plus rien dire... que ça plaise ou pas, l'homme blanc est mort à Stalingrad. " L'engagé de 1912, le cuirassier et le mutilé de 1914, le volontaire de 1939 ne parvenait pas à digérer l'article 75. S'il ne fut qu'intelligent avec l'ennemi, il le fut trop avec les Français qui avaient là un écrivain au-dessus de leurs moyens.

 Le côté peu ou mal connu de cet homme était son amitié fidèle et ses traditions " Vieille France " dans les bonnes manières dont il déplorait la disparition. Ce Destouches avait un côté chevalier. Je crois qu'il regrettait d'avoir chargé le visage nu. " J'ai tenté de dire aux Français de ne pas aller par là, d'aller plutôt de ce côté-ci... regardez-moi... dans quel état ils m'ont mis. " Il me parlait souvent de la cassure de cette Grande Guerre dont la France ne s'est jamais relevée. " Lorsque mon père alla voir mes futurs beaux-parents pour la première fois, il avait mis des gants blancs : si l'on pouvait définir la différence entre avant 1914 et maintenant, c'est qu'autrefois il y avait la naïveté. " Il était plein d'attentions et de petites gentillesses, très curieux de savoir si " j'y arriverais ", ce que je faisais, l'état de mes projets. Une fois, alité depuis plusieurs jours, avec une fièvre inconnue, il vint me voir et je fus fort surpris de son attitude ; en effet, ce n'était plus l'ami qui me rendait visite mais le docteur Destouches qui consultait. Chose remarquable, il avait un col et une cravate pour venir de Meudon à Montmartre... j'étais devenu un malade comme il en avait vu des milliers... pas d'autres sujets que ce dont je souffrais ne furent même effleurés.

 Pendant plusieurs saisons je fis de la voile dans la Manche, près de Dieppe, qu'il connaissait bien. Après chaque week-end en mer, je devais tout lui dire : l'heure du jusant, le cap, l'amure, la force du vent, les grains. Les lendemains de mes navigations, par la pensée, il partait avec moi sur le petit voilier... je crois même qu'il partait avant moi... un nostalgique de la marine à voile.

 En 1957-58, je parcourus en 2 CV l'Afrique australe pendant 6 mois, curieux que j'étais des problèmes africains. A chaque poste restante j'avais une lettre de Céline m'expliquant ce que j'avais vu et ce que j'allais voir maintenant, de prendre garde à l'eau, aux moustiques, aux noirs, aux blancs, à tout.

 L'on a souvent dit de Céline qu'il était un visionnaire : c'est le plus mauvais adjectif que l'on puisse accoler à son nom... le visionnaire a des communications surnaturelles, c'est la bergère simple d'esprit, ou un pape avant son trépas. Lui, avec sa tête qui dépassait, il était épouvantablement lucide, il avait diagnostiqué son époque malade, et pour sa guérison, avait conseillé des remèdes à des sourds volontaires. Les conséquences venaient d'elles -même... il le savait et les attendait... simple bon sens. Socialement il n'était pas assuré... il a payé comptant la maladie des autres. La guerre de 1914, ce massacre forcené et imbécile entre gens de qualité l'avait marqué à jamais. Avec un égoïsme normal et standard, il aurait vécu heureux dans l'opulence et la réussite respectée. A tirer sans cesse la sonnette d'alarme, il a fait un bruit ennuyeux qui venait troubler les digestions.

 Il ne faut jamais s'occuper de ses compatriotes surtout pour leur bien. Ce conseil, souvent donné, j'aurais mieux fait de le suivre, mais c'est agaçant ces gens qui ont toujours raison.
 (Témoignage donné au Magazine littéraire, mars 1967, BC n°25, sept. 1984).   

   

 

 

 

 

 

       GEN PAUL.

  La rencontre du peintre et de l'écrivain peut se situer en avril 1934, puisque le 25 mai, Céline propose à son éditeur américain de lui envoyer son portrait gravé par " Gene Paul ". Où et quand se fit la rencontre ? Gen Paul dira : " Le docteur Destouches venait masser mes modèles, je fréquentais des ballerines. "
  Les jeunes danseuses du Studio Wacker, 67 rue de Douai, auront donc été les ambassadrices de leur amitié. Les deux hommes étaient faits pour s'entendre, même si leurs origines étaient différentes. Céline venait du Passage Choiseul, avait reçu une éducation plus choyée, réussi à devenir médecin, mais comme Gen Paul il n'était pas allé au lycée, avait vécu de petits métiers, était épris du parler parisien. Tous deux avaient connu la guerre, son horreur, ses mensonges, et dans leur chair autant que dans leur âme, en étaient revenus meurtris pour toujours. Très vite une complicité s'instaura sur le mode de la commedia dell'arte, car si Céline avait le sens du théâtre, Gen Paul avait le sens du spectacle : il aimait jouer et mentir, se déguiser, regrettant de n'avoir été que figurant dans L'Atalante de Jean Vigo, tourné durant l'hiver 1933.
  Gen Paul attendait de la vie sa part d'inattendu tandis que Céline commençait à la craindre. Tous deux se prétendaient d
'origine bretonne. Ils partageaient aussi une même attirance pour Karen Marie Jensen, danseuse danoise présentée à Céline par Elizabeth Craig avant son départ. Chez Gen Paul, Céline aimait surtout sa liberté, sa drôlerie et sa vacherie, sa façon de vivre et de rire, en marge des conventions.

  Quant à Gen Paul, d'après François Gibault, " il considérait Céline comme un dieu, et lui vouait un véritable culte ". C'était du temps des beaux jours de Montmartre. A la Libération, Gen Paul prit ses distances, vitupérant même son ami, alors emprisonné au Danemark. Après la mort de Céline, de leur ancienne complicité, il n'exposait que des souvenirs mineurs.
 (...) Sans doute est-ce au studio du professeur de danse Blanche d'Alessandri Valdine, 21 rue Henri Monnier, que Gen Paul fit remarquer à Céline la jeune Lucette Almanzor qui revenait d'une tournée en Amérique : " D'abord c'est Popaul qui me l'a fait sortir de l'ombre - je ne la voyait pas - c'est un enchanteur, magicien Popaul ", écrira Céline dans un de ses Cahiers de prison.
  Céline vient en aide à Gen Paul comme il peut. En novembre 1936, il écrit à John Marks, son traducteur anglais : " Gen Paul prépare 24 aquarelles et va vous les envoyer très prochainement pour vente éventuelle. " Au même John Marks, Céline demande en 1937 de traduire en anglais un texte publicitaire sur Gen Paul qu'il a rédigé en vue d'une exposition du peintre à New York : " Plusieurs musées lui ont ont commandé des toiles et on peut trouver ses œuvres dans de nombreuses et fameuses galeries, comme à Philadelphie, à Baltimore, Bruxelles, Prague, Barcelone, Londres, Berlin, Madrid et Liège... "
 
 
(...) Dans Bagatelles pour un massacre, qui ne traite pas seulement de politique mais aussi d'esthétisme, parmi les peintres qui se rapprochent le plus de son idéal, Céline cite Gen Paul avec Vlaminck et Mahé. Sans doute à partir de là les légendes - et Montmartre en est riche - vont l'emporter sur la petite histoire. Dans ce pamphlet, Céline fait de Gen Paul un personnage, mais qui demeure proche du modèle : " Popol, mon pote [...] Il est peintre, c'est tout vous dire, au coin de l'impasse Girardon. " C'était clair et précis. La suite est moins innocente. Céline prête des paroles au peintre : " T'auras du coton !... Les Juifs, ils sont tous au pouvoir... [...] T'auras du mal à les sortir... Les youtres c'est comme les punaises [...] Tu sais pas où tu mets les doigts ! [...] Ils te feront repasser... pas eux-mêmes !... Mais par tes propres frères de race... C'est des fakirs cent pour cent... [...] Dans les Beaux-Arts, ils ont tout pris ! tous les primitifs, les folklores ! Ils démarquent tout, truquent ! [...] Tous les professeurs, tous les jurys, les galeries, les expositions sont à présent pleinement youtres. C'est pas la peine de réagir... Moi, si j'avais ta grande gueule, je jouerais au ballon avec eux... "
   
Le personnage tient donc une tirade antisémite, tout en refusant, par ruse ou peur, de suivre l'auteur : " Je poursuivais mon raisonnement tout au fond de son atelier. Après tout ça m'est égal d'avoir le monde entier contre moi, dans la croisade antisémite. Mais j'aurais tenu à Popol ! un frère de guerre ça compte quand même... [...] - Comment, toi Popol... tu te dégonfles ? Un vrai Médaillé militaire décoré sur les champs de bataille... "
   Le pire venait plus loin : " Je dois dire qu'avec le Popol on est tout de même tombé d'accord, on a conclu : C'est des vampires ! des saloperies phénoménales, faut les renvoyer chez Hitler ! en Palestine ! en Pologne ! Ils nous font un tort immense ! On ne peut plus les garder ici !... "
 
Céline n'avait pas pensé porter tort à Gen Paul. C'était pour lui de la littérature, de combat certes, et des plus terribles, mais dans le genre comique... Une satire montée en délire par pacifisme utopique. Le peintre était en Amérique lors de la parution de Bagatelles, et nul témoin n'a dit sa réaction à son retour. On peut imaginer une verte engueulade, mais certainement pas la brouille sérieuse.
 
  [...] Caché en mai 1944 chez Gen Paul pour éviter le STO, Serge Perrault assiste à un certain relâchement d'amitié entre l'écrivain et le peintre. Il expliquera ainsi la prise de conscience qui éloigne Gen Paul de Céline : Céline est condamné à mort par la Résistance, et Gen Paul craint de passer pour complice, alors qu'il ne fut pas toujours d'accord avec Céline. " Gen Paul, lui aussi est une forte personnalité. C'est un esprit libre... mais prudent. Il a souvent mis Céline en garde. [...] Mais les ennemis de Céline ne sont forcément au courant de tout ça. [...] Aux oreilles complaisantes de la Butte, il fait entendre un discours qui n'est rien d'autre qu'un reniement... Gen Paul prend ses distances. "
  Il aurait même traité Céline de " boche " devant tout l'atelier. " T'es un faux derche Popol !... et de première !... tous tes vilains ragots assassins dans Montmartre... Tu fais dans le Judas Popaul ! c'est pas beau ! " Céline, lui , aurait " dénoncé Gen Paul auprès du percepteur de Montmartre...
    Gen Paul et Le Vigan étaient encore amis puisque Serge Perrault les emmène applaudir Lycette Darsonval, sa sœur, dans Gisèle, à une soirée de Ballets à l'Opéra de Paris. Dans le métro, Le Vigan annonçait à la cantonade l'arrivée des Chinois à Paris.
  (Eric Mazet, Gen Paul et Céline, Spécial Céline n°3, nov.-déc. 2011,-janv.2012).      

 

 

 

 

 

  Dr Alexandre GENTIL.

 Les lettres adressées au Dr GENTIL - 116 pages encore inédites - qui avait connu Céline au Val de Grâce pendant la Première Guerre mondiale, sont importantes pour la compréhension des années " noires " de l'auteur, sa fuite en 1944, son emprisonnement au Danemark jusqu'en 1947, puis son exil sur les bords de la Baltique jusqu'en 1951. Il est l'un des  premiers correspondants de Céline en prison. C'est aussi l'une des rares personnes que l'auteur de Nord avertit de son départ en 1944. " Il a fallu d'une façon pressante partir à la campagne ! Bien chagrinés tous les deux de ne t'avoir pas vu avant le départ ! "

  Alexandre GENTIL, partisan de la Collaboration (il était membre du Cercle européen), n'est guère connu des céliniens. Seuls des livres à lui dédicacés par Céline étaient connus jusqu'ici. En 1995, Jean-Paul Louis lui consacra une notice de son Index analytique dans Lettres à Marie Canavaggia car, dans cette correspondance, Céline le cite comme témoin à décharge au moment de l'instruction de son procès. Pendant l'Occupation, GENTIL " élève des lapins à Saint-Mandé et vient parfois rue Girardin, le samedi, où il dort sur place pour cuisiner le lendemain un de ces animaux ". En 1939, Céline est, on le sait, à la recherche d'un emploi : " Je suis pourri d'ambition. On me dit qu'il n'y a pas de médecin à l'opéra, est-ce exact ? Qu'ils sont tous partis plus ou moins en zone libre... Pour raisons juives... Ces bruits m'affriolent... ".

  Dans une lettre ultérieure, il précise : " Pour l'O.C. (Opéra Comique) je me suis expliqué de travers. Je serai bien entendu infiniment flatté d'être de l'O.C. Mais tu sais le chant, moi... Je ne suis pas initié. Tandis que je suis féru, ravagé par la danse. Alors puisqu'il s'agit de mirages ! Je préfèrerais l'opéra. C'est dans ce sens que je t'écrivais. Et pour que simplement tu tâches de savoir par " ceux " de l'opéra s'ils ont des disponibilités éventuelles - lointaines... Vaguement possibles... A moins que la chose soit simplement comme je le soupçonne tout bonnement réservée aux juifs et aux internes. Dans ce cas il faudrait que je me dispose encore à provoquer l'émeute. C'est bien mon souci... ". Céline obtiendra finalement un poste de médecin-chef au dispensaire de Bezons, comme on sait.

  En vacances, il lui adresse une vue de Saint-Malo : " Te voici aux grandes récoltes certainement ! Pendant que nous folâtrons au bord des océans. Nous irons te voir dans ta Thélème ! Propos plus ambivalent à l'égard de sa secrétaire Marie Canavaggia : " Admirable mais imbaisable (...) - donc platonique et hystérique - et Corse. Jalouse de Lucette à en crever... ". Evoquant son séjour à Sigmaringen, il précise qu'il n'y a trouvé " que trois véritables patriotes : Laval que je n'aime pas, le docteur Jacquot et moi-même - patriotes absolus déroulédiens fourvoyés - trompés. ". Tout serait à citer. Une correspondance assurément passionnante qui fera un jour, espérons-le, l'objet d'une publication. "
  (Marc Laudelout, le Bulletin célinien n° 331, juin 2011).

 

 

 

 

 

 

  Georges GEOFFROY.

 Fin 1914, j'étais affecté au 2e Bureau de la 8e Année à Roussbrugge, dans les Flandres. Début 1915, je fus envoyé à Folkestone puis à Londres, où je me retrouvai attaché au Bureau des passeports.
 C'est là, quelques temps plus tard, que je vis arriver Louis Destouches avec sa " batterie de cuisine " (Destouches dixit) : Médaille militaire et Croix de guerre. Nous avons
tout de suite sympathisé et, comme il ne savait pas où habiter, je lui proposai de partager ma chambre meublée au 71, Gower Street dont le loyer était quelque peu trop lourd pour moi. Il accepta. Nous avons ainsi vécu ensemble pendant des mois, sans presque nous quitter. Après notre travail, nous sortions dans Londres, assez souvent dans le quartier de Soho et, comme nous avions des appétits féminins, nous avons connu pas mal de filles, tant Anglaises que Françaises ou autres.
   Il faut dire qu'au Bureau des passeports, nous étions chargés de donner le visa d'entrée en France ou le refuser. Dans les cas douteux, nous en référions à nos chefs directs. Nous avions ainsi l'occasion de voir - à côté de gens très bien - beaucoup d'individus bizarres et douteux qui enchantaient Louis Destouches, lequel aimait beaucoup observer les gens, faire leur connaissance pour les écouter parler et les étudier.

   Certains soirs, nous fréquentions le milieu, le " milieu français " bien entendu. Ou bien Louis m'entraînait au music-hall (la batterie de cuisine suffisait pour entrer gratuitement), ou à des spectacles de ballets. Nous connaissions bien Alice Delysia et, personnellement, j'avais retrouvé un camarade Aimé Simon-Gérard qui jouait alors au Palace et qui nous présenta à des femmes de théâtre. Louis raffolait des danseuses. Il avait une passion pour la danse. Notre vie était à la fois simple et mouvementée, avec des rencontres étranges comme celle, par exemple de Mata-Hari qui nous invitait à dîner au Savoy où elle résidait. Nous avions des instructions de lui accorder son visa mais, toutefois, en la faisant lanterner un certain temps. Nous ne savions pas très bien ce qui l'attendait en France, nous en avions toutefois une vague idée. Certains jours nous avions de l'argent, d'autres jours nous étions totalement fauchés ! Les choses s'arrangeaient toujours à Soho. Les maquereaux français et leurs protégés étaient gentils pour nous, toujours prêts à nous offrir à dîner.

  Durant toute cette période, jamais Louis ne m'a parlé d'écrire et je ne l'ai vu prendre aucune note. Seulement, il lisait beaucoup et me réveillait souvent à 6 heures quand il ouvrait la lumière pour achever un bouquin, en général de la philosophie ou de l'histoire. Il me lisait alors à haute voix des passages de Hegel, Fichte, Nietzsche, Schopenhauer. Cela dura des mois, puis un beau jour, il fut réformé, vers fin 1915 je crois, et il quitta Londres. Je crois qu'il partit pour l'Afrique. De mon côté, en 1917, je partis en Amérique attaché à la Mission Tardieu et ne revins en France qu'en 1919.
  Et, si en 1932, je n'avais pas lu l'article de Léon Daudet dans l'Action Française au sujet du Goncourt concernant le Voyage au bout de la nuit, j'aurais perdu peut-être sa trace. Il se trouve que je connaissais un certain Bernard Steele, Américain, qui ne connaissait rien à l'édition, mais qui avait de l'argent et était associé dans l'affaire " Denoël et Steele ". Je lui téléphonai aussitôt et lui dis : " C'est bien toi le co-éditeur de Céline Destouches ? " Je ne pus continuer, il m'interrompait à son tour : " Je te le passe, il est à côté de moi. " " C'est toi, grande vache ! " me dit Céline. Nous renouâmes chez Weber. Ce n'était plus le trouffion Destouches, mais il n'avait pas changé, toujours curieux de tout, brillant, et pas du tout saoulé par son succès. Nous nous sommes alors revus à partir de ce moment assez régulièrement soit rue Girardon avec Lucette, ou chez Gen-Paul, avenue Junot.

  En 1943, nous eûmes notre dernière longue réunion. Céline, Lucette et Gen-Paul sont venus déjeuner chez moi le jour de Noël. Il était heureux, détendu, charmant. Il venait de refuser vertement aux Allemands de participer à la création d'un journal antisémite. Quand il parlait politique Céline était comme un prophète, cent pieds au-dessus des évènements véritables, ou du monde. Soudainement, il me dit : " Tu sais mon petit vieux, aussi longtemps que les Boches seront assez cons pour se faire tuer à l'est, ça ira. Mais le jour où ils décrocheront, alors les Asiates arriveront à Paris et ce sera effroyable (il appelait les Russes " les Asiates ") " Ceci laisse supposer que Céline ne croyait pas au débarquement des Anglo-américains ? Je lui répondis calmement : " Louis, les Anglo-américains, sois tranquille, seront à Paris bien avant les Asiates. " Et j'y croyais d'autant plus que j'étais américanophile-anglophile.

  Il venait aussi assez souvent, durant l'Occupation, me voir au Bureau, rue Danielle-Casanova, j'ai l'impression que c'était hier : il avait sa peau de mouton et ses lunettes de moto pendantes. Un matin, le débarquement avait eu lieu : " Je t'apporte le bracelet de Lucette à réparer, il me le faut demain matin, nous partons à Saint-Malo. " J'ai dit : " Oui, mais Louis, est-ce que tu me prends pour un imbécile ? " Il n'a pas répondu et paraissait angoissé. Je lui conseillai de partir en Espagne. Il partit où, je n'en savais rien.
   Plus tard, je recevais de temps à autre une lettre de Copenhague et une correspondance s'établit entre nous. Ses lettres étaient empreintes d'une grande tristesse. Les Danois l'avaient foutu en prison et, sans accepter de l'extrader lui avaient interdit d'exercer la médecine. Interdit aussi à Lucette de donner des leçons de danse. Un beau jour, sur la réception d'une lettre encore plus cafardeuse, je pris l'avion et suis allé passer quelques jours avec eux à Copenhague.
  Céline, pour moi, c'était un homme du Moyen Age ou de la Renaissance revenu sur terre qui supportait mal le XXe siècle. C'était un grand et sacré bonhomme.
 (Georges Geoffroy, Céline, L'Herne, 2007, p.165).

 

 

 

 

 

 

  Sergine LE BANNIER.

 La dame exquise de soixante-dix-huit ans qui nous reçoit dans son appartement chic de l'ouest parisien, a connu Céline il y a ... soixante-dix ans. Elle était encore une enfant. Cela se passait à Saint-Malo. C'était le Céline d'avant-guerre. Un Céline breton. Un Céline heureux...
 
 
" Ma mère, Maria Le Bannier, était une grande amie du beau-père de Céline, le professeur Follet. C'est ainsi qu'elle a rencontré Louis et ils sont restés liés, même après son divorce d'avec Edith Follet. Céline venait régulièrement nous rendre visite à Saint-Malo, dans l'appartement, surplombant l'ancien hôtel Franklin, que ma mère avait acquis en 1931. Nous avions une immense terrasse face à la mer. Au début, Céline venait à moto. Ma mère se souvenait de lui, en costume blanc impeccable, farfouillant dans le cambouis de son engin... Il s'amusait aussi à utiliser mon tricycle sur la terrasse.

  Mes premiers vrais souvenirs remontent à 1935. J'avais six ans. J'étais frappée par cet homme qui savait parler aux enfants et portait des ficelles en guise de lacets à ses chaussures. Je me souviens que la chaîne de sa montre était aussi une ficelle, tout comme la laisse de son chat. Il était très " ficelle ". Il détonnait dans mon milieu. Par exemple, il m'asseyait sur lui à califourchon et nous faisions des concours de crachats ! Un jour de grande chaleur, j'avais été renvoyée de ma pension catholique car j'avais osé porter une robe à manches courtes. Quand il a entendu cela, scandalisé par ces règles désuètes, il a engueulé ma mère. Du coup grâce à lui, j'ai fait ma scolarité dans le public...                                                                                                                                             Casino de St Malo devant le Franklin.
  Au début, il habitait chez nous. Il s'installait dans la chambre du bout, pour pouvoir travailler dans le calme. Il ne fallait pas le déranger. Je crois que c'est là qu'il a écrit une partie de Mort à crédit. Par la suite, avec Lucette, ils ont loué un appartement au troisième étage, sur le côté de l'immeuble, avec vue directe sur le casino municipal, une très belle construction en bois.

  Avec Lucette nous nagions tous les jours. Louis venait rarement avec nous. Quand il sortait, c'était plutôt pour rejoindre l'Enez Glaz, le bateau de son ami peintre, Henri Mahé. Ils faisaient un peu de cabotage ensemble. Ensuite, tout le monde se retrouvait chez les sœurs Le Coz, qui tenaient une crêperie. Le Corps de garde, sur les remparts. Maguy, l'épouse de Mahé, jouait de l'accordéon. Ils prenaient tous de l'alcool, sauf Céline, qui ne buvait que de l'eau. Mais il était heureux dans cette ambiance. Louis était aussi lié à un étrange personnage, Théophile Briant, poète breton, fondateur du journal Le Goéland, qui habitait la Tour du Vent, du côté de Paramé. Ils se voyaient souvent. Céline adorait la mer, le mouvement des bateaux, des remorqueurs. Il aimait profondément la Bretagne. "

  C'est d'ailleurs au souvenir de ces jours heureux à Saint-Malo qu'il se raccrochera, plus tard, au fond de son cachot, au Danemark. Il y a toujours eu chez Céline - qui se considérait avant tout comme un représentant de la " race celte " - le rêve impossible d'une vie paisible en Bretagne. Un rêve de médecin généraliste qui regarderait passer les voiliers à l'horizon entre deux consultations. " Cette Bretagne est pays divin. Je veux finir là, auprès de mes dernières artères, après avoir soufflé dans tous les binious du monde ", écrira-t-il, mélancolique, à son ami Henri Mahé.
  Dans Féerie pour une autre fois, il évoquera avec tendresse ses séjours malouins chez la mère de Sergine Le Bannier, " ma vieille pote, Mlle Marie " : " Ah j'étais content
de mon local... on parle de demeures... en véritable lanterne ! Je voyais toute l'arrivée aux Portes ! [...] ça c'est miracle !... A l'envoûtement de la baie d'émeraude personne n'échappe... souveraine ivresse ! Climat ! Coloris !... violence de la mer ! " Et ailleurs : " Je suis aux souvenirs vous me pardonnerez... C'était des heures en somme heureuses... "

  L'écrivain a aussi donné une description saisissante de l'ancien casino municipal - qui n'a rien à voir avec l'horrible bâtiment d'aujourd'hui - sur lequel son appartement plongeait : " Casino carabosse tout bosses ! Mammouth, Popotame, l'aimable éternel que je l'aime ! [...] Temple asiate, marmorique, berbère, laid, pas laid, biscornu ! "
  Mais comme toujours avec l'auteur de Bagatelles pour un massacre, le bonheur ne dure pas. Car c'est aussi en Bretagne qu'il écrira une partie de ses pamphlets et se liera avec un autonomiste breton proche des Allemands, Olier Mordrel. Il y viendra pendant la guerre, pour échapper au rationnement parisien, grâce à des autorisations délivrées par l'Occupant, ce qui lui sera plus tard reproché par L'Humanité... Son ami Théophile Briant se souviendra de ses fiévreuses tirades antibolchéviques et antibourgeoises. Plus tard, forçant le trait, Céline prétendra d'ailleurs que le terrible bombardement de Saint-Malo le visait, lui, personnellement : " Mais moi ? Moi ? Moi ? C'est par ma faute que
Saint-Malo a été réduit en bouillie ! C'est moi et moi seul que les avions de la RAF visaient et cherchaient à Saint-Malo ! "
  Malgré ses rêves celtiques, on le sait, Céline ne finira jamais ses jours en Bretagne, mais à Meudon, département de la Seine-et-Oise. Sergine Le Bannier le retrouvera là-bas, beaucoup plus tard.
         
Sur le tricycle de Sergine.

 " C'était en 1960. Je suis allée le voir avec ma mère. Je me souviens y avoir croisé Arletty. Il était très heureux de nous retrouver et nous avons évoqué le bon vieux temps. Mais ce n'était plus le Céline de mon enfance. Il était très affaibli, malade. "
  Après une longue éclipse, Sergine a repris le chemin de Meudon à la fin des années 1970, devenant l'une des plus proches amies de Lucette. Depuis, il n'est guère de semaine sans qu'elle monte lui rendre visite, route des Gardes, loin, très loin des remparts de Saint-Malo...
  (D. Alliot et J. Dupuis, Lire, H.S. n°7, juin 2008).

 

 

 

 

 

 

   Henri MAHÉ.

 " Un homme jeune que c'était, le patron, un fantaisiste. Il aimait les bateaux qu'il nous a expliqué encore... (...) Le patron de la péniche, je l'ai examiné de plus près, il devait bien avoir dans la trentaine, avec des beaux cheveux bruns poétiques. (...) C'était un artiste le patron, beau sexe, beaux cheveux, belles rentes, tout ce qu'il faut pour être heureux ; de l'accordéon par là-dessus, des amis, des rêveries sur le bateau... "
 Quand le docteur Destouches écrit ces lignes dans Voyage au bout de la nuit, dans la séquence consacrée à Saint-Jean, aux environs de Toulouse, il évoque le peintre Henri MAHE, dont il a fait la connaissance en septembre 1929, sur une péniche, La Malamoa, amarrée à Croissy-sur-Seine. Né à Paris en 1907, maniant l'argot de la Mouff', après un stage à la comptabilité des Galeries Lafayette, Henri MAHE avait suivi les cours des Beaux-arts et s'était marié avec une pianiste. Ses camarades d'atelier n'oublieront jamais ses réparties truculentes et son vocabulaire imagé.

  Dès 1926, il expose au Salon d'Automne le portrait du marquis d'Arcanges, illustre un roman d'André Doderet, grand ami de Giraudoux et de Morand, expose à la galerie de Marie-Paule Lapauze, épouse de Pomaret, le futur ministre. Une carrière de peintre mondain s'ouvre à lui. Artistes et bourgeois, célébrités défilent sur La Malamoa, respirer l'air de la bohème, écouter le peintre.
 Mais MAHE préfère déjà fréquenter les cirques, saisir sur le vif les Fratellini ou le clown Beby. Et deux évènements vont décider de son avenir. Maurice Dufrène, rénovateur de l'art décoratif, propose à MAHE d'exécuter des fresques dans une maison close : le 31, Cité d'Antin. Puis Germaine Constans et Aimée Barancy emmènent sur la péniche un médecin curieux, le docteur Destouches. Malgré leur différence d'âge - l'un avait 22 ans et l'autre 35 - " il fallait qu'ils se rencontrent ". Des passions en commun : Villon et Bruant, les bateaux, les chansons de marins, les récits de corsaires, les perfections physiques, l'apesanteur des acrobates, la rêverie bretonne...

 " Notre première rencontre ? De sa voix graillonnante : " L'Art aux chiottes !... les artistes, c'est des révolutions en puissance... (...) Des roses au cimetière, à quoi ça sert ? à la branlette de l'asticot ! " (...) Tous les jours nous déjeunions ensemble, soit au claque avec les filles, soit... au Café de la paix ! (...) Nous dînions tous les soirs chez Manière, rue Caulincourt, avec le précieux Giraudoux... (...) Quand Abel Gance nous rencontrait, il ne manquait jamais de dire : " Tiens ! voilà Verlaine et Rimbaud ! " Te casse pas la tête, les gens n'entravaient rien à notre délire... On pouvait prendre comme sujet un petit pois, " c'est un légume bien tendre ", et rouler pendant une heure sur ses propriétés gastronomiques, sensuelles, politiques et philosophiques... l'auditoire n'aurait pu placer un blady mot... souriant à retardement à notre musique abstraite... " (Extaits de lettres à Eric Mazet).

  Une amitié s'instaure donc. Elle allait durer vingt ans, prenant parfois l'aspect de commediadell'arte, mais jamais défaillante. MAHE décore de fresques le cinéma Rex en 1932, le Balajo en 1936, le Moulin Rouge en 1951, ces temples parisiens, s'achète un bateau, L'Enez Glaz, sillonne les mers en Bretagne, reçoit le prix Blumenthal de décoration en 1934, fait les décors de quatre films d'Abel Gance entre 1938 et 1942, écrit un roman sur le Milieu (resté inédit), met au point le " Simplifilm ", un procédé de trucage cinématographique, dirige Blondine, son propre film, en 1944, est exclu des studios Saint-Maurice à cause de son amitié pour Céline, divorce et se remarie, revient à la peinture de chevalet en 1945, mais refuse de passer par les galeries. " Grosses bataille, petit butin... ", comme le chantait Céline.

 En 1949, comme peu d'amis fidèles, MAHE se rend au Danemark, à la demande de Céline, esquisse son portrait, essaie de lui rallier des partisans. A Paul Marteau, en juillet 1949, Céline recommande MAHE en ces termes : " Je viens de recevoir la visite ici, d'un admirable ami et admirable peintre - Henri Mahé - français, breton et parisien. (...) Vous l'aimerez tout de suite, j'en suis persuadé : un artiste et un cœur généreux. "
   La brouille intervient en 1950, quand Céline lit dans Crippled Giant de Milton Hindus que MAHE a dit à l'universitaire américain : " Oh ! vous savez, Céline est un peu menteur ! " Les deux amis ne se reverront qu'une fois à Meudon en 1951 et la visite se soldera par un échec, MAHE s'adressant au vaillant Céline d'autrefois, et Céline endossant son rôle de vaincu, ayant connu la prison et l'exil.

  Quand je connus Henri MAHE en 1956, il disait toujours " mon ami Céline ", sans se soucier des opinions du visiteur, qu'il fut le colonel Rémy ou Rémy Cooper, l'un des fondateurs d'Israël. La guerre, les mariages et divorces, avaient fait s'éclater la joyeuse bande de La Malamoa et de L'Enez Glaz, mais certains fidèles fréquentaient encore l'atelier du 31, rue Greuze, pour se griser du verbe de MAHE. Je ne fus pas le seul, vers 1966, à dire à MAHE : " Toi qui a connu le monde des cirques, des bordels, du Milieu, du cinéma, des acteurs, des marins, tu devrais écrire tes mémoires, et parler de Céline ! "
  De son côté, le colonel Camus lui écrivait : " Vous avez connu des drôles de gens, des drôles de vies... l'époque des bateaux sur la Seine... (...) Et ces étonnants personnages : Céline, Cotton, Paulette. (...) C'est loin, le déluge ! hier pourtant... (...) Mahé est toujours Mahé. Un Viking... (...) Camaret, que de souvenirs ! Vous les conterez un jour, dans un chapitre, " A bord de L'Enez Glaz ". (...) Cher Enez Glaz ! c'était notre enfant. Il faut nous conter son histoire. Bientôt il sera trop tard. Plus de témoin... (...) Votre lettre. Annoncée. (...) Magnifique la lettre. Superbe de ton, d'allure. Mahé vivant ! On croit l'entendre. Le langage parlé passe dans l'écriture. Ainsi voulait Céline. Il l'a fait. Fallait le faire. Révolution ! (...) Génie ! Il faut le redire. Céline seul est grand. Il a transposé. C'est son talent. Quel talent. Et son travail. Quel travail ! De la dentelle... Il a filé le son... de la musique. Et quelle musique ! " Du Bach lancinant et subtil... " dixit Mahé. Bien vu, bien dit. Et de la Poésie ! Faut la voir aussi. Plaignons qui ne la pas vue, sentie. Mais quel boulot, exténuant ! Il a trimé, ramé sans cesse. Forçat ! Travail en finesse... Sa mère était dentellière. Et son travail en force. La rame du galérien. Il s'y est épuisé. (...) Ce Titan était un patient, minutieux orfèvre. (...) Mais il y eut un temps où pour se recharger, il descendait " au bateau " écouter Mahé. C'était le temps des grandes gueules. Il en est demeuré des échos. Très mystérieux pourtant, déjà, ce curieux Dr Destouches qui rentrait vite en son " guignol " pour transposer. Je crois qu'il faut lui garder son mystère. Sa grandeur est au-delà des péripéties de sa vie mouvementée. Il en a dit ce qu'il voulait dire. Il a brouillé les pistes. Tout grand écrivain est un grand menteur... " (Extraits de lettres de Clément Camus à Henri Mahé.)

  En écho à une centaine de lettres que Céline lui avait adressées, MAHE entreprit donc la rédaction de ses mémoires. Ainsi prit forme La Brinquebale avec Céline. Peu de livres alors étaient consacrés à Céline. Les études de Vandromme, d'Hanrez et de Nicole Debrie étudiaient plus l'art poétique de Céline que sa biographie. L'édition des romans en Pléiade apportait quelques références ainsi que les deux numéros de la revue L'Herne. Mais pas de biographie véritable. Quelle vie pourtant ! Et malgré les transpositions, à la source des œuvres. Mais qui était Céline, masques ôtés, le docteur Destouches ? Hors théâtre, dans la vie ? Seuls les souvenirs et les lettres guidaient MAHE dans sa rédaction. La Brinquebale avec Céline parut en 1969. La signature eut lieu au Moulin Rouge. Pascal Pia et Paul Chambrillon saluèrent l'ouvrage qui révélait un Céline méconnu : plus cultivé, amusant, attentif, bretonnant, solitaire, qu'on ne le disait souvent. On en redemandait. Les souvenirs et les lettres s'arrêtaient au départ de Céline vers le Danemark.

  Parti peindre au Mexique des fresques en hommage à Lautrec, puis installé à New York, tout en dédiant une toile à Don Quichotte, MAHE travaillait à la suite, sur la correspondance du Danemark, une quarantaine de lettres, ébauchant le portrait d'un Céline mystique et sceptique, interrogeant les mystères de la création , menacé dans sa vie par les victimes de sa révolte, effrayé par l'agressivité de l'homme, ses mensonges, son orgueil, son penchant destructeur... D'où le titre choisi pour le second volume : La Genèse avec Céline. Mais la faucheuse rompit les amarres. " Les cimetières sont pleins de rêves inachevés. " MAHE s'embarqua au long cours, le 20 juin 1975, sur le trois mâts de ses rêves.
 Depuis 1969, La Brinquebale était un navire-fantôme, et La Genèse était restée à quai. Les voici réunies, illustrées, annotées, pour un départ nouveau, " chacun goualant dans sa mâture ! "  

  (Eric Mazet, Une amitié, Henri Mahé, Louis-Ferdinand Céline, Magazine des Livres - n° 30 - mai 2011, Le Petit Célinien, 24 avril 2011).

  

 

 

 

 

 

   Pierre  MONNIER.

 Comme Galtier-Boissière avec son " Crapouillot ", Paul Lévy ramena de sa guerre en 1918 un titre emprunté au vocabulaire combattant. " Aux écoutes " fut un hebdomadaire vivant, bourré d'échos et d'anecdotes.

   Paul Lévy, patron de presse bien installé dans l'information, la controverse et la polémique, était aussi l'auteur d'une demi-douzaine de livres tous édités chez Grasset.

   C'est à l'un de mes avatars que je dois de l'avoir rencontré. J'étais dans la peau d'un dessinateur de presse comme me l'avait suggéré mon vieil ami Chaval un jour que j'étais particulièrement famélique... " Tu pourrais peut-être essayer de gagner ton boeuf dans les journaux puisque, les mains dans le dos, tu es capable de dessiner un Jacques Duclos ". Je m'étais alors joint à la petite troupe des dessinateurs qui, le carton à dessins sous le bras, stationnait tous les lundis matins dans la salle d'attente de " Aux écoutes ".

   Dès son arrivée, petit, vivace, incroyablement typé, le visage rond qu'animaient des yeux comme des grains d'anthracite et pétillants, Paul Lévy nous saluait en enlevant son chapeau d'un geste large. La secrétaire venait ensuite recueillir nos dessins qu'elle allait soumettre au patron. De retour un quart d'heure plus tard, elle nous informait : " Voici ceux que monsieur Lévy a retenus ". Nous passions à la caisse où nous étions payés, avant publication, ce qui était une pratique rarissime.

   Le respect coloré de sympathie que m'inspirait ce patron (de qui dépendait l'essentiel de mon gagne-pain) est le moteur d'une démarche que je vais dire... J'avais quelques jours plus tôt, rendu visite en son exil à Louis-Ferdinand Céline dont les conditions d'existence au Danemark étaient, comme il le disait lui-même, plutôt " blèches ". Sorti de prison et dans l'attente de son procès en France, il était sans ressources puisque l'édition de ses livres était interrompue sine die. C'est alors que me vint une idée qui aurait pu se révéler comme un témoignage d'inconscience. Nous sommes en 1948, à l'époque des rancoeurs, des indignations, des injustices délibérées, de tout ce reliquat d'horreurs qui suivit la Libération. Céline est poursuivi par la haine et la calomnie. Paul Lévy, lui, grand patron de presse, est juif. Il a souffert pendant quatre années d'errance, comme il l'a raconté dans son " Journal d'un exilé ". Je lui demande une audience et il me reçoit sans attendre. Il est assis derrière son bureau, il m'écoute.

    Je lui raconte que Céline est dans une situation désolante. Après avoir refusé son extradition, le gouvernement danois l'a emprisonné pendant dix-huit mois. Il est aujourd'hui malade et réfugié dans une chaumière qu'il chauffe avec de la tourbe... Je m'arrête et Paul Lévy reste un instant silencieux... " Comment, dit-il enfin, peut-on faire tant de mal à cet homme ! Cet immense écrivain qui a le droit de tout dire ! Faites tous les échos que vous voudrez dans " Aux écoutes " et dites à Céline que je mets cent mille francs à sa disposition. "

   Céline, bien sûr, n'accepta pas l'argent, mais il fut ému par tant de courage et d'amitié : " Ce Lévy a plus d'honnêteté que les Aryens habituels, laquais et donneurs par destination. " Céline parlera plusieurs fois de ce qui le rapprochait de Paul Lévy : le privilège de l'âge, hélas... et le souvenir tragique de la guerre qu'ils n'auraient jamais voulu revoir.

   Il est peu de dire que Paul Lévy provoqua la colère jusque dans son entourage. Il dut faire face à l'insulte et au délire résistantialiste de ceux pour lesquels il n'est de raison d'être que dans la haine de l'autre. Il se dit jusqu'au bout l'ami de l'écrivain qu'il refusait de maudire. Il est des traits qui expliquent cette étonnante fraternité. L'un et l'autre avaient en commun des goûts et des répugnances...

   Céline avait écrit : " C'est pas mon genre l'hallali, j'ai pas beaucoup l'habitude d'agresser les faibles, les déchus... " Et Paul Lévy de manifester son dégoût : " Leurs prosternements devant les maîtres du jour, leur empressement à leur offrir les têtes qu'hier encore ils adulaient... et notre main se dessécherait plutôt que d'écrire, en ce moment, les noms de ceux que tous leurs valets d'hier prononcent et huent !... "

  Ce refus de piétiner l'adversaire abattu suffit à unir Céline et Paul Lévy. Les êtres les plus éloignés se reconnaissent à l'expression de réflexes identiques.
  (La France, 20-26 novembre 1991, BC n°129
).    

 

 

 

 

 

    Roger  NIMIER.

  En 1956, lecteur perspicace, il discerne tout de suite la pièce contenue dans Entretiens avec le Professeur Y. L'avenir ne lui donnera pas tort puisque ce livre fera l'objet d'une remarquable adaptation théâtrale due à Jean Rougerie et qui connaîtra le succès que l'on sait
  La nouveauté de Céline, NIMIER est alors un des seuls à la détecter avec cette intelligence critique et ce bonheur d'écriture. Cet article, paru dans Le Bulletin de Paris, n'a pas pris une ride et méritait bien l'appréciation flatteuse de Céline soi-même : " Voici un article joliment admirable... enfin un connaisseur !... il faut un sacré don , une intuition bien singulière pour évaluer si justement ces petits riens qui font une trame tout de même... oh ! c'est du divin !

 Céline vient d'écrire sa première pièce de théâtre - au moins la première qui réponde à son génie. Cette fois-ci l'unité d'action est trouvée et un argument très simple soutient une nécessité très évidente. L'argument est une interview, proposée à Céline par son éditeur, pour assurer la vente de ses livres. La nécessité était sans doute de proclamer un art poétique, par le biais de la comédie. Les personnages sont classiques. C'est d'abord le héros, qui s'appelait Bardamu dans Voyage au bout de la nuit et qui s'appelle toujours Ferdinand. C'est ensuite son interlocuteur, mélange de confident, de juge et d'intellectuel - ce qui fait une économie d'acteurs. Enfin vient le chœur de l'opinion publique et deux personnages plus lointains (ainsi du Roi et de l'Eglise chez Molière), mais qui portent des manteaux blancs, bordés d'un filet rouge et noir : Gaston Gallimard, la Nouvelle Revue Française.

    UN PETIT INVENTEUR

 On peut s'étonner de voir l'écrivain le plus libre de ce temps entrer dans les querelles de métier, les détails de l'édition, même s'il le fait sous la forme d'une satire. L'idée des grands sujets nous hante encore. A Jupiter rencontrant un titan sur sa route, à l'aventurier moderne perdant ses cheveux parce que le destin le guette, nous serions bien prêts de donner Bardamu pour héritier.
  Nous éviterons cette erreur si nous lisons dans les Entretiens, en réponse à cette question : " Qu'avez-vous fait d'admirable ? " le récit d'un épisode de guerre de 1939 - où Céline servait comme médecin militaire de la marine : " - devant Gibraltar ! - nous coulâmes un petit anglais, l'aviso " Kingston-Cornelian "... Nous le fîmes couler corps et biens... Nous à vingt et deux nœuds ! Pensez ! 11.000 tonnes ! Il n'a pas fait ouf ! On était gros, il était petit. Il n'a pas eu le temps ! "
  Voilà l'alexandrin à retenir : " On était gros, il était petit, il a pas eu le temps. " Il nous explique, à sa façon, que Céline puisse passer de l'Afrique à la butte Montmartre, d'une nuit de bombardement à la rue Sébastien-Bottin le jour où Gaston Gallimard jette les diamants et les chèques par la fenêtre - sans perdre son pouvoir visionnaire ni sa force dialectique.

  Il se prétend un petit inventeur, mais le seul du siècle. Il montre comment les peintres impressionnistes pour réagir devant l'invention de la photo, ont été forcés d'inventer leur art, et d'animer l'image en la déformant. Après le cinéma, le roman meurt si l'on n'y introduit pas un mouvement intérieur plus fort que l'image ce qui est possible car la photo est frigide comme le cinéma. C'est ce qu'a fait Céline en créant un style émotif où les points d'exclamation produisent le petit tremblement impressionniste. Quant à l'argot, il n'est qu'un piment, vite fatigant. Le style parlé n'est pas l'argot. Le style émotif n'est pas non plus celui du cœur, toujours prêt aux phrases bien filées.

  Devant cette théorie, le professeur Y ; qui a repris un pseudonyme de la Résistance pour affronter un écrivain aussi mal considéré, perd pied. Il devient fou et il ne reste plus qu'à le coucher sur le carreau de la cour des Editions Gallimard, une gerbe de fleurs entre les bras pour le maître du lieu. Ci-gît le professeur Y, auteur de Les pas sont comptés, l'Etoile mousse, Essai d'introduction à l'œuvre d'Ignace Legrand et de notules sur la pêche concrète du thon, dans la N.N.R.F.

  S'il oubliait sa bêtise, le professeur Y pourrait répondre à Céline qu'il n'est probablement pas un inventeur au sens pratique du mot. La preuve en est qu'on l'imite très mal. L'argot, la violence, la revendication , sont des thèmes qu'on lui a empruntés, mais à en juger par le résultat, on aurait mieux fait de relire Jehan Rictus. La confession lyrique représente un génie littéraire beaucoup plus considérable en Europe et en Amérique. Il y manque presque toujours le réseau ferroviaire - ou métropolitain - de Céline : le système nerveux. Les glandes, les humeurs, l'inconscient, les nuées, l'articulation du pied quand il pense, les gouffres stomacaux, les boutons de fièvre, tout cela a été consciencieusement exploré et tout cela n'a été qu'un grand voyage au pays du coton.

  C'est en quoi Céline est unique, c'est en quoi - pas plus que celle de Proust - son influence n'est facile à digérer. Son rôle est beaucoup plus lointain que celui de son maître, toujours obligé de se justifier, d'enseigner à ses disciples les mérites du demi-tour droite qui mène à l'Académie et du demi-tour gauche qui conduit au Prix Nobel. Il est bien, en effet, le dénonciateur du roman et il a parfaitement réussi sa démonstration : ce roman qui s'est exténué pour devenir plus réaliste, plus intime, plus vraisemblable, n'a réussi qu'à s'aplatir et à s'immobiliser sous quelques aspects, d'intérêt inégal : l'affiche de métro (Visitez l'Italie ou le roman stendhalien. Mangez les bonnes pâtes Lustucru ou le roman humaniste. Allez : ères ou le banc de métro engagé), l'œuvre d'art (nous avons quelques jolis exemples en France), les spécialités pharmaceutiques (le roman pour adolescent, pour jeune ménage, pour indigne national, pour prix littéraire).

    PEGUY EN FUSION

 Comme Lautréamont, Céline excelle dans la morale apocalyptique. (" La pensée humaine est carnassière ". " Le je ne ménage pas son homme ") Comme personne, il possède un génie comique, un génie d'imitation procédant par raccourcis, qui justifie toujours son lyrisme et qui lui sert finalement d'esprit critique - l'esprit critique dont il dénonce souvent les torts.
  Chez lui, les plus grands pamphlétaires sont poussés à leur degré maximum : c'est Péguy en fusion, la blague de Rochefort utilisée sur une catapulte, le sens de la dénomination du meilleur Daudet.
  Ce monde extérieur hargneux, coloré, blessant, c'est de ce monde que Céline a voulu faire sa réalité, l'objet de son voyage. Lui-même, en effet, ne s'y montre pas comme une créature active. Il y souffre, plutôt qu'il ne participe.

  Des dons de moraliste, un moi tolérable sinon effacé, une langue neuve (mais qui sert déjà d'exemple - le goût du français ( " la langue impériale de ce monde : la nôtre !... charabias, les autres, vous m'entendez ?... dialectes bien trop tard venus !... mal sapés, léchés, arlequinades ! rauques ou miaulant à peu près pour rastaquouères ! " - en somme, tout ce que son grand-père, qui était professeur de lettres à Rouen, si je ne me trompe, approuvait chez les classiques. Un classique, un !... la littérature française est servie.
                                                     Roger NIMIER.       
   (BC n°147, décembre 1994).  

 

 

 

 

 

 

    Knud OTTERSTROM.

 Sans Knud Otterstrom, personnage connu des biographes, le destin de Céline au Danemark aurait peut-être été tout autre, puisque c'est lui qui recommanda Céline à l'avocat Mikkelsen.
  Ce fils de pharmacien de Korsor avait lui-même obtenu un doctorat d'université en pharmacie à Paris en 1934. Amateur de peinture, il avait fréquenté l'atelier de Gen
Paul. Il parlait parfaitement le français. En 1938, il s'était marié avec la fille d'un professeur de médecine, mais les femmes n'étant pas sa vocation, il divorça rapidement, et resta célibataire.
   Ami de Mme Lindequist, photographe officiel de la couronne, il rencontra Céline dès 1934 et l'hébergea chez lui quand l'écrivain vint de Londres placer son or à Copenhague. En 1938, Céline lui offrit et lui dédicaça un exemplaire hors commerce de Mort à crédit en le remerciant de son hospitalité. En 1942, Knud Otterstrom reprit la pharmacie paternelle à Korsor.

  Quand Céline arrive au Danemark en 1945, Otterstrom est l'une des premières personnes avec qui il prend contact. Il habitait Korsor mais se rendait souvent à Copenhague, où il logeait chez Ella Johansen ou dans la chambre d'ami de Karen. Il recommande Céline à Mikkelsen, et fait l'éloge de l'écrivain auprès de l'avocat.
  En 1949, sur un exemplaire de Foudres et flèches, Céline écrira l'envoi suivant :

  
 " A Mr Knud Otterstrom, de Korsor, l'un de mes très rares amis du passé qui au cours de ces cinq dernières années tragiques ne m'ait point sali, trahi, renié, volé, outragé de mille façons - tout au contraire s'est   montré toujours admirablement fidèle, bienveillant, courageux, distingué d'âme et de propos. Ce petit ballet écrit en prison danoise hélas ! L F Céline "

  Le 23 août 1949, Daragnès lui remettait cent cinquante mille francs pour Céline. Le 30 août 1950, Céline écrira à Monnier :

   " Notre seul ami à Korsor, le pharmacien Knut, attention un ami de 20 ans (d'il y a vingt ans) ! passe par Paris du 3 au 8... Il va passer chez Almanzor. Il remontera tout le disponible que vous pourriez passer à Almanzor ! Je le préviens. En lui j'ai pleine confiance ".

  De la part de Céline, si méfiant après ses mésaventures, c'était en effet une marque éminente de confiance. Le 10 mars 1951, il passa chez Jules Almansor, qui lui remit encore de l'argent pour l'exilé.
  A Korsor, le souvenir de Knud Otterstrom, qui n'a pas laissé de descendance, s'est effacé : les pharmaciens occupant son officine ignorent même son existence, et, évidemment, tout de Céline.
  (Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Du Lérot, 2004).

 

 

 

 

 

 

    Albert  PARAZ.

   " Quand on lit la correspondance qu'ils ont échangée pendant tout l'exil de Céline, on imagine entre eux une solide amitié et une non moins solide complicité. Pourtant, personne parmi les autres amis de Céline ne connaissaient Paraz. Beaucoup s'en méfiait sans la moindre raison, sans doute avec un peu de jalousie. Le plus curieux est le comportement de Céline... Il semblait à travers ses propos que cette amitié l'ait encombrée... Et pendant son séjour à Menton, il n'a rien fait pour prendre contact avec Paraz qui était à une quarantaine de kilomètres, cloué sur son lit.

   Il m'a semblé que Ferdinand ne croyait pas au merveilleux cadeau que constituait le combat insensé mené par Albert du fond de son sana. Tant de générosité, tant de violence, tant d'imprudences mises au service de sa cause lui paraissaient peut-être suspectes... Il est vrai que certains amis mettaient Céline en garde... Le docteur Camus... et même Daragnès qui m'avait dit... " qui est-ce, ce Paraz ?, et on sentait bien derrière toutes ses remarques... " Il essaie de se faire de la publicité sur le nom de Céline... Il se colle à lui pour vendre ses livres..." Seul Marcel Aymé, qui le connaissait bien, en parlait avec sympathie.

   Moi, j'ai une conviction... Céline avait une certaine réserve à l'égard de ce preux dont l'attitude et les actes étaient sans rapport avec sa propre expérience des hommes. Et là encore, comme toujours, il était " en quart ". Mais il était trop clairvoyant, trop tendre aussi pour ne pas être au fond convaincu de la sincérité de Paraz. Pour ma part, j'accorde à Paraz un total crédit. Il a été le seul écrivain avec Marcel Aymé à prendre des risques pour aider celui qu'il admirait et je ne doute pas de la profondeur des ses sentiments amicaux.

   J'ai tout de suite sympathisé avec Paraz, fraternel, courageux, insolent, et si plein de talent. Enfin, un jour, après mille tentatives, il avait obtenu de ses médecins l'autorisation de venir à Paris. De la maison où nous nous trouvions réunis, nous avons vu Paraz apparaître à la grille de son jardin. Il avançait à très petits pas, appuyé au bras d'une amie. Son visage rayonnait. Il était encore très beau malgré la maladie, et quel sourire de bonheur sur ce visage que la tuberculose n'avait pas réussi à abîmer. Céline aussi paraissait heureux. Ils sont restés ensemble tout l'après-midi, il y a des photos de cette rencontre... Je pense que Paraz connut ce jour-là un de ses plus grands bonheurs. "
   (Pierre Monnier, Ferdinand furieux, 1979). 

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  Belge. J'ai connu Céline en 1934, dans un bistrot rue Lepic. On s'est tout de suite tutoyés avec la même cordialité et le même abandon que maintenant, il anticipait avec une simplicité d'extra-lucide quinze ans d'amitié, je précise qu'il n'avait pas été question de présentations, il me prenait pour un client quelconque qui vient boire son café en vitesse. Plus tard, je lui ai donné le manuscrit de Bitru, il l'a lu et m'a dit : " Va voir le père Denoël, c'est un Belge ! "

   Il me disait c'est un Belge comme il eût dit c'est un faible, ou un demi-fou, ou un faisan, ou un pigeon, quelque chose de tout à fait morphologique et déterminé mais va savoir en quoi ? C'est un des mots de Céline les plus hermétiques, que je n'ai pas encore élucidé mais qui, nonobstant, m'a rendu d'énormes services. Un maître mot, un mot magique : quand j'avais des discussions avec Denoël je me disais : t'en fais pas, c'est un belge !
  (Le Gala des vaches, 1948). 

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 Normance. Louis-Ferdinand Céline vient de publier Normance, le deuxième volume de Féerie pour une autre fois. C'est un livre de grand format qui raconte une nuit dans une maison de Montmartre, pendant un bombardement. C'était une gageure, comme Céline l'écrit, de supprimer toute affabulation et de tenir 375 pages pour ce qui a duré moins longtemps qu'on en met à la lire, surtout pour Céline qui a le génie du scénario.

  Il faut d'abord préciser qu'il est le plus grand écrivain de notre temps. Cela ne peut faire de doute pour personne. Nous ne parlons pas seulement des écrivains français, mais de ceux de tous les pays. Et de même que Céline était trop loin au-dessus du prix Goncourt, de même il n'aura pas le prix Nobel, bien qu'un Mauriac, un Faulkner et un Hemingway ne lui arrivent pas, en montant l'un sur l'autre, à la hauteur de la semelle. Pour n'en pas convenir, ses ennemis en sont réduits à se réfugier dans le silence. Ils croient qu'ils le font exprès. En réalité, ils sont incapables d'en parler, le sujet les dépasse. Féerie est un tel chef d'oeuvre que ceux qui l'ont commenté ont été obligés de sortir de leur médiocrité et de s'élever jusqu'à leur modèle. (Europe Magazine, 24 mars 1955, BC n° 163).

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 Tel qu'il est. Il me semble que je vois Céline tel qu'il est, l'homme montagne, l'auteur géant du Voyage, de Mort à crédit, de Guignol's band. C'est ainsi que je pense à lui, c'est à ces énormes créations, d'envergure rabelaisienne, cette puissance démesurée, ce don de déchaîner le rire, de créer des types, ne disons pas encore immortels, mais qui vivent dans la mémoire depuis 1934, après tout ce qui nous a défilé sous les yeux et sur la tête.
 (Le Gala des vaches, 1948).

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 Casse-pipe. La lecture de Casse-pipe est une révélation avec une puissance de choc comparable à celle de Voyage ou de Mort à crédit. Il devient inexplicable que les gens puissent encore adresser à Céline le reproche de vulgarité ou de recherches des mots grossiers.

   Thérive disait à propos du Gala qu'il faudrait plus tard publier Céline avec un glossaire. C'est probablement vrai dès maintenant car Céline a le génie du mot exact, sans se soucier de sa rareté. Dans Casse-pipe, on sent bien que les pauvres petites agrégées de philosophie Claude-Edmonde Magnésy et Simone de Beauvoir ne peuvent rien comprendre à des expressions comme : " à ma botte 30 dont 15 " ou " à la nigousse ". Elles ne savent même pas ce que c'est qu'un bleu ou passer le falot. (...)

   Comment ne pas sentir la puissance ? Où est le secret ? Pas un mot d'argot, pas un mot cru, pas un mot de trop. Tout est dit. En " rendu émotif ". En condensé terrible. Resserré comme un vers de Villon (...) C'est inimitable et surtout fichtre, ça ne veut rien prouver. Il n'y a pas de philosophie là-derrière. C'est la vie... On comprend que ça fasse grincer des dents à plus d'un...
  (Albert Paraz, 1949). 

 

 

 

 

 

  Serge  PERRAULT.

   Vous savez, je ne suis pas l'avocat de Céline. Il se défend très bien tout seul, ou plutôt c'est son œuvre qui le défend. Il le disait d'ailleurs lui-même : " Tout seul, je suis invincible. " Je souhaiterais seulement le sortir du " politique ", des contingences sociales. Pour moi, Céline, c'est la poésie totale. Cela n'empêche pas qu'il a pu déraper parfois... " Ah ! Céline ! Si vous saviez tout le mal qu'il m'a fait ", disait-il en parlant de lui-même.

(...) C'est ainsi que je me trouve au cours de Blanche d'Alessandri. Je me rends compte que je suis un piètre élève parmi des danseurs accomplis, dont Lucette. C'est là que Céline me voit. Nul doute qu'il ne fut pas ébloui par mes performances de danseur ! il a certainement dû voir aussi que j'étais fragile. C'est la danse classique qui m'a permis de me reconstruire...

   C'est un dimanche matin que Mireille Martine, amie de Lucette, vient lui présenter, ainsi qu'à Céline, son fiancé : moi ! Son amie Florence nous accompagne inoubliable souvenir que cette première rencontre dans l'appartement de la rue Girardon. Céline est heureux, détendu, et souriant. Lucette prépare le thé et offre des petits gâteaux. Il appréciait, je crois, notre compagnie qui le distrayait, ainsi que notre légèreté. Par la suite, tout aussi intimidé, je ferai la connaissance de Gen Paul, de Marcel Aymé et de Robert Le Vigan.

  On a parfois reproché à Céline une certaine dureté. En ce qui me concerne, je me souviens de Louis se rendant dans le Bas-Meudon pour y soigner (gratuitement) des personnes âgées avec beaucoup de tact. Il mettait même un costume pour se rendre chez elles ! Rien à voir avec le clochard dépenaillé qu'on voit sur les photos prises à cette époque. Autre anecdote : lorsqu'il travaillait en dispensaire, il n'hésitait pas, lorsqu'il faisait grand froid, à faire entrer les clochards dans la salle d'attente, et ce, à la fureur du directeur ! Je me souviens, aussi des propos émouvants d'Elizabeth Craig à propos des pauvres qu'il voulait aider et surtout ne pas abandonner.

 (...) Il n'y a pas deux Céline. L'homme et l'œuvre constituent un tout. Je crois que l'œuvre célinienne dérange par son prophétisme. Ainsi, il dénonce, bien avant les écologistes, la pollution des mers. Voyez Scandale aux abysses. Il se fout des politiciens et les juge sans indulgence. Céline est dans la lignée du prophétisme de Michelet : " Je suis né au milieu de la grande révolution territoriale, et j'aurai vu poindre la grande Révolution de l'industrie, " nouvelle reine du monde ", Michelet, comme Céline, voit de plus en plus le raz-de-marée de la matière. Une matière qui, loin de s'unir à l'Esprit, l'anéantit... Souvenons-nous du très jeune Louis, visitant, avec sa grand-mère, l'Exposition de 1900 à Paris, de l'angoisse l'étreignant à la vue des monstrueuses machines qui vont écraser les hommes. " Quand l'homme divinise la matière, il se tue ", dira Céline. Cet aspect visionnaire ne convient pas aux seigneurs de l'industrie qui dominent le monde. Vous connaissez la chanson : " Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté. "

   La vérité du monde, on ne la ressent que dans les grands chefs-d'œuvre picturaux que Céline m'invitait à regarder. Les Bosch, les Breughel, tous ces grands peintres allégoriques : La Nef des fous, La Parabole des aveugles, la folie, la guerre, le démoniaque, avec Le Monde à l'envers et le Ventre-Roi, tout ça me ramène à Céline. Je voudrais souligner aussi l'élan poétique chez Céline. Exilé, il disait : " Loin du français je meurs ", ce qui me fait songer à ce vers de Villon : " Je meurs de soif auprès de la fontaine (...) Dans mon pays suis en terre étrangère. " Il faudrait aussi évoquer sa grande admiration pour Louise Labé, pour le génie de Shakespeare, ce Breton d'Angleterre qui est son frère jumeau. Et son amour de la Danse qu'il a si bien chantée ! Il est proche de Rodin qui déclare : " Quand on taille dans le Rêve, tout est permis. " Tout ça aussi me ramène à Céline... Tout ce qu'expriment les plus grands artistes, on le trouve également dans son œuvre. Ainsi, la parole d'un mystique, Saint-Jean de la Croix : " Que l'âme s'applique à rechercher sans cesse, non pas ce qu'il y a de meilleur dans les choses, mais ce qu'il y a de pire. " C'est à quoi s'applique Céline pour mieux valoriser ce peu de meilleur qu'on trouve dans les hommes. Je songe aussi à Simone Weil, autre grande mystique : " La création : le Bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal. " 

  Céline s'est dit communiste, c'est vrai. Communiste d'âme. C'est une vocation poétique aussi. " Sans poésie, sans ferveur altruiste brûlante, le communisme n'est qu'une farce ", a-t-il écrit. Il a cru au socialisme. " Une armée qui n'apporte pas de révolution avec elle est foutue. " Il a vite compris que les Allemands étaient de gros balourds pangermanistes qui ne voulaient pas du tout d'une révolution esthétique. Céline, moi, je ne le situe pas sur le plan politique. C'est un poète avant tout, et même en politique. Céline s'est mis le monde entier contre lui. Je pense qu'il l'a fait instinctivement. Un ami me disait récemment que Céline, c'est un héros mythologique : Thésée contre le Minotaure. C'est lui-même qui créé un monstre pour exercer son art. Ainsi, se coltine-t-il avec la langue française. Mais ce n'est pas un iconoclaste. Céline avait des goûts assez classiques : le français est sa matière première, celle qu'il va transformer et métamorphoser à l'envi. Lui-même est un écrivain à la fois classique et révolutionnaire.

  Quelques heures avant de disparaître, ayant terminé Rigodon, il dit à Lucette : " Et maintenant, je vais l'écrire, ton livre sur la danse. " Il s'agit d'un hommage à " sa " danseuse et à son professorat. Il connaît les secrets de son enseignement. Je laisse la parole à la petite Carolle : " Lucette ! Les cours !... Par le parfum d'encens qui remplissait la salle, par la musique, les rythmes... par elle, évoluant devant nous quand elle réglait les danses... par la grâce, l'harmonie de ses gestes... par la volupté émanant de tout son être qui vibrait si musicalement..., moi petite fille de huit ans, sans être vraiment consciente, je découvrais la sensualité et la magie du lieu... (...) Plus tard, après des années de danse chez elle, je réalisai pleinement le don magique qu'elle m'avait fait... Lucette était une magicienne. "

  Importante confession de sa jeune élève. Céline a observé par quel travail, par quelle qualité de son enseignement, Lucette " la magicienne " a rendu performant le corps de la petite Carolle : un corps fluide, libéré de tous les blocages, un corps totalement vivant, prêt à se mouvoir, à s'émouvoir dans la danse. Il nous aurait parlé de tout ça dans son bouquin : un poème sublime. Des pages exaltant la magie de la danse classique, de cela je ne doute pas. Je connais suffisamment Céline en ce domaine : " Pas d'idéalisation de la femme sans danse classique ", écrivait-il à Nimier. Son enthousiasme dans Bagatelles pour la jambe de la danseuse classique, sans nier dans son esprit la beauté, la richesse des autres formes de danse... il veut exprimer son goût particulier pour le corps de la " ballerine ". Un corps remodelé par la pratique d'exercices mille et mille fois répétés. Cette jambe, galbée par la danse classique, l'émeut particulièrement... "
  (Rencontre avec Serge Perrault, par Marc Laudelout, BC n°271, janvier 2006).

 

 

 

 

 

 

   ANDRÉ PULICANI

 J'ai fait la connaissance de Céline à Montmartre, dans l'atelier de Gen Paul, peu de temps après la fracassante parution du Voyage. Aucun écrivain, depuis lors, c'est-à-dire depuis plus de trente ans, n'a davantage occupé ma pensée.
  Si nous sommes devenus des amis, attachés l'un à l'autre par une amitié désintéressée et une affectueuse estime, nos premiers contacts ne furent pas faciles. Je crois bien que chez Ferdinand, à peu près tout me heurta lors de nos premières rencontres. Certaines de ses attitudes, certains de ses propos me paraissaient si outranciers que je ne décelai pas tout de suite la profonde, la totale sincérité de l'homme. Je m'élevai même un jour avec vivacité contre ce que je considérais comme des séquelles périmées du trop facile esprit anti-bourgeois des libertaires.  Outrancier à mon tour, j'allai jusqu'à lui dire que, dans une république bien comprise, les gens pernicieux de sa sorte devraient tout bonnement être passés par les armes.

  Avec Céline, de tels propos ne tournaient jamais à la dispute. Il me regarda de son œil pénétrant et malicieux. Ma franchise l'avait touché. Ce fut le commencement d'une amitié qui ne s'est jamais démentie, la plus précieuse parmi celles qui ont enrichi ma vie.
  En écrivant cela, je me sens encore baigné par son profond, par son insondable regard bleu, ce regard extraordinaire qu'on ne pouvait plus oublier quand on l'avait vu une fois. Souvent, près de lui, j'ai pensé à ce propos de Carrel, que je cite de mémoire : " Lorsqu'on a, une fois dans sa vie, rencontré la beauté morale, on ne l'oublie plus jamais. "
  L'honnêteté fondamentale de Céline, sa bonté, sa bonté dépouillée, nue, sa beauté morale enfin, tout cela se lisait dans les eaux calmes et profondes de ses magnifiques yeux bleus, où veillait toujours la lueur pénétrante de sa lumineuse intelligence. Ferdinand n'avait pas " enterré " ma diatribe et, plus tard, quand il m'envoya un exemplaire de Mort à crédit, je pus lire, amusé, une dédicace qui se terminait par ces mots : " Son fusillé affectueux, L.-F. Céline. "

  L'atelier de Gen Paul, le banc Junot : Paradis perdus.
 C'est toujours un régal, régal double d'ailleurs, car Gen Paul donnait parfois son avis, toujours truculent, toujours juste, tantôt à propos d'un mot d'argot, tantôt à propos d'une invective ou d'une expression populaire.
  Beaucoup de gens ont été, comme moi au début, déroutés par le comportement de l'homme et de l'écrivain. Combien, hélas, sont demeurés sur leur première impression. Ils ont " classé " définitivement l'homme de lettres dans la catégorie des forcenés négligeables. J'ai souvent pensé à la parole de Talleyrand : " Tout ce qui est exagéré est insignifiant. " Les boutades, pourtant, ne sont jamais que des boutades.

  C'est en forçant la note, c'est en exagérant superbement que Céline, au contraire, virilisant les mots, fait éclater sa pensée fulgurante.
  " Le docteur Destouches " serait un beau titre de roman et la place qu'y occuperait le médecin ne serait ni médiocre, ni banale. - Le docteur des pauvres était un vrai docteur, non un amateur. - J'ai pénétré dans l'intimité du praticien quand il a soigné mes enfants et, plus tard, au milieu de ses malades, au dispensaire de Clichy... Une patience, une bonté, une gentillesse infinies, jamais découragées. Ceux qui jugent Céline uniquement d'après la véhémence de ses pamphlets ne peuvent imaginer l'homme de qualité, le seigneur qu'il était, parfaitement simple et parfaitement bon.

  A l'époque où les pamphlets de Béraud avaient fait tant de bruit, Céline me demanda, avec un accent de sincérité qui me bouleversa : " Crois-tu que j'atteins à la vigueur d'Henri Béraud ? " Je ne puis m'empêcher de sourire au souvenir de tant de naïve modestie. J'avais toujours aimé Béraud mais pouvait-il être comparé au géant de nos Lettres contemporaines ? La question que me posa Céline ce jour-là me remplit encore aujourd'hui d'une ineffable satisfaction, parce qu'elle est le témoignage de son absolue humilité.

 [...] Il y avait toujours du monde chez Gen Paul. Les habitués dont j'ai gardé le souvenir le plus vif étaient : Marcel Aymé, René Fauchois, Le Vigan, Chervin, André Villebœuf et, quelquefois, le professeur Alex. Ce dernier était d'une éloquence étonnante qui coulait comme un flot régulier, sans remous. L'homme ne trébuchait jamais sur un mot et le mot employé était toujours juste. Un jour qu'il nous faisait, avec son habituelle aisance, une véritable conférence sur le racisme et l'antiracisme, Ferdinand qui, comme nous, l'écoutait sans ennui, l'interrompit pour poser une question, puis il prit la parole. Je devrais plutôt dire qu'il se déchaîna. Ce fut un beau spectacle : Un torrent verbal déferla sur nous tous, nous emportant, nous roulant, eau claire et cailloux mêlés et nous laissant, en fin de course, le souffle coupé, sans réplique et sans que nous ayons eu le temps de reprendre nos esprits.
  Envoûtés, nous étions. C'est dans ces moments-là, comme dans certaines de ses pages écrites, que Ferdinand prenait sa véritable stature : la plus haute.

 Je l'ai constaté vingt fois : quel que fut le groupe où se trouvait Céline, il était vite tout seul. On ne voyait bientôt plus que lui, on n'écoutait plus que lui. Quelquefois Le Vigan nous lisait, de sa voix chaude et sonore, des pages anciennes ou nouvelles. Puis ce fut 1937, la loi rooseveltienne " Cash and carry " qui, passée presque inaperçue, contenait déjà, en puissance, la guerre. Céline le comprit immédiatement.
 1938 - Munich et la terrible prophétie de Céline : " L'Angleterre a composé parce qu'elle n'est pas, psychologiquement et économiquement, prête. Dans un an, vous m'en direz de fraîches nouvelles ! "
 Hélas ! Hélas ! La France se " saoulait à l'eau de la Marne ". Aussi, n'hésita-t-elle pas à donner, avec l'Angleterre, le coup d'envoi qui devait déchaîner le cataclysme tant redouté par Ferdinand, tant dénoncé par lui.

  La guerre était donc là. Je puis affirmer que Céline était bien trop fier, bien trop patriote 1914, pour entrer dans une quelconque collaboration avec les Allemands. Tout ce qu'on a raconté à ce sujet est sottise ou pure méchanceté.
 " C'était sous Blum, disait-il en 1941, qu'il fallait crier " Vive l'Allemagne ", à présent c'est de la table d'hôte. " Céline ne se gênait pas pour dire ce qu'il pensait des Allemands ; il a été un des rares à oser proclamer que l'entrée en guerre de l'Amérique avec la colossale puissance industrielle qu'elle allait jeter dans la balance, sonnait le glas des espérances militaires allemandes.
  Cela n'empêchait pas les crétins de tout poil et, selon son expression " les pauvres d'esprit de Londres à l'abri derrière leurs micros ", de le proclamer collaborateur et de le condamner à mort, armant ainsi le bras d'autres pauvres d'esprit, patriotes à retardement, qui ne pensaient sans nul doute qu'à l'abattre à la première occasion.
  A plusieurs reprises la radio de Londres avait rappelé la sentence de mort prononcée par la Résistance à l'égard de Ferdinand. Je nous vois encore, déjeunant ensemble à la Brasserie Junot. Nous étions au bord de la grande baie vitrée et les passants nous dévisageaient tout à loisir. Nous étions une cible admirable et les assassins n'auraient pas couru de grands risques.

- Pourquoi t'exposer avec lui ? me disaient mes amis.
 Je ne me serais effacé pour rien au monde. Un scrupule, une pudeur m'empêchaient même de le mettre en garde par peur de lui donner des craintes ou de lui faire croire que je ne pensais qu'aux miennes.
  Le péril du moment mis à part, n'avait-il pas été, de tout temps, un Ami dangereux, un Ami compromettant ? Soyez remercié Lucette, vous qui ne l'avait jamais quitté. Je me souviens de cette pauvre cabane des environs de Korsor où j'avais eu la joie de vous revoir tous deux et la tristesse de vous trouver dans un dénuement terrible.
  J'ai été assez heureux, à ce moment, pour trouver le moyen de les faire secourir par des amis danois, suédois et anglais. Pressé par la remise en route de mes affaires, j'avais un peu perdu de vue les recommandations de Ferdinand concernant le remboursement de ce qu'il considérait comme une dette. J'avais laissé traîner les choses. Mon ami me les rappelait avec insistance en me demandant de lui indiquer les adresses qui lui permettraient de s'acquitter progressivement, sur ses droits d'auteur.
 
  Il n'eut de cesse que je lui aie donné satisfaction. Il ne me laissa en paix que lorsque tout fut réglé. Bien des auteurs ont recherché, en vain, la filiation littéraire et spirituelle de Céline.
  Il est seul, tout seul.
  Personne, dans le passé, n'a écrit comme lui.
 Et, contrairement à ce qu'ont prétendu certains, il n'a pu faire école. Il est inimitable. Le génie ne s'hérite ni ne se transmet.
 Faites une expérience : interrompez la lecture du Voyage ou de Mort à crédit et essayez de lire votre romancier préféré. Il vous faudra plusieurs pages de lecture pour vous dégager de l'emprise de Céline.
  Encore ne parviendrez-vous pas, le jour même, à retrouver un peu de saveur et de couleur à votre auteur de prédilection.
 (André Pulicani, Chez Gen Paul à Montmartre, Les Cahiers de L'Herne, 1972, p. 223).

 

 

 

 

 

 

   LUCIEN REBATET.

- Avec tout ce que tu as à dire encore, voyons ! Que personne d'autre que toi ne peut dire !
- Non, non ! Plus rien. Terminé avec la chansonnette ! Retraité ! Voilà. Ce que je veux, c'est une retraite. Quarante, cinquante mille par mois. Je demande pas davantage. La retraite. Je sors pas de là.
   Cette malice ! Il était déjà en train de ahaner sur D'un château l'autre ! Je me gardais bien d'ailleurs de le croire sur parole ; toujours ses prudences, ses lacets. Mais son délabrement physique m'apitoyait terriblement. Le retour du Bas-Meudon fut mélancolique.

  Au printemps suivant, le renouveau de verve D'un château l'autre était une excellente surprise. Rassuré, se sentant toléré, Céline regrimpait la côte, et d'un pas gaillard. Je lui fis un bon papier. Il m'en remercia, le vieux frère, presque hyperboliquement. Il était surtout heureux que je me fusse expliqué franchement sur la campagne écervelée de deux ou trois de mes amis, qui pour trente mots d'une interview dans L'Express, vitupéraient la trahison de Céline. Comme s'il avait été un doctrinaire, comme s'il avait appartenu à un bord quelconque, joué un seul moment les chefs, les entraîneurs. Qu'était-il donc au fait ? Un anarchiste ? Le mot est un truisme bien vulgaire pour ce conservateur, perpétuellement clochard dans sa propre vie, mais imbu d'ordre civique, de santé sociale. Non. Un poète, qui eut la bravoure de prêter sa voix d'Apocalypse à nos plus justes mais nos plus dangereuses colères. Et pour toutes les choses supérieures, un homme de bon sens, ce grand bon sens dont parle Baudelaire, " qui marche devant le sage comme une colonne lumineuse à travers le désert de l'histoire. "

  Nord m'avait enthousiasmé. Le son même des monologues de Sigmaringen. Je me promettais d'aller le lui dire, de semaine en semaine. Et puis Robert Poulet au téléphone : " Bardamu, Céline. Mort, hier. C'est rigoureusement secret. Mais vous, vous avez le droit de le savoir. "
  Le lendemain, presque à la tête de son cercueil posé de guingois, ses canadiennes loqueteuses des exodes et des prisons pendaient encore à une patère.
- Malade comme il était, m'a dit Lucette, et si pressé de finir son livre, il se battait encore pendant une journée entière pour trouver un mot, le mot qu'il voulait.

  Nous n'étions pas trente pour l'accompagner au cimetière. Le curé de la paroisse lui avait refusé son eau bénite. Tous les honneurs ! Il pleuvait. Un enterrement incomparable, celui que méritait Céline. De même qu'un artiste, qu'un voyant de sa taille ne pouvait pas avoir une autre vie dans un temps et un pays prostitués.
  J'ai rencontré, fréquenté depuis trente ans les écrivains par centaines. Je n'en ai connu à ce jour qu'un seul dont je fusse sûr qu'il était génial.
  (Lucien Rebatet, Cahiers de l'Herne, Poche-Club, 1968, p.49).

 

 

 

 

 

 

   POL  VANDROMME.

  L' ARLETTY de CELINE : la femme-fée.

  A l'époque où l'on fusillait le dimanche, les manuscrits de Céline valsaient à la poubelle. Les mains fureteuses qui trifouillaient dans les tiroirs ne s'encombraient d'aucun discernement.

 Tout, tout à l'égout, pour assainir l'atmosphère. Le révérend père, qui en ce temps-là censurait la littérature pour le confort des lecteurs de La Libre Belgique, se réjouissait de cette épuration. Céline pue, répétait-il. Qu'on chasse donc cette puanteur. On la chassait, et le moraliste intégriste s'en trouvait bien.

  Aujourd'hui, quelques pages de Céline valent une fortune. C'est la revanche de la littérature sur le conformisme. A la longue le talent a le dernier mot. Il lui suffit de prendre le mal en patience et d'attendre que la bêtise se lasse.

 De la masse des feuillets jetés au ruisseau, quelques-uns ont été sauvés. Ce n'est hélas ! qu'une très petite part - juste de quoi nous donner une idée des trésors littéraires ainsi engloutis. Lisez le peu qui reste du vaste Casse-pipe : c'est assez pour nourrir votre plaisir (surtout si les gros mots du corps de garde vous enchantent) et aussi votre rage.

 Lorsque le hasard et la conjuration amicale se mettent de la partie, il arrive que des surprises heureuses nous soient réservées. En voici une, on vient de retrouver un scénario que l'on croyait perdu, Arletty, jeune fille dauphinoise, et on nous l'offre sur beau papier, avec un minutieux appareil critique.

Nous ne disons pas que ce bavardage révolutionne la connaissance de Céline. C'est un brouillon, à peine poussé. Mais cette esquisse porte le grand petit rôle que Céline destinait à la comédienne la plus proche de sa manière et de sa nature.

  On ne s'étonnera pas qu'il s'agisse d'un rôle de complicité. L'ironie y a sa place, avec son accent faubourien : le ballet populiste et les pointes de la rigolade du Ferdinand qui met Les Musiciens du ciel à la sauce d'Hôtel du Nord. Une gaîté flotte sur le grotesque. C'est là une façon sûre de titiller Arletty.

  Il y en a une autre, plus personnelle et plus efficace encore : les points de repère sur les paysages de passe. L'Afrique et l'Amérique du Voyage font des signes, et on leur rend tout de suite leur salut. Nous sommes en connaisseurs dans une contrée familière. Un air de rengaine file la romance à Courbevoie. Cette petite musique évangélise le monde à sa façon. Céline sait à qui il parle : à une mémoire et à son cœur fidèle. Il règne sur des mots de ralliement et il renouvelle son pacte d'initiateur avec son initiée. Tel est, en écho, le secret de cette plaquette.

  Arletty a deux voix, et Céline les tente l'une après l'autre. La première vient des berges du canal Saint-Martin ; c'est la misère d'ici avec son éclat de rire, l'élan du titi Prévert dans la brume de Carné : " Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ? " La seconde remonte à l'origine du temps, jusqu'au premier théâtre de plein air avec la foule des mimes, des funambules, des cabotins, des chapardeurs et des escarpes ; c'est le bonheur de là-bas et le songe de la vie, la roucoulade du sorcier Prévert dans le fantastique de Carné : " On m'appelle Garance ". L'enfer au jour le jour ; le paradis à la nuit la nuit : Arletty est partout chez elle, là où le climat tempéré ne bat pas sa mesure.

 Céline a compris qu'elle était la maîtresse de sa danse (aussi bien de sa danse des bouts de phrases que de sa danse de la vie), la femme-fée, la féerie même. La féerie qui fait bondir l'argot et qui le lance à la volée. La féerie qui caresse la peau douce et qui implore comme une grâce le vertige maîtrisé du moi hypersensible. La féerie sédentaire à ras du sol, le bavardage pittoresque, et la féerie vagabonde, pour les itinéraires d'ailleurs, la tendresse au creux de la magie.

  Entre l'Arletty roublarde, qui ricane et qui chantonne en trimardeuse - pute de la verve chansonnière - et l'Arletty, qui enjolive les mots sur le velours de ses lèvres et qui poétise l'artifice-prêtresse du boulevard aboli comme des cieux à venir - Céline ne choisit pas parce qu'il refuse de se priver . Autour d'elle, il organise son ballet de la séduction , en futé, en chercheur d'ondes, en cajoleur de croupes, en orfèvre et en raffiné.
 Celle-là, Ferdinand, elle est pas conne. "
  (Lettres vives, éd. Paul Legrain, 1985).

 

 

 

 

 

 

                                                         

 

                                                                          

 

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